Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

La Belle Époque de la Contrebande (3ème partie) : La Guerre du Pain en zone frontalière, 1930 – 1932

Mis en ligne le 1 mai 2024

De tous temps, les frontaliers se sont approvisionnés en denrées alimentaires de première nécessité soit en France, soit en Belgique, suivant la proximité et les prix.

 

La réglementation en vigueur entre les deux guerres date de la loi du 28 Avril 1816 : les droits du Tarif ne sont applicables qu’au pain importé comme objet de commerce, et non aux petites quantités importées par les riverains pour leur consommation.

 

On doit entendre par «riverains» «les personnes qui habitent l’extrême frontière «. Le Tarif douanier établi par la Loi du 11 Janvier 1892 maintient ces dispositions. Toutefois, l’immunité n’est plus accordée aux pains entiers : Une note de 1910 demande que les pains soient au moins coupés en deux.

 

NDLR Cahiers 1998

 


 

Décembre 1930 : On achète trop de pain belge à la frontière

 

En Décembre 1930, l’administration des douanes tire les conclusions d’une enquête suivant laquelle il ressort que, sur la frontière franco-belge, les frontaliers qui achètent leur pain à l’étranger et qui l’importent en franchise deviennent de plus en plus nombreux.

 

Le pain à Lille vaut en effet 2 Fr 15 le kilo (prix taxé) et 1 Fr 20 en Belgique. Le salaire d’un ouvrier est alors de 10 francs par jour.

 

Ordre est donné au service par note administrative 3028 du 3 Décembre 1930 de se livrer à un contrôle plus strict, notamment sur la qualité des importateurs et sur les quantités introduites quotidiennement. Le régime de faveur ne doit être accordé que :

 

– après consultation de l’autorité municipale sur la situation de famille des intéressés ;

– pour un maximum d’un kilo par personne et par jour ;

– après que les pains aient été sectionnés en plus de deux morceaux ;

 

 

« Il se vend trop de pain belge aux français de la frontière »

 

 

Le 37e congrès de la Meunerie Française a poursuivi ses travaux par la discussion du rapport du Président de la Chambre Syndicale de la Meunerie des Ardennes sur la vente du pain belge en France. Les français habitant au bord de la frontière belge sont autorisés à acheter une certaine quantité de pain (1 Kg par personne) en Belgique.

 

Tant que le prix du pain a été sensiblement le même en Belgique et en France, ces achats sont restés insignifiants, mais depuis qu’il existe une différence sensible, actuellement prés d’un franc du kilo, un véritable trafic s’est créé. Les achats de pain en Belgique se sont faits importants et certains restaurateurs aidés de consommateurs se fournissent exclusivement en Belgique. Cet état de choses cause un grave préjudice à la Meunerie et à la Boulangerie françaises.

 

Aussi le Congrès a-t-il demandé que la vente du pain belge en France soit l’objet d’une réglementation plus sévère.

 

« LE GRAND ECHO DU NORD DE LA FRANCE » du 10 Décembre 1930

 

– avec passage au bureau et non par une route non gardée ;

 

– pour les membres de la famille ou les personnes vivant sous le même toit.

 

On affranchit également les petites quantités de pain apportées à titre de provision par les ouvriers frontaliers belges. Il n’y a pas, en général, à exiger que les pains soient coupés en plus de deux morceaux. Toutefois, les employés des douanes peuvent sonder l’intérieur des pains et même les faire sectionner en trois ou quatre morceaux, s’ils le jugent nécessaire.

 

La différence de prix n’est en effet pas négligeable. Le blé français se vend 180 francs le quintal. A Anvers les blés de l’Europe Orientale arrivent à 45 francs le quintal. Si on y ajoute les droits, les taxes et le transport, leur prix de revient en France est de 130 francs. Il existe en outre une contrebande intense sur les blés eux-mêmes dont des quantités considérables seraient introduites en fraude, notamment pour contourner l’obligation d’utiliser 80 % de blé français dans la panification.

 


Actuellement, l’Administration des douanes semble suspecter un peu tout le monde. Il n’est pour ainsi dire, pas de fermes, pas d’exploitations agricoles qui n’aient reçu la visite de ses inspecteurs. Chaque fois les livres sont saisis. Il doit maintenant y en avoir un joli tas et le travail des experts ne parait pas devoir être terminé de sitôt.

 

Nous avons procédé à une rapide enquête sur toute la frontière qui descend de la mer du Nord à Bailleul ; elle nous a démontré que le trafic illicite est encore plus considérable qu’on ne le croyait d’abord.

 

Une nouvelle fraude ou presque…

 

Les agents des douanes, dans toute la région que nous avons visitée, sont littéralement sur les dents. Les routes sont étroitement surveillées, les voitures arraisonnées au moment où l’on s’y attend le moins et chaque taillis, chaque buisson, chaque tossé que l’eau a déserté est occupé par des douaniers qui s’efforcent de pincer un délinquant.

 

Comme on le verra par la suite, c’est une besogne qui n’est pas facile. Jusqu’ici, l’Administration des douanes ne recherchait guère que les fraudeurs du tabac qui s’efforçaient individuellement ou dans des autos de franchir la frontière.

 

Quelquefois, au hasard de «la pêche», on harponnait un trafiquant de saccharine ou de safran, mais c’était en somme, assez rare.

 

La chasse était alors aisée, car si les fraudeurs comptent des amis dévoués, ils aussi contre eux quelques solides rancunes qui ne demandent qu’à se satisfaire par une dénonciation. Une «planque» était alors organisée et le «fonceur» était capturé la plupart du temps sans coup férir.

 

Aujourd’hui, les fraudeurs sont passés de 100 à 1 000 et leur trafic se fait souvent sous les yeux de la douane qui n’y peut rien. On délaisse le tabac et on fraude le blé car ce trafic est bien plus productif.

 

II ne faut pas tenter le diable On s’attendit à la fraude du blé quand les prix de celui-ci, en France et en Belgique, furent aussi fortement différents.

Le froment, que l’on paye chez nous 160 fr., le quintal, ne vaut, en Belgique, que 90 fr. payables, en outre, en argent belge, ce qui met les 100 kilos au prix de 56 francs environ ; l’écart est donc de plus de 100 fr. au quintal.

 

II n’en fallait pas plus pour faire ouvrir l’œil au fraudeur, que cette différence devait tenter. Elle le tenta, en effet. Que voulez-vous ? Il ne suffisait que de transporter, sur son dos ou dans une brouette, un sac de blé pour avoir gagné 100 fr. ; le bénéfice était coquet surtout lorsque le trajet à faire n’excède pas une vingtaine de mètres.

 

Comment opèrent les frontaliers

 

La tactique des fraudeurs pour faire pénétrer le blé de Belgique en France est d’une simplicité enfantine, si simple même que, nous l’avons déjà dit, l’Administration des Douanes en est réduite à l’impuissance.

 

Sur toute la frontière, se trouvent des fermes importantes construites moitié sur territoire français, moitié sur territoire belge.

Il est facile de comprendre ce qui se passe ; le grain venant de Belgique est entré dans la portion de fa ferme qui est belge ; il n’y a donc rien à dire.

Puis, la nuit suivante, ou même après quelques jours, le froment passe d’une pièce de la ferme dans une autre, celle-ci érigée en territoire français : le tour est joué, et il n’y a plus qu’à charger les sacs sur un camion et à les porter où ils sont attendus.

 

Le ravitaillement à Kocken-Put

 

Connaissez-vous le cabaret du Kocken-Put, à Beveren-sur-Yser ?

C’est un petit estaminet assez isolé, au milieu des champs. Une route en lacets y conduit. Mais, il a le grand avantage d’être à une portée de fusil du poste-frontière.

 

Quand on fraudait le tabac, le Kocken-Put était bien connu de tous les fraudeurs. C’était le centre de ravitaillement de toute la région de Hondschoote. Aujourd’hui, on peut encore y trouver du tabac, mais on y trouve surtout du grain.

 

Jamais, peut-être, cette partie de la frontière belge n’a vu une telle abondance de froment. Les poules même semblent ne pas mal se trouver de cet état de choses.

Avant, on pouvait les voir picorer, chercher leur nourriture ; aujourd’hui, grasses à souhait, elles sont juchées sur les barrières des fermes et.. regardent passer les autos ! leur jabot droit regorge de grains ; elles aussi font la fraude du blé.

 

Cet exemple n’est d’ailleurs pas unique ; la plupart des cafés de la frontière où l’on vendait du tabac, vendent maintenant également du grain.

 

La fraude du grain est une vaste entreprise qui peut se compartimenter facilement.

 


 

Un marché trop protégé engendre la fraude. Le «GRAND ECHO DU NORD » le met en évidence en exposant en détail la contrebande organisée le long de la frontière :

 

– entre la Mer du Nord et Bailleul, dans son numéro du 20 Mars 1931;

 

– entre Condé-sur-Escaut et Bavay, dans le Hainaut, dans son édition du 18 Septembre 1931.

 

L’écart de prix est tel (100 francs le quintal de froment) que la fraude est devenue générale et tend à se substituer à celle, traditionnelle, sur le tabac. Comme le déclare un fraudeur au journaliste qui l’interroge : «J’ai fraudé, j’ai toujours fraudé . Ce fut d’abord le tabac, c’est maintenant le blé, demain ce sera peut-être le houblon, car on parle de mettre un droit de 400 francs sur les 50 kilos de houblon étranger. Alors ce sera intéressant».

 

Mars 1931 : La carte de riverain

 

L’avantage de prix est tel que le nombre de français allant acheter leur miche en Belgique devient considérable. La boulangerie française des villes et villages en bordure de la Belgique tombe dans le marasme. Non seulement les commerçants dits frontaliers sont atteints, mais aussi, par extension, ceux qui se trouvent proches de la zone en question, car dans les familles ouvrières touchées par la crise économique, on n’hésite pas à faire un trajet parfois assez long pour aller chercher le pain là où il est moitié moins cher.

 

Les boulangers lésés se livrent à des manifestations musclées alors que les fermetures se multiplient.

 

Pour donner plus de poids aux mesures administratives et mettre en place un système évitant les abus, un Décret du 19 mars et un Arrêté Interministériel du 4 mai 1931 modifient les conditions auxquelles est subordonnée l’admission en franchise de pain importé par les riverains.

 

Principales conditions édictées :

 

– Définition des «riverains» pouvant bénéficier de l’exemption des droits : «personne résidant dans une zone de 2 Km en bordure de la frontière et hors d’une agglomération de plus de 2000 habitants».

 

– Création d’une carte de riverain obligatoire pour pouvoir importer le pain.

 

– Abaissement à 500 grammes par personne et par jour de la quantité tolérée.

 

– L’administration admet que ces quantités soient allouées indistinctement aux adultes et aux jeunes enfants.

 

– L’obligation de sectionner le pain en plus de deux morceaux est maintenue.

 

La délivrance des cartes de riverains est de la responsabilité de l’autorité municipale.

 

Cette carte est visée par le receveur du bureau d’importation désigné par le titulaire. Pour ceux qui étaient autorisés jusqu’à présent à importer leur pain sans passer au bureau, le brigadier chef de poste désigne sur chaque carte l’itinéraire à emprunter.

 

Par note du 9 juin 1931, l’administration décide que, compte tenu de la diminution considérable du nombre de bénéficiaires, il ne sera plus nécessaire d’exiger que les pains importés soient coupés en plus de deux morceaux : ils pourront ne l’être qu’en deux.

 

Le 28 août 1931, il est tenu compte des difficultés que rencontrent les familles de trois personnes et moins pour leur approvisionnement quotidien, du fait de la réduction à 500 grammes de la ration quotidienne (les pains sont de quatre livres…). En outre les riverains se trouvent désormais astreints journellement à de longs déplacements. Les frontaliers intéressés sont autorisés à importer en une seule fois leur provision pour deux jours, à condition de passer par la route qui mène au bureau de douane.

 

Septembre 1931 : La pression des autorités belges pousse à une libéralisation

 

Nos voisins belges ne sont pas restés inactifs. L’ « ECHO du NORD » du 12 juin 1931 y fait allusion :

 


 

12 Juin 1931 –GRAND ECHO DU NORD DE LA FRANCE

 

« La vente du pain belge dans les régions frontières »

La Commission Sénatoriale de l’Agriculture a entendu les élus de la région sur les conséquences de l’application des décrets relatifs à l’introduction du pain belge dans les régions frontalières. Il a été montré qu’il était nécessaire de tenir compte des revendications des pays frontaliers qui réclament le maintien des tolérances antérieures au sujet de l’introduction du pain.»

 


L’ émotion provoquée dans les milieux ruraux par les introductions frauduleuses de blé dans la région d’Hazebrouck est à peine calmée qu’on apprend que les mêmes opérations se reproduisent sur un antre point de la frontière.

 

Le 11 septembre dernier, les douaniers appartenant à la brigade du bureau de Bry ont arrêté deux cultivateurs belges, MM. Léon Crasquin et Jules Delcourt, de Roisin, qui tentaient d’introduire en France par des chemins détournés 10 sacs de blé de 80 kilos contenus dans deux chariots attelés chacun de deux chevaux de trait. Ils passeront très probablement aujourd’hui devant le tribunal correctionnel d’Avesnes et l’affaire paraît devoir avoir un certain retentissement, car les céréales introduites clandestinement devaient, paraît-il, être dirigées sur une grande minoterie, ainsi complice des fraudeurs.

 

Il est d’ailleurs de notoriété publique que la fraude du grain serait à l’heure actuelle tout aussi savamment dirigée que celle qui intéresse d’autres produits, tels le tabac, la saccharine, la dentelle, etc.

 

L’organisation aurait à sa tête des personnalités jouissant d’une certaine considération, de relations dans tous les milieux, posséderait ses rabatteurs, ses espions, ses indicateurs, et à la faveur d’acquits à caution, de passavants, facilitant la circulation dans les interlignes frontières, arriverait malgré l’active surveillance du service des douanes, à faire pénétrer chez nous d’assez grosses quantités de blés étrangers sans payer les droits.

 

Ce trafic clandestin ne peut se faire qu’au long de la frontière belge, pour la bonne raison que nos voisins sont les seuls qui sacrifient leur culture à leur industrie et par conséquent ne mettent pas chez eux de droits sur les blés étrangers qui arrivent par steamers complets dans le port d’Anvers.

 

Le paysan belge n’est pas sans constater toutefois avec quelque juste regret la différence de sort qui lui échoit comparativement avec celui du paysan français : son blé à 59 francs français ne lui permet plus de vivre et le producteur travaillant près de la frontière, à la faveur des avantages que lui accorde l’accord franco-belge sur le régime frontalier (acquit à caution) estime qu’avec un peu d’habileté, il doit chercher à vendre son blé en France au prix de 150 francs et même moins, le bénéfice étant encore assez alléchant pour lui. Sans doute, il lui faut éviter la douane : mais tout au long de la frontière, il y a des champs cultivés de part et d’autre appartenant à la même ferme ou même à des Belges venus exploiter chez nous. Il y a des complicités qui ne songent pas aux répercussions économiques que les introductions frauduleuses peuvent avoir sur les cours et n’envisagent plutôt que le bon tour à jouer à la douane.

 

Un tel trafic intensifié aurait tôt fait de désorganiser les marchés de nos villes frontières. Par répercussion, les prix moyens des marchés français baisseraient sensiblement ; toute la politique agricole de nos gouvernements successifs, des derniers gouvernements surtout, se trouverait détruite.

 

Notre pays subit la crise mondiale sans de trop graves pertes, grâce au parfait équilibre qui existe entre l’agriculture et l’industrie. Il ne faut pas que ce déséquilibre soit détruit par les agissements des fraudeurs.

 

Nos tarifs douaniers ont été votés par le Parlement parce qu’on les jugeait indispensables pour maintenir ce juste équilibre. Ils doivent jouer en plein et nos sociétés d’agriculture, l’Association des producteurs de blé notamment, devraient exiger l’application intégrale des pénalités prévues pour empêcher toute tentative d’importation clandestine.

Paul Lallemant

 


Quatre mille pains de quatre livres passent la frontière chaque jour à la barbe des douaniers.

 

A trois kilomètres de Vieux-Condé, sur la frontière belge, se trouve le Mont de Péruwelz, village célèbre pour les sanglants et nombreux combats de coqs qui s’y déroulent pendant la saison.

 

Le Mont de Péruwelz, qui ne contemple pas de bien haut les plaines françaises et belge, vient de s’affirmer depuis un an le ravitailleur des populations françaises des environs. De là, quatre mille pains de quatre livres passent par jour en France : comme les filets, les sacs qui les transportent se complètent de beurre, de sucre et de café, on voit quel chiffre peut atteindre ce trafic de la frontière.

 

Avec les fraudeurs du pain

 

Est-il besoin d’affirmer que les fraudeurs du pain sont les meilleurs gens du monde et de très honnêtes travailleurs.

 

Tout le monde ne peut pas habiter dans la limite de deux kilomètres permise par la loi et cinq jeunes bouches à nourrir c’est aussi difficile à Vieux Condé (3 km, de la frontière) qu’à la Solitude (hameau de mineurs polonais à quinze cents mètres de la Belgique)-, nous faisait judicieusement remarquer un Vieux- Condéen.

 

Les mineurs de la Solitude, munis de leurs cartes, vont quérir leur pain quotidien en Belgique et passent dignement, surs de leur bon droit, devant la douane. Les autres ? Ceux qui n’ont pas de cartes ? Ce sont les fraudeurs du pain et il convient d’admirer sans réserve les trésors d’ingéniosité qui sont chaque jour dépensés par ces braves gens pour rentrer sains et saufs à bon port, avec leur précieux ravitaillement.

 

C’est avec un de ces gaillards-là que nous avons monté allègrement les pentes d’ailleurs fort douces du Mont de Péruwelz.

 

Figurez-vous une grande place triangulaire, bordée de maisons.

 

Deux côtés de ce triangle sont français, mornes et tristes, le troisième côté est belge. Commercialement, sinon géométriquement que la somme des deux autres ; dix boulangeries-épiceries, l’une à côté de l’autre, le jalonnent. A quelques mètres de leurs façades, et parallèles à elles, la ligne frontière emprunte une rigole que la poussière emplit jusqu à moitié.

 

Derrière cette ligne, et vers le centre du triangle, une cabane sombre : la douane française. Toute personne venant de Belgique doit normalement passer par cette baraque : normalement car, en fait, dix chemins différents, mènent en France, et si nombreux soient-ils, les douaniers ne peuvent être partout à la fois ; c’est là la raison de son gros succès commercial.

 

Boulangeries-épiceries fonctionnent toutes portes ouvertes et une clientèle importante les assiège continuellement.

 

 

Les bicyclettes viennent le long des murs s’ajouter aux bicyclettes, les filets et les sacs vides repartent quelques instants après, bourrés de pain belge.

 

Des prix

 

-Je suis venu ce matin, – dit notre compagnon, – et un voyage me suffit, mais nombreux sont ceux qui reviennent plusieurs fois par jour. Un pain de quatre livres coûte 1 fr. 90 ; le même pain en France, 3 fr. 20 ; le beurre, ici, 13 fr. le kg., en France, 23 et 24 fr. ; le café vert vaut ici 7 fr. le kg. ; en France, plus du double.

 

Par les temps difficiles que nous traversons, avec les chômeurs nombreux que nous avons chez nous, cette possibilité de pouvoir s’approvisionner à si bon compte, porte remède à bien des misères.

 

Et ceux dont c’est le devoir de surveiller et d’interdire le trafic, le savent bien. On n’arrête vraiment que ceux qui exagèrent.

 

Il suffit de savoir «y faire». De ne pas se faire voir sur les sentiers qui mènent en douce France. Les fraudeurs du pain s’entendent à ce petit jeu. Ils sont aidés par des auxiliaires précieux : les gosses du pays noir.

 

La descente vers la France

 

De la place ensoleillée au milieu de laquelle des petits Polonais jouent au football en poussant des cris perçants, dix chemins dévalent vers la France. Ils ne sont pas tous gardés, il suffit de choisir le bon. Le tout ne serait à vrai dire qu’un jeu de hasard quelque peu risqué s’il n’y avait pas ces petits Polonais, les galibots des fosses.

 

Envoyés en éclaireurs dès potron-minet, ils épient les douaniers, dénoncent les chemins surveillés. Par les autres, rouleront en France toute la journée les pains de quatre livres et les rondes livres de beurre. Comment empêcher cela ? Il faudrait une armée pour arrêter tous ces gens hommes, femmes, enfants, qui passent et repassent et connaissent toutes les ruses.

 

(du Grand Echo du Nord de la France – 27 avril 1939)


2 AVRIL 1932 LE GRAND ECHO DU NORD DE LA FRANCE LES BOULANGERS FRANÇAIS ONT SATISFACTION

 

Le Sénat a ratifié le projet de loi voté par la Chambre. Les boulangers frontaliers n’apprendront pas sans satisfaction que le Sénat a adopté le projet réglementant l’importation du pain à la frontière franco-belge.

 

Ainsi ces commerçants qui se trouvaient dans une situation déplorable, puisque plusieurs d’entre eux sont acculés à la faillite, voient enfin triompher leur juste cause .

 

Ajoutons que la clientèle de la frontière ne sera pas lésée puisqu’elle pourra acheter en France au même prix qu’en Belgique, grâce à un système de bons de compensation, le pain de chaque jour.


 

On doit noter que le lobbying avait été très fort tout au long des discussions parlementaires. Des délégations conduites par le Président de la Fédération des Boulangers du Nord et les Présidents des syndicats frontaliers avaient fait le siège du Ministère de l’Agriculture tout au long du mois de mars. Il y avait d’ailleurs urgence : le 26 mars 1932, le pain avait augmenté d’un sou, passant à LILLE à 2Fr20 (il était fixé par les Pouvoirs Publics).

 

 

Le 8 Juin 1932, l’administration précise les mesures de contrôle à prendre pour la délivrance des bons de droits. Pour éviter que les riverains aient la possibilité, à la fois, de s’approvisionner en franchise à l’étranger et de remettre aux boulangers français des bons relatifs au pain importé, un contrôle sévère doit être exercé devant chaque bureau. Les pains importés doivent tou- jours être coupés.

 

Chaque ticket est valable pour 500 grammes de pain.

 

Lorsque le titulaire s’approvisionne à l’étranger, le carnet doit titre présenté à la douane.

 

Le présent carnet ne peut être renouvelé, même en cas de perte, avant un délai de cent Jours à partir de la date du visa.

 

Toute rature doit être approuvée. Le dépôt au bureau de douane du bordereau-dedaration est constaté pat un récépissé que le Receveur tenu de remettre au boulanger déclarant Ce dernier doit conserver soigneusement le récepissé et le restitue au service des Douanes contre remise du Bon de droit.

 


Les gosses de la frontière au travail

 

Pour les gosses de la frontière, les Polonais en particulier, l’école buissonnière semble devenue un état normal. Lundi, à 15 heures, sur la place du Mont de Péruwelz, trente enfants jouaient. ils ne se contentent pas de jouer à ce qu’on nous a dit : ils fraudent aussi.

 

Rien n’est plus comique que de rencontrer le long des sentes forestières, des gosses grimés sur de trop hautes bicyclettes pour leur courtes jambes et se déhanchant de leur mieux pour suivre les grands avec naturellement, au guidon, l’obligatoire filet à provisions.

 

Les petits Polonais dans leurs amusantes défroques déambulent sérieusement, les mains dans les poches de leurs culottes de velours, la casquette rejetée sur l’oreille ; ils viennent aux nouvelles et contemplent en sifflant le vol aisé d’une bande de pigeons voyageurs qui tracent dans l’air calme, au- dessus de la place, des cercles et des lignes subitement brisées.

 

Quatre mille pains de quatre livres

 

C’est un commerçant qui nous a donné ce chiffre effarant de quatre mille pains de quatre livres qui prennent chaque jour le chemin de la France. Et il ne semble pas qu’une surveillance douanière plus sévère et plus rigide encore puisse enrayer un tel commerce.

 

Parfois des douaniers en civil, des inspecteurs «venus de Valenciennes» à ce que disent les habitants, font des rafles fructueuses, mais le lendemain la fraude reprend de plus belle, appuyée qu’elle est par la nécessité.

 

Les commerçants français des zones frontières voient leurs affaires se réduire dans des proportions effrayantes et les dernières manifestations auxquelles ils se sont livrés montrent bien l’étendue et l’importance du mal qui les frappe. II est pourtant bien difficile de concevoir que des populations aussi durement touchées par le chômage puissent résister à l’attrait des prix pratiqués en Belgique.

 

Frauder c’est mal peut-être, mais faut vivre d’abord, dit la sagesse des nations.

 

A.C.


 

Pour obtenir les bons – remis comme numéraire en paiement des droits d’entrée sur les blés – les boulangers déposent à la douane les tickets de pain :

 

«Ils classent les tickets par paquets de 100 passés dans un fil résistant et noué aux deux extrémités, sans toutefois être trop serré afin d’en permettre la vérification» (note du 6 juin 1932).

 

Les tickets présentés doivent être oblitérés, «au moyen d’un signe convenu, par un crayon d’aniline», et déposés dans une boîte ou un tronc fermé; en fin de journée ils sont empaquetés et conservés en vue du contrôle hiérarchique.

 

L’approvisionnement clandestin à l’étranger auxquels pourraient se livrer les riverains éloignés du bureau ou résidant sur les chemins mitoyens étant de nature à favoriser deus sortes de fraudes (importations irrégulières de pains, et trafic de tickets), il conviendra de le réprimer avec la plus grande sévérité.

 

Le 17 Juin, l’administration s’inquiète des conditions de timbrage des carnets de billets : les cachets des bureaux sont en général trop grands pour que l’empreinte puisse être apposée en entier sur chaque billet .

 

Elle décide donc que le sceau du bureau devrait être apposé de façon que l’empreinte porte à la fois sur plusieurs tickets contigus, chaque ticket étant recouvert du quart de ladite empreinte :

 

«C’est ainsi que les feuillets 1 à 25 seront timbrés comme il est indiqué ci-contre : 1-2 (moitié) – 3-4 (moitié) – 5 (quart) – 9-10-11-12-(entière) – 7-8-13-14 (entière) – 6-15 (moitié) – 16-25 (moitié) – 17-18-23- 24 (entière) – 19-20-21-22 (entière) –

 

Le 22 Juin, elle croit devoir revenir sur la définition du «riverain» : «les voyageurs, les touristes en villégiature, les malades qui viennent séjourner temporairement dans la zone frontière, et enfin toute personne n’ayant pas sa résidence dans la dite zone, ne peuvent prétendre à la qualité de riverain»

 

SEPTEMBRE-OCTOBRE 1932 RECRUDESCENCE DE LA FRAUDE

 

Si le commerce reprit de plus belle, il reprit même trop bien, puisqu’en plus du pain, il porta en outre sur les tickets…

 

La loi avait dit : une livre de pain pour chaque habitant et un ticket de OFr50 pour chaque livre de pain, cela sans distinction d’âge, du plus petit au plus grand.

 

Un nouveau-né, un tout jeune bébé recevait le même ticket que ses parents. Il en était de même pour les vieillards et les malades, même pour ceux à qui le pain était interdit par la Faculté !


 

LE GRAND ECHO DU NORD DE LA FRANCE

Le trafic de Tickets de Rabiot

Voilà donc une ménagère ayant quatre enfants en bas-âge qui a réussi sur son mois à économiser deux carnets de tickets qui ont une valeur de cent francs.

 

Que va-t-elle faire de cet argent qu’on lui a donné parce que c’est son droit et qu’elle peut légitimement considérer à elle ? Elle va trouver son boulanger et lui réclame pour ces tickets soit des pâtisseries, soit de l’épicerie, soit même des articles de quincaillerie quand, ce qui est courant, le boulanger a adjoint à son commerce un autre genre d’articles.

 

Marché conclu : chacun y trouve son compte, sauf l’Etat qui a délivré des tickets de pain, mais n’a pas entendu faire livrer aux frontaliers toutes sortes de choses pour rien ni encourager certaines dépenses superflues. Parfois en effet il arrive que le boulanger soit également débitant de boisson. Alors le pain qui devait être mangé est bu, il devient chope et genièvre. Ceci. évidemment, est inadmissible et les contribuables qui font les frais de ces abus manifestent aux abords de la région frontalière, leur vigoureuse désapprobation.

 


Bientôt, il y eut dans les familles des tickets de «rabiot». Un trafic en résulta pour les écouler. L’analyse de la presse de l’époque permet d’en citer quelques exemples :

 

On croit trouver les abus actuels liés aux tickets- restaurant.

 

Mais il y a aussi ceux qui continuent à s’approvisionner en Belgique et utilisent néanmoins les tickets ou les revendent au rabais.

 

En Octobre 1932, un arrêté du 7 modifie la réglementation : la ration journalière de pain est réduite à 250 grammes pour les enfants âgés de moins de dix ans, en sont exclus ceux âgés de moins de dix-huit mois.

 

Les articles des journaux de l’époque l’attestent : la fraude est immense durant cette période.

 


 

9 SEPTEMBRE 1932 LE GRAND ECHO DU NORD DE LA FRANCE

 

LE PAIN DES FRONTALIERS

 

« Dans la Zone neutre»

 

On ne se contente pas d’ailleurs de ces abus qui, à la rigueur, pourraient trouver quelque excuse. Une fraude plus grave s’organise.

 

Une famille française qui réside dans la zone neutralisée au point de vue du pain touche un carnet de tickets pour chacun de ses membres, comme nous venons de vous le dire. Ces intéressés n’ayant pas à se faire contrôler au bureau de douane, vont tranquillement chercher leur pain en Belgique et conservent intacts les fameux carnets de tickets. ce qui fait qu’une famille de huit personnes, ce qui n’est pas rare dans nos régions, reçoit chaque mois 120 francs qui servent à acheter tout ce qui semble agréable – ce n’est pas toujours l’indispensable.

 

D’autres fois les carnets de cent tickets pour trois mois – valeur 50 francs – sont cédés intacts à certains commerçants pour le prix de 35 francs.

 

Pour une famille de huit personnes, c’est un bénéfice de 230 francs, pour le commerçant un bénéfice de 120 francs. Seulement il n’y ci eu aucun commerce réel de pain. L’Etat a simplement jeté 400 francs hors de ses caisses que les contribuables non frontaliers devront payer. On avouera que c’est excessif.

 

Nous ne parlerons que pour mémoire des personnes qui partent en vacances et qui, au retour, ayant accumulé les tickets de pain, s’empressent d’aller les échanger contre des marchandises, voire même contre des espèces sonnantes et trébuchantes.

 

Plusieurs boulangers ont essayé de réagir contre ce trafic, mais bientôt, là où il s’exerce effrontément, ils ont dû céder et faire comme certains autres, car la clientèle commençait à les délaisser.

 


 

Mais que risquent les fraudeurs ?

Dans le registre des Événements de Service de la brigade des douanes de BAILLEUL ( Inspection d’ HAZEBROUCK, direction de DUNKERQUE), qui date de cette époque, figurent des affaires d’importation frauduleuse de pain.

 

 

Ainsi cette affaire de septembre 1932 qui s’est soldée pour le contrevenant (et non pour le porteur de pain) par une transaction (arrangement «à l’amiable») de 500 francs, une somme considérable pour l’époque (le prix du pain n’est-il pas de 2Fr20 le kilo en France ?).

 

Malgré les inconvénients du régime du pain frontalier :

 

– surcroît de travail pour les administrations douanière et municipale lorsqu’il faut timbrer chacun des tickets de pain (un maire d’une commune frontalière confiait :

«c’est 500.000 coups de tampon à chaque renouvellement de mes carnets» ) ;

– mobilisation de la surveillance douanière pour un travail impopulaire et économiquement très limité ;

– trafic de tickets pesant directement sur le budget de l’ Etat ; ce régime prorogé d’année en année par mesure législative spécifique perdurera jusqu’à la Guerre, époque où un autre genre de tickets, de rationnement ceux-là, fera son apparition. Les habitants de cette frontière y seront déjà habitués.

 

Le but de ce régime surprenant n’ a été atteint qu’au prix de la mise en place d’un système particulièrement contraignant et proche de l’«usine à gaz» chère à nos énarques actuels. Mais le pain, à cette époque, était un symbole.

 

Durant la Guerre, les préoccupations seront tout autres. A la frontière suisse par exemple, si la guerre a interrompu tout trafic de voyageurs, on peut noter que sur la ligne de chemin de fer Nyon – Saint Cergue – La Cure – Morez, le trafic de service (demi-tour du train sur France à Morez) étant maintenu, la corbeille de pain expédiée de Nyon à La Cure (Suisse) était parfois «oubliée» et s’en allait jusqu’à Morez. Elle revenait quelques jours plus tard avec l’ argent.

 

Christian Bellégo

Mai 1996

 


Sources :

– Collection des Lois et Règlements des Douanes Françaises (1816 – 1930/32)
– Tarif Officiel des Douanes Françaises (1882-1885)
– Bulletin des Brigades des Douanes Françaises (1930-1932)
– Collection des Lettres Communes de la DGDDI (1930-1932)
– Annales des Douanes (publication bimensuelle de la Librairie Administrative P. Oudin à Poitiers (1930/32)
– Le Grand Echo du Nord de la France. Quotidien Régional édité à Lille. Edition de Roubaix-Tourcoing (Décembre 1930 à Décembre 1932)
– Fraude et Douane à bicyclette le long de la frontière du Nord (1893 – 1960) par Christian Bellégo – Houtland Editions à Steenvorde- 1998

 


 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N° 19

 

Octobre 1998

 


 

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