Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La collecte du chiffre commercial au XVIIIe siècle

Mis en ligne le 1 mai 2022

 

Lors d’une conférence le 23 mai à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE, Paris), de nombreux chercheurs européens (Portugal, Finlande, Allemagne, etc.), mais aussi des professionnels de la statistique travaillant à l’Organisation Mondiale du Commerce ou de la Banque de France ont débattu des ancêtres des statistiques douanières. Cette conférence était organisée par le projet de recherche TOFLIT18 qui a pour objectif d’étudier l’évolution de l’économie française durant une période riche d’événements politiques, économiques et commerciaux : 1716-1821 (TOFLIT18 | Transformations of the french economy through the lens of international trade, 1716-1821 (hypotheses.org)).

 

Les douaniers connaissent bien l’importance des statistiques commerciales. Par contre, ils ne savent pas toujours que ce ne sont pas toujours les douanes ou les administrations qui les ont précédés qui les ont collectées en France. Avant la Révolution, il s’agissait du Bureau de la balance du commerce, étudié récemment par Loïc Charles et Guillaume Daudin ( « La collecte du chiffre au XVIIIe siècle : le Bureau de la balance du commerce et la production des données sur le commerce extérieur de la France », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2011 : Revue Revue d’histoire moderne & contemporaine 2011/1 | Cairn.info).

 

Celui-ci a été créé par l’arrêt du conseil du 18 avril 1713, qui suivait de quelques jours la signature du traité d’Utrecht qui mettait fin à la Guerre de Succession d’Espagne. La mise en place de ce Bureau fut une réaction aux lacunes ressenties par les envoyés français au congrès d’Utrecht : ne disposant pas de document présentant de manière exhaustive le commerce extérieur du royaume lors des négociations, ils s’étaient révélés désavantagés dans leurs négociations avec leurs homologues anglais qui disposaient de statistiques sur les exportations et importations depuis 1693.

 

Cette nouvelle structure administrative devait donc fournir un service d’aide à la décision et orienter la politique économique du royaume. Les missions d’information et de conseil du Bureau de la balance commerciale ont évolué. De la compilation des déclarations de sortie et d’entrée envoyées sous formes d’extraits par les Fermes (les ancêtres directs des douanes), le Bureau fut chargé dans les années 1780 de préparer les négociations de traités économiques passées avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie ou bien de mesurer les conséquences de la libéralisation du commerce colonial en 1783 ou du traité commercial avec la Grande-Bretagne de 1787. Le fait que ses travaux chargé de produire des données sur le commerce extérieur de la France n’étaient ni imprimés ni rendus publiques témoignent de leur caractère éminemment politique.

 

Les premiers travaux du Bureau ayant survécu (disponibles à partir de 1749) avaient la forme de synthèses. Dans un premier temps, elles étaient notamment constitué d’un cahier formant « l’Objet général du commerce » (organisé par ordre alphabétique de marchandises, mentionnant le pays d’origine ou de destination, la valeur et parfois la quantité), de comparaisons avec l’année précédente, ou bien de documents récapitulatifs des entrées et des sorties de chaque nation par la direction des Fermes. Par la suite, les synthèses se transformèrent dans les années 1780 en « résumés généraux » indiquant les importations et les exportations de la France par marchandises et par pays. Si très peu de documents datant de la première moitié du XVIIIe siècle nous sont parvenus, on dénombre seulement sept années manquantes pour « l’Objet général » (1753, 1762, à 1766, 1781). En ce qui concerne les « résumés généraux » d’Ancien Régime, les années 1782 et 1787-1789 ont été conservées aux Archives Nationales.

 

Chronologiquement, deux Bureaux peuvent être identifiés. Le «premier» couvre la période 1713-1783 (date du renvoi de Bruyard, directeur du Bureau de la balance commerciale) et le «nouveau» fondé en 1781 sous l’impulsion de Necker. la rédaction d’un rapport par le physiocrate Du Pont de Nemours en 1779 sur les méthodes du Bureau de Bruyard semble avoir été un tournant. Les changements institutionnels du Bureau de la balance commerciale se reflètent dans l’évolution de la fonction de directeur et dans les équilibres de pouvoirs entre trois institutions liées au gouvernement royal: l’administration des Finances, qui par l’intermédiaire du Contrôle général, de la direction du commerce et les intendances du commerce et des finances, mène les affaires économique du pays ; la Ferme générale, ancêtre des Douanes, institution semi-publique mais le seule capable de collecter les chiffres du commerce avec l’étranger ; le ministère de la Marine.

 

Ainsi, une première période s’étendant de 1713 jusqu’à 1740 fut marquée par le rôle important des Fermes, puisque le directeur du bureau Grandval et son assistant La Borde étaient ou devinrent des fermiers généraux. Sous les directeurs Barroz (1746-1756) et Bruyard (1756-1783), le Bureau fut ensuite dominé par l’administration du commerce. En 1777, la direction du commerce fut transférée au directeur des finances, avant que le directeur du Bureau ne rende compte directement au Contrôleur général des finances à partir de 1783. Par ailleurs, par le choix d’un nouveau directeur également chargé de la supervision de l’ensemble du département des Fermes en la personne de Vilevault (1781-1784), Necker choisit d’associer à nouveau les Fermes et le nouveau Bureau, qui fut désormais domicilié à l’Hôtel des Fermes.

 

Le rôle de la Marine fut l’objet de luttes politiques puisqu’après son association au bureau par l’intermédiaire de Villevaut (qui était également intendant du commerce maritime), elle vécut successivement une perte d’influence suite à la nomination de Colonia (1784-1787) puis un retour par l’introduction de deux commissaires, au prix de la coopération du Ministère. Ainsi, de la mise en place du nouveau bureau en 1781 jusqu’à 1788, la fonction de directeur était occupée par un maître des requêtes et correspondait à une fonction à caractère politique et honorifique puisque les tâches de calcul et d’écriture étaient déléguées à un chef de bureau issu des Fermes: Magnas puis Jean Potier. Enfin, sous la direction de Potier à partir de 1788, le Bureau rendit de nouveau compte à la direction du commerce.

 

Ces bouleversements dans une courte période témoignent du fait que le nouveau Bureau de la balance du commerce occupa une place bien plus importante dans l’administration économique de la monarchie. Si le premier n’était qu’une fonction associée à la direction générale du commerce, le second Bureau disposa d’une existence administrative officielle, mentionnée à l’Almanach royal dès 1782. Par ailleurs, le nouveau Bureau représenta une charge financière beaucoup plus conséquente, en raison des rémunérations ou bien des indemnités versées aux Fermes générales. De plus, le second bureau faisait appel à un personnel beaucoup plus nombreux en raison des flux d’informations grandissants et des ambitions de collectes revues à la hausse.

 

Malgré ces évolutions, les pratiques statistiques et les méthodes de travail du Bureau de balance commerciale ont été relativement stables tout au long de son existence. Tout comme il l’était stipulé dans l’arrêt de 1713, ses travaux reposaient en grande partie sur les activités des employés des Fermes aux frontières et aux ports, qui étaient chargés de l’enregistrement des mouvements de marchandises et de la rédaction des états de navigation. Le Bureau recevait ainsi sous le premier Bureau des « extraits » rédigés par les Fermes, puis des registres pour les importations et les exportations. Si les envois et les documents intermédiaires ont pu varier (comme le nombre de Fermes sollicitées: de 230 jusqu’à 521), les sources des travaux du Bureaux furent identiques au cours de cette période.

 

Ensuite, l’objet territorial est resté le même tout au long de la période. Les « deux Bureaux » mesuraient le commerce de la France, et incluait les données des ports Francs tels que Dunkerque, Lorient ou Bayonne, ainsi que la Franche-Comté grâce aux travaux des receveurs des Fermes puis de la coopération du ministère de la Marine. Il convient toutefois de signaler la difficulté de la collecte et de s’interroger sur la fiabilité de ces dernières. Au final, seuls l’Alsace, la Lorraine et les Trois Évêchés n’étaient pas inclus.

 

Par contre, la collecte des prix a connu des évolutions. Le premier bureau envoyait les statistiques en quantités aux chambres de commerce et aux intendants pour qu’ils le renseignent sur les prix (les chambres de commerce gardaient des copies de leurs envois, qui ont souvent survécus). Le second Bureau demandaient les prix plutôt aux employés des Fermes. Cette modification ne semble pas avoir entraîné de progrès significatif dans la production de données. D’une manière générale, les prix collectés reflétaient davantage les évolutions de moyen et longs termes plutôt que les variations conjoncturelles.

 

Malgré une hausse des ambitions en matière de productions des données dans les années 1780, la production des « deux Bureaux », constituée principalement des « objets généraux du commerce » puis des « résumés généraux », s’avère largement comparable et représente l’ancêtre direct des statistiques actuelles. La statistique commerciale ne fut finalement confiée aux Douanes qu’à partir du début des années 1820. C’est encore une autre histoire.

 

 

Alexandre Aubourg (SciencesPo),

Loïc Charles (Paris-8/INED),

Guillaume Daudin (Dauphine/OFCE)

 

 


 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N°59

 

2e semestre 2016

 


 

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