Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La ligne idéale dans « Siegfried » de Jean Giraudoux par Françoise Bombard

Mis en ligne le 1 mai 2023

Le 1er janvier 2022, nous lancions un appel à contributions sur la thématique de la douane en littérature. Vos nombreux retours offrent de belles perspectives pour enrichir le patrimoine culturel douanier. L’étude que nous avons le plaisir de publier et dont nous remercions chaleureusement l’auteure constitue une première pierre sur le cairn, une invitation à nous rejoindre sur les sentiers de la « douane littéraire ».

 

L’équipe de rédaction

 


 

Membre de l’Académie Giraudoux, agrégée honoraire de Lettres modernes, Françoise Bombard est docteur ès Lettres (Les Objets dans le théâtre de Giraudoux, une esthétique du décalage et de la dissonance, thèse publiée en 2013 aux PU de Clermont-Ferrand). Elle a participé à la rédaction du Dictionnaire Giraudoux et donne des articles aux Cahiers Jean Giraudoux. Elle est aussi l’auteur de plusieurs contributions en France et à l’étranger sur A. Bertrand, Brecht, Crommelynck, M. Kacimi, Schéhadé, Vian. Elle s’intéresse également aux relations entre musique, sons et théâtre et aux rapports entre texte et image.

 


 

 

La ligne idéale dans Siegfried de Jean Giraudoux (1)

 

Dans une Allemagne de l’après-guerre assez fantaisiste, Zelten, opposé à la politique de Siegfried, a fait venir deux Français pour résoudre l’énigme de l’identité de ce soldat blessé et amnésique, recueilli par Eva et devenu Conseiller allemand. Il le soupçonne d’être l’écrivain français Jacques Forestier, l’amant de Geneviève disparu au front. Celle-ci le reconnaît. Après l’échec de sa « révolution », Zelten apprend à Siegfried qu’il n’est pas Allemand. Geneviève lui révèle alors qu’il est Français et se nomme Forestier. Les deux femmes s’affrontent pour l’amener à choisir, ce dont il se reconnaît incapable. L’acte IV matérialise par le lieu – une gare frontière – les deux termes du choix que doit faire Siegfried. Les deux généraux ne peuvent convaincre Siegfried de revenir avec eux en Allemagne, vers son destin d’homme d’État. Geneviève évoque alors pour Jacques la France en rappelant leur passé commun, et au moment de quitter l’Allemagne, elle l’appelle pour la première fois par son prénom allemand.

 


 

L’expression « ligne idéale » au sens de séparation entre deux zones est attestée dans un ouvrage régional du XIXe siècle : « Le département des Ardennes n’est pas un département vinicole. Il se trouve en grande partie au-delà de la ligne idéale qui marque la limite de la culture de la vigne en France et qui va de Nantes à Mézières (2)». Dans ce contexte particulier, l’épithète « idéale » signifie « qui n’a qu’une existence intellectuelle, sans pouvoir être perçue par les sens », autrement dit théorique, conceptuelle : en effet, cette « ligne idéale » n’est pas visible sur le terrain, contrairement aux frontières entre pays, inscrites sur des cartes et matérialisées entre autres par des postes de douane.

 

Employé comme synonyme de « frontière », le mot « ligne » appartient au vocabulaire des douanes. Historiquement, la ligne constitue un dispositif douanier de surveillance des marchandises franchissant les frontières, un cordon fiscal constitué de bureaux chargés du dédouanement des marchandises conduites en douane et de brigades chargées d’intercepter celles introduites en contrebande (3). Un lecteur peu familier de l’administration des douanes a la surprise de le voir employé par un personnage épisodique d’une pièce de Giraudoux, le douanier Pietri. L’acte IV de Siegfried se déroule en effet à la gare frontière entre la France et l’Allemagne, comme en témoigne la didascalie liminaire : « Gare frontière, divisée en deux parties par une planche à bagages et un portillon. » (S, p. 60).

 

Nous verrons que ce décor simultané permet à Giraudoux de subtiles variations sur le thème de la frontière, la « ligne idéale » soulignant d’abord les oppositions entre les deux pays qu’il met en valeur de façon concrète et métaphorique à la fois, avant la tentative de synthèse qui résout la déchirure intime du héros.

 

Dans la première scène de l’acte IV, c’est au cours du dialogue entre Robineau (4) et le douanier Pietri qu’apparaît l’expression et sa définition administrative – l’épithète « idéale » est de Giraudoux : « Si vous voulez me faire plaisir, cher Monsieur, ne vous balancez donc pas comme cela sur la ligne idéale. Robineau : Sur la ligne idéale ? Pietri : Expression technique des douanes. Ça désigne la frontière… Vous la voyez bien, cette ligne en jaune qui coupe la salle et se perd dans le buffet et les lavatory (sic), c’est la ligne idéale. » (p. 60-61). La matérialisation de cette ligne l’ancre dans la réalité concrète. Pour faire contrepoids au sérieux, Giraudoux ajoute une note d’humour : « Robineau s’éloignant : C’est dangereux ? » Le douanier vigilant (qualité requise par sa fonction) dénonce alors des comportements qu’il estime malveillants, voire provocateurs ou même illicites : « Je vois que vous ne le faites pas exprès, mais toute la journée une bande de maniaques, sans en avoir l’air, passent leur pied sous le portillon, ou se mettent à cheval sur la ligne. » (p. 61). Cela nous fait sourire, nous qui vivons dans l’Europe de l’après Schengen, mais pour un douanier, quoi de pire que de nier la frontière ? Et d’en profiter pour faire passer en contrebande des marchandises ? À la fin de la scène, le douanier suspicieux interroge son collègue allemand : « Quels sont ces deux hommes en manteau qui font les cent pas sur ton quai ?… Je te préviens que je les fouille… À cause du mois de janvier, tous tes voyageurs m’introduisent des jouets. J’ai pincé, hier encore, sur ta bonne sœur, deux mécanos complets. Je suis sûr qu’ils sont pleins de toupies à vapeur, ces deux individus. » (p. 63). L’ironie giralducienne n’est pas loin. Cet empressement à contrôler tous les voyageurs peut avoir son revers, ainsi, contrairement à un de ses collègues chanceux, Pietri n’a pas obtenu de promotion à cause d’une bévue fort malvenue : « Moi j’ai eu la déveine de trouver deux toises de dentelles dans la valise d’une présidente du Sénat. » (p. 60).

 

La ligne revient dans le dialogue entre les deux douaniers que ne sépare ni la langue ni l’animosité (la pièce est censée se passer des années après la fin de la Première Guerre mondiale) : « Pietri : Guten Tag, Schumann. Schumann : Bonchour, Pietri. ». Mais le Corse (5) pointilleux rappelle un accord – gage de bon voisinage : « Je croyais qu’il était convenu que chacun époussetterait en partant de la ligne idéale vers l’extérieur… Tu pourrais garder ta poussière pour ton pays. » (p. 63).

 

Un objet clé permet le passage d’un pays à l’autre : le portillon dont Pietri est le farouche gardien. « Robineau […] va rapidement vers le buffet allemand où il entre. Pietri : Vous pourriez fermer votre portillon (Il éternue). Les gens ne se rendent pas compte du courant d’air que c’est pour un douanier, un portillon de frontière ouvert ! … » (p. 63). L’humour de Giraudoux transforme une action répréhensive en gag. Dans la scène 5, c’est Siegfried qui « avance machinalement vers le côté français, et traverse sans s’en rendre compte, le portillon », s’attirant les foudres de Pietri « installé derrière le guichet […] : Eh, là-bas ! Siegfried : Vous m’appelez ? Pietri : Qu’est-ce que vous faites là ? Siegfried : Comment là ? Pietri : Qu’est-ce que vous faites en France ? Siegfried : Ah ! en France… Pietri : Vous voyez bien la ligne jaune sous le portillon, c’est la frontière. Siegfried : Je l’ai passée ? Pietri : Oui… Repassez-la. Siegfried : J’entre en France justement. J’ai mes papiers. Pietri : On entre en France à 7 h 34, et il est 7 h 16. » (p. 69-70). La brusquerie aussi peu amène que possible du « Eh, là-bas ! » révèle dans le douanier qui s’était montré volontiers bavard avec Robineau un défenseur de l’ordre. En outre, jouant sur des heures précises à la minute près, Giraudoux se moque des règlements administratifs.

 

On ne saurait pourtant limiter la « ligne idéale » à sa dimension concrète et à sa définition douanière. En effet, dès la didascalie liminaire de l’acte IV, il est clair que cette ligne, en séparant deux espaces et deux pays permet à Giraudoux d’opposer avec humour deux conceptions de la société : « Gare allemande luxueuse et propre comme une banque. Gare française typique, avec un poêle et un guichet de prison. » (p. 60). La confrontation dans un décor simultané d’une option moderne (espace, luxe, propreté) et du repli sur soi dans une image sclérosée (le douanier dans son bureau, isolé à la fois par le guichet et par le journal qu’il lit) est reprise dans le dialogue. D’un côté le calorifère, de l’autre le poêle à charbon : « Robineau : Cela fait deux chauffages dans la même salle. Pietri : Les voyageurs sauront que l’Allemagne a le chauffage central et la France le chauffage individuel. » (p. 61). L’humour cristallise dans deux objets triviaux l’opposition qu’à l’acte III Eva a exprimée autrement (6). Et Giraudoux brocarde au passage l’individualisme français dont Pietri offre un bel échantillon.

 

Bien davantage encore que la valeur métaphorique concernant les deux pays, la ligne a une fonction symbolique pour Siegfried. Pour le héros, la ligne, c’est ce qui sépare son pays d’adoption (Eva ayant fait de ce blessé amnésique un Allemand) de sa patrie originelle (la France de l’écrivain Forestier qu’il était avant la guerre). La ligne est donc la projection dans l’espace du décor de la déchirure intime de Siegfried. Franchir la ligne, serait-ce retourner vers un pays perdu, oublié, renouer avec le passé d’avant-guerre ? La réplique de Siegfried – « Ah ! en France… » – peut se lire comme une plainte voilée ou au contraire comme un appel vers autre chose. Franchir la ligne, c’est dépasser les deux parts irréconciliables incarnées par Geneviève et Eva à l’acte III, c’est tenter de concilier l’inconciliable par-delà les antagonismes meurtriers comme Giraudoux a cru qu’il était possible de le faire dans les années 20 (7). Siegfried n’a-t-il pas dit aux généraux : « Je vivrai, simplement. Siegfried et Forestier vivront côte à côte. […] Il n’est pas de souffrances si contraires, d’expériences si ennemies qu’elles ne puissent se fondre un jour en une seule vie […] Je me refuse à creuser des tranchées à l’intérieur de moi- même. Je ne rentrerai pas en France comme le dernier prisonnier relâché des prisons allemandes, mais comme le premier bénéficiaire d’une science nouvelle, ou d’un cœur nouveau… » (p. 68). Après l’indécision du crépuscule du soir à la fin de l’acte III, Siegfried a trouvé à l’aube, dans cette gare frontière, la réponse à la fêlure par une victoire douloureuse sur lui-même. Geneviève ne dira pas autre chose : il ne s’agit pas de renouer avec leur passé commun d’autrefois mais de construire un nouvel amour : « Un passé ? Ah ! Jacques, n’en cherche plus pour nous deux. N’en avons-nous pas un nouveau ? Il n’a que trois jours, mais heureux ceux qui ont un passé tout neuf. Ce passé de trois jours a fait disparaître pour moi celui de dix années. » (p. 75). Et pour le duo final Giraudoux sait jouer, dans un lyrisme sans pathos, de ce qui fut matière à discours douanier, à réflexions réalistes teintées d’humour – cette frontière qui est présente dans les répliques échangées : « Siegfried : Voici le train. Passons… Passe la première, Geneviève. Geneviève : Pas encore… […] J’ai à te dire un mot. Siegfried : Tu le diras là-bas… Geneviève : Non. C’est de ce côté- ci de la ligne idéale que je dois te le dire… […] jamais je ne t’ai appelé par ton nom allemand […]. Siegfried : Tu avais tort, c’est un beau nom. Alors ? Geneviève : Alors ? Approche… Laisse ce portillon… Siegfried : Me voilà… Geneviève : Tu m’entends, Jacques ? Siegfried : Jacques t’entend. Geneviève : Siegfried ! Siegfried : Pourquoi Siegfried ? Geneviève : Siegfried je t’aime ! (8) » (p. 76).

 

Humour, caricature, satire : Pietri donne à Giraudoux l’occasion de se moquer de ce douanier qui se confond avec sa fonction et qui incarne l’absurdité de certains règlements administratifs et leur application tatillonne. Il n’est pas pour autant dépourvu d’humanité, ce personnage qui peut être ridicule. On retrouve là le regard à la fois ironique et amusé de Giraudoux à l’égard des petits fonctionnaires (9). Mais sa présence et ses propos permettent surtout une pause entre deux moments de grande tension dramatique : celui de la révélation de l’identité réelle de Siegfried à l’acte III et le grand duo de cet acte IV. Si la démarcation entre deux pays que tout oppose est bien l’occasion de reprendre sur un mode plus léger les propos échangés autour de Siegfried par Geneviève et Eva, chacune représentant un pays, une sensibilité et une vision du monde, la « ligne idéale », et son corollaire concret, le portillon, après avoir été matière à remarques sérieuses ou fantaisistes, prend alors une valeur symbolique pour les deux protagonistes.

 

 

Françoise BOMBARD

 
 
 

Notes : 
 
(1) Édition de référence : Jean Giraudoux, Théâtre complet, Paris, NRF, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, publiée sous la direction de Jacques Body.
 
(2) Edmond Nivolt, Notices élémentaires d’industrie dans le département des Ardennes, E. Jolly, Charleville, 1969, p. 132.
 
(3) Pour davantage de précisions, voir les ouvrages de Jean Clinquart, fondateur de l’AHAD.

 

(4) Dans l’édition originale de la pièce, le douanier échange des répliques avec Geneviève, mais à deux variantes près qui ne changent rien aux propos sur la douane et les douaniers, le dialogue est le même (voir édition de référence p. 1236).
 
(5) Cf « Robineau : Monsieur le douanier, pourquoi tous les douaniers en France sont-ils Corses ?… » (p. 60).
 
(6) L’Allemagne, c’est « ce paroxysme des paysages et des passions qui seul donne à l’âme sa plénitude », alors qu’un « cœur de Français » est « cette machine de précision, ce réveille-matin qui réveille avant chaque émotion » (p. 59).
 
(7) Giraudoux « a d’abord suivi Briand qui prônait la réconciliation dans un bel élan d’optimisme » (Dictionnaire Giraudoux, dir. André Job et Sylviane Coyault, Honoré Champion, Paris, 2018, t. 2, p. 1002). Rappelons que la pièce a été créée en mai 1928 à la Comédie des Champs-Élysées dans une mise en scène de Louis Jouvet.
 
(8) En 1934, en phase avec ce qui se passe Outre-Rhin (entre autres les exactions des nazis contre les SA), Giraudoux revient au dénouement primitif de la pièce pour le publier : Siegfried est assassiné par des sbires des officiers allemands. « À l’inverse, le « Je t’aime » de la Française Geneviève à Siegfried est à l’image du rêve giralducien de voir réconciliés les deux pays qui se sont affrontés au cours de la Première Guerre mondiale. » (Dictionnaire Giraudoux, op. cit., p. 1002).
 

(9) Voir le Contrôleur des poids et mesures d’Intermezzo.

 


MENU