Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
La belle époque de la contrebande (1er épisode) : Cherbourg sous la restauration
Quelques aspects de la contrebande maritime à Cherbourg
sous la Restauration.
Le Nord-Cotentin, par sa proximité des îles anglo-normandes et des côtes anglaises, fut le théâtre de nombreuses affaires de contrebande de la fin du XVIIe à la fin du XIXe s. Si une riche tradition orale en témoigne localement (1), les sources archivistiques disponibles, en revanche, n’ont été que rarement mises à contribution (2).
A cet effet et moyennant, il est vrai, d’assez longs dépouillements (3), les fonds judiciaires autorisent une approche particulièrement précieuse. La loi du 22 août 1791 – véritable code des douanes modernes -, remise en vigueur après l’Empire par celle du 17 décembre 1814, précisait les juridictions compétentes. Les affaires courantes relevaient de la justice de paix.
Lorsqu’un délit concernait au moins trois personnes complices ou un contrevenant récidiviste, il était soumis au tribunal correctionnel qui connaîtra également, après avril 1818, des infractions constatées en dehors de l’enceinte des ports. Enfin la contrebande perpétrée avec rébellion, prévarication, attroupement ou port d’armes relevait de la cour d’assises.
En ce qui concerne Cherbourg sous la Restauration, nous disposons d’un collection complète des minutes de la justice de paix locale dont le ressort, théoriquement limité au seul canton formé de la ville et du port, s’étend parfois de facto, en raison de la proximité du siège, aux communes littorales voisines relevant de l’ancien canton d’Octeville (4).
En dépouillant cette série de 1814 à 1830, il a été possible d’isoler 190 actes relatifs à des infractions au code douanier, du 12 juillet 1814 au 11 octobre 1822.
La peine généralement appliquée est une amende de 500 francs, assortie de la confiscation de la marchandise prohibée et du moyen de transport. Le fonds du tribunal correctionnel de Cherbourg pour la même période, quant à lui, a été détruit en 1944.
Enfin, si le terminus a quo des registres de la cour d’assises n’est que de 1825, on a pu pallier ce déficit en consultant l’ensemble des arrêts de renvoi de la chambre d’accusation de la cour royale de Caen pour la période manquante. 6 délits commis dans le département de la Manche y sont évoqués (5), parmi lesquels un seul concerne le Nord-Cotentin et se rapporte non à Cherbourg mais à la Hague.
L’effondrement de l’Empire, et partant du blocus continental, ouvrit toutes grandes nos frontières terrestres et maritimes aux marchandises anglaises. Tandis que nos douaniers étaient invités à glisser une cocarde blanche sur l’aigle de leurs shakos, Eudel (6), directeur des douanes à Cherbourg, transmettait à ses contrôleurs de brigades, le 23 avril 1814, la circulaire autorisant la libération du commerce maritime.
Très vite les armateurs durent déchanter. Nombre de prohibitions furent maintenues voire, au fil du temps, aggravées.
Malgré ces limitations, le trafic, paralysé pendant le blocus, allait reprendre rapidement vie. De mai à décembre 1814, le port de Cherbourg importait principalement du sucre, du café, de l’indigo, de l’huile de poisson et de la laine d’Angleterre, du fer en barres et du bois de construction de Suède, de la houille d’Ostende.
Il exportait des bovins, de l’horlogerie, du beurre, des moutons, de l’eau de vie et des légumes. Sous le couvert d’un commerce maritime rétabli, on allait assister à une flambée de la contrebande qui consiste, rappelons-le, en l’importation, l’exportation -voire la simple circulation- de marchandises prohibées ou soumises à l’acquittement de droits.
La contrebande à l’importation
Les textiles
A la fin du XVIIe s., en réaction à la politique commerciale protectionniste de Colbert, existait un important trafic de textiles entre les îles anglo-normandes et le Nord-Cotentin, spécialement sa partie occidentale formant la Hague.
Il était dirigé par l’ancien corsaire Henri-Robert Jallot – écuyer, sieur de Saint-Martin, «chevalier de Rantot» à Digulleville – et se composait de bas d’estame, de drap, de taffetas et de velours (7). Ce commerce illicite se maintint en proportion de l’importance des droits d’introduction.
Dès la première Restauration et la confirmation de la prohibition des cotonnades anglaises pour protéger nos manufactures, cette contrebande allait prendre la première place des trafics interlopes du port de Cherbourg. Du 4 août 1814 au 11 octobre 1822, 70 affaires relatives aux importations de textiles prohibés seront évoquées devant la justice de paix locale.
La nature des cotonnades était variée : coupons de percale d’une dizaine de mètres de long sur 1,20 m, mouchoirs carrés de 0,90 m à 1,20 m de côté – avec une prédilection pour ceux à fond blanc ornés de fleurs violettes – , coupons de batiste, tabliers de cotonnette, jupes de basin, de flanelle, pantalons de velours, longs rubans de dentelle de coton.
Du coton filé était également introduit à l’usage des tisserands désireux de se procurer un matériau plus fin que celui fourni par nos filatures(8). A ces importations il convient d’ajouter les cachemires indiens, eux aussi prohibés, et quelques produits introduits parfois en fraude des droits tels que du coton brut et des tissus de laine.
Dans la quasi-totalité des cas, ces marchandises sont transportées sur les bateaux effectuant un cabotage régulier, exportant des subsistances et regagnant Cherbourg sur lest ou chargés de houille.
Les bases principales de départ des textiles sont Portsmouth et Guernesey, qui partagent ce rôle à égalité. La commodité avec laquelle ces textiles peuvent être achetés à l’étranger, dissimulés lors du débarquement puis commercialisés fait de cette contrebande un trafic ouvert, pratiqué par nombre de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voyagent d’une côte à l’autre.
Cette facilité explique son succés, d’ailleurs généré et stimulé par une offre et une demande importantes. Dans 39 % des cas, les agents de ce commerce sont le capitaine et/ou l’équipage. 25 % des affaires mettent en scène des passagers masculins et, surtout, 46 % des cas se rapportent à des trafics pratiqués par des passagères (9).
Dans ces introductions où elles apparaissent moins comme comparses ou agents passifs de transport que comme véritables chevilles ouvrières, deux facteurs expliquent la prépondérance des femmes : le caractère bien sûr traditionnellement féminin du commerce des étoffes et aussi le fait qu’elles soient plus rarement contrôlées, bien que les douanes cherbourgeoises disposent d’une visiteuse en la personne de la femme Fichet, habilitée à effectuer la fouille à corps des personnes du sexe «dans un local clos».
Ces passagers, ces passagères, quels sont-ils ? Autant que nos sources peuvent le préciser, il s’agit de négociants ayant accompagné une cargaison à l’aller et surtout de marchandes de toiles, d’oeufs, de fruits, qui profitent du retour pour augmenter leurs bénéfices.
Pour un Pierre Jamard, négociant à Caen, trouvé porteur dans ses bagages, le 29 novembre 1817, de 34 m de percale en trois pièces et qui invoque le galant prétexte d’avoir voulu «les emporter à Caen pour en faire présent à des dames», nombre de passagères avouent plus crûment le motif de leur fraude, telle Thérèse Delaunay «marchande à l’étranger» demeurant à Cherbourg.
Quand elle arrive le 5 janvier 1821 de Portsmouth sur le Neptune, un sloop de 28 tonneaux, et que l’on découvre sur elle, dans un petit sac suspendu par deux rubans, 250 m de dentelle de coton en 7 pièces, elle déclare simplement les avoir achetés outre-Manche 300 francs et les importer «pour en tirer le profit le plus avantageux ».
Sur les bateaux, les cotonnades sont cachées sous les couchettes, dans les voiles ferlées, dans un sac à linge sale, parmi les effets du capitaine, voire dans le double fond d’une cage à poules Lors du débarquement, les coupons sont ceints autour du corps, les mouchoirs autour des jambes des hommes. On en trouve également au fond de petits barils de cassonade, enfouis dans les manches de vêtements pliés dans les malles, et même dans des pains évidés de leur mie et consciencieusement rebouchés.
Parfois la quantité d’étoffes trouvée à même le corps dépasse l’entendement et transformerait la femme la plus svelte en proche parente de Bibendum (10) : à l’issue de la fouille de la femme Duprey, de Cherbourg, débarquant le 20 avril 1817 de la Diligente, goélette de 23 tonneaux en provenance de Guernesey, on put découvrir avec stupéfaction 3 coupons de piqueté blanc, 3 jupes de percale, 1 jupe de cotonnade, 1 jupe ton blanc croisé, 3 grands mouchoirs de percale blanche, 1 tablier de toile blanche, 2 coupons de drap de coton blanc et 1 coupon de mousseline brodée.
Parfois apparaît dans ces affaires le piment de l’exotisme, par exemple à propos de ce couple de bourgeois, les Milon de Verneuil, débarquant le 3 octobre 1820 du sloop anglais Speedwell et qui aurait intéressé Balzac : la douane saisit sur chacune de leurs deux négresses un paquet plat cousu sous leurs jupons et contenant un châle de cachemire et un châle de soie indienne. M. Milon justifiera ce stratagème en révélant qu’il ignorait qu’on visitait les femmes, dispensant quand même son épouse de partager cet opprobre avec ses domestiques de couleur.
Enfin, si les passeurs d’étoffes nous sont connus, il est rare d’apprendre l’identité des destinataires ; ce fut le cas en 1819 et 1821 où l’on remarque que deux membres de la petite société anglaise résidant à Valognes sous la Restauration – évoquée par Barbey d’Aurevilly dans le Dessous de cartes d’une partie de whist -, Mr. Williams et le colonel Herbertn, font venir en fraude de la mousseline et du scotchplaid de Guernesey.
Le sel
Au deuxième rang en nombre des infractions au code douanier évoquées devant la justice de paix de Cherbourg prend place la contrebande du sel.
Si les sels étrangers demeuraient prohibés à l’importation depuis l’ordonnance de 1687, l’Empire avait recréé en 1806 un impôt spécifique sur cette denrée, renouvelant de fait une gabelle abolie par la Révolution.
Très différent des affaires touchant les textiles, le trafic local du sel se rapporte essentiellement à des versements clandestins et nocturnes à la côte. 14 affaires de ce type seront soumises au juge de paix du 10 juillet 1814 au 24 avril 1817, ces procédures relevant après la loi du 21 avril 1818 de la compétence du tribunal correctionnel.
Ce trafic apparaît pratiqué surtout par des pêcheurs qui, depuis l’avènement de Louis XVIII, peuvent de nouveau naviguer la nuit. Les débarquements se déroulent en dehors du port, vu l’importance des cargaisons habituelles, transportées en sacs de 50 à 60 kg.
Parmi les lieux privilégiés, on relève les parages du fort de Querqueville, le secteur de la Saline à Equeurdreville, l’anse de Chantereyne, les abords du port du Becquet à Tourlaville, l’anse du Moulin à Digosville.
Cette contrebande dispose d’une auxiliaire inattendue en la grande digue du large, dont l’édification est en sommeil et le fort désarmé depuis la fin de l’Empire. Les sacs de sel y demeurent stockés avant que les conditions favorables soient réunies pour leur introduction clandestine.
Le 2 février 1816, Siméon Roumy, garde champêtre d’Equeurdreville, qui s’est rendu en canot à la digue pour y pêcher, découvrira dans des locaux souterrains du fort nommés les «grottes» – primitivement destinés à l’usage de cachots pour les soldats -, 20 sacs de gros sel gris pesant 1 100 kg. Le 4 mai, ce sont 53 sacs de sel pesant 2 500 kg qui y seront saisis avec du tabac en feuilles, du sucre en pains et du café en grains. Le 4 novembre 1815, les douaniers avaient surpris un débarquement clandestin près du fort de Querqueville.
Poursuivant leurs recherches, c’est dans le corps de garde lui-même qu’ils découvrirent, en présence de l’adjudant de place, 13 sacs de sel pesant 400 kg.
Parmi les spécialistes de la fraude du sel émerge la curieuse figure de Louis Troudet, un maître au cabotage de 47 ans originaire de Bretteville (-en-Saire), commandant de 1809 à 1815 la Trinité, sloop de 40 tonneaux.
Entre juillet 1814 et février 1815, dès que la Trinité relâche à Cherbourg, on retrouve Troudet sous la casquette du pêcheur, les nuits suivantes, sur un petit bateau non ponté de 2 tonneaux les Deux-Amis. Le 10 juillet 1814, il débarque avec des comparses 18 sacs de sel pesant 1 060 kg. Le 7 novembre, il est surpris avec 27 sacs pesant 1 450 kg dont il avoue la provenance, Aurigny. Le 23 février 1815, c’est devant le petit port du Becquet qu’il manoeuvre les Deux-Amis avec 22 sacs pesant 1 200 kg.
Outre ces débarquements nocturnes, les registres de la justice de paix révèlent 12 affaires de circulation de sel sans permis à moins d’un myriamètre de la côte, de 1814 à 1822. Il n’est pas aisé de savoir s’il s’agit ou non de sel étranger, d’autant que l’entrepôt du négociant Gauttier accuse, en avril 1815, un déficit de 11 tonnes ! Le 16 novembre 1815, Pierre-Louis Devillère – ancien agent national du district et déchristianiseur de l’an II reconverti en inspecteur de l’octroi – en saisit 295 kg sur deux chevaux menés par Jacques Herquin, «cache-pouque» chez Henry, meunier à Martinvast.
Le 2 mai 1822, c’est le tour du journalier Jean Pinçon qui conduisait à Beaumont, dans une voiture attelée de 3 chevaux, 287 kg de sel enlevés à Querqueville chez le sieur Houistre.
Quand le sel de fraude n’est pas d’origine étrangère, il correspond souvent à des versements pratiqués par des bateaux normalement armés pour cabotage du sel qui débarquent des surplus non déclarés sur les acquits-à-caution. La plupart sont des chasse-marée bretons venant du Croisic, de Marennes, de Ré ou d’Oléron qui relâchent à Cherbourg avant de gagner Rouen, le Havre, Saint-Valéry ou Dunkerque.
Dans l’enceinte du port, les 5 versements constatés de 1816 à 1819 concernent de faibles quantités – 5,5 kg par exemple dans le chapeau des matelots de la jeune-Catherine, le 30 août 1816. 4 affaires du même type entre 1818 et 1821 se rapportent à des débarquements illicites de sel des quelques rares terre-neuviers cherbourgeois, tels 12 kg du brick l’Estelle le 27 octobre 1816.
Enfin on n’eut pas à connaître localement deux autres catégories de fraude du sel fréquentes plus au sud : les salines clandestines très nombreuses à l’époque, par exemple dans les cantons de Bréhal et de Lessay (12), où le sel dit «ignifère» est obtenu par chauffage d’une solution de lessivage des sablons (13) et, non rares, les vols en marais salants tels ceux alors constatés à Céaux, dans le canton de Ducey.
Le tabac
Comme les textiles et le sel, les tabacs firent l’objet d’une contrebande intensive dès le dernier quart du XVIIe s. dans le cadre du monopole créé par Colbert, renouvelé par l’Empire et la Restauration.
20 affaires s’y rapportent du 23 septembre 1815 au 8 avril 1822. Parmi elles, 12 jugements concernent des saisies effectuées sur des chasse-marée bretons en relâche à Cherbourg, de retour des ports de la Manche orientale où ils ont livré leur cargaison de sel.
C’est le cas du Tourville dont un matelot tente, le soir du 19 décembre 1820, de débarquer, cachée sous des vêtements, une partie des 29 kg de tabac en feuilles que transporte clandestinement le bâtiment. Il avoue l’avoir acheté au Havre d’un Américain pour le prix de 2,25 francs la livre.
A ce courant d’est en ouest se superposent les importations plus classiques des îles anglo-normandes dont on sait, par une circulaire du directeur des douanes de Cherbourg, qu’elles regorgent alors de tabac et que nombre de bateaux de la région s’y approvisionnent ; parmi eux, l’Amidu- Commerce, un sloop de 30 tonneaux, caboteur régulier avec Guernesey, habitué de la contrebande et célèbre pour avoir mené en exil, le 14 février 1816, l’ex-conventionnel régicide Le Carpentier (14).
Une semaine plus tôt, on avait trouvé à bord 25 kg de tabac en feuilles et 12 kg en rouleaux. On en saisit également sur des bateaux aux origines plus lointaines, comme la Gute-Hoffzung, venant d’Oldenburg en juillet 1820 avec un chargement de bois de sapin pour Cherbourg et… 51 kg de tabac fabriqué et 12 kg de cigares.
Enfin la digue du large continue son rôle d’entrepôt clandestin. En janvier 1821 y sera saisi un ballot de 37 kg de tabac en feuilles tandis que le 23 février 1820, c’est un versement de nuit de 75 kg que la patache parviendra à empêcher entre l’île Pelée et la terre.
Les alcools
Rappelé aujourd’hui par son seul portail, l’entrepôt réel de Cherbourg fut bâti en 1807 sur le quai est du bassin.
Y étaient stockés, sous la conjointe vigilance des douanes et des négociants, les marchandises étrangères destinées à la réexportation en franchise des droits. L’entrepôt alimentera, pendant tout le règne de Louis XVIII, un trafic considérable connu sous le nom de smoglage, tiré de l’anglais smuggline contrebande.
Parfaitement légale au plan français et même encouragée comme source de devises, cette réexportation d’alcool de genièvre et d’eau de vie venant de Hollande – et plus accessoirement de thé – constituait une fraude à l’égard de l’Angleterre où ces produits étaient débarqués clandestinement.
Une multitude de petits bateaux anglais, les smogleurs, venaient se suspendre près de l’entrepôt comme aux mamelles de Cybèle, embarquant les alcools dans 40 à 90 barils de 15 litres nommés demi-ancres, reliés les uns les autres en chapelet par un orin.
En cas de menace d’arraisonnement par une péniche anglaise ou lors du versement sur les côtes, rien n’était plus facile que d’envoyer la cargaison à l’eau, lestée à une extrémité. Une telle quantité d’alcools circulant en franchise ne pouvait que susciter d’irrépressibles envies. La moitié des 20 affaires traitées par la justice de paix se rapportent à des infractions à leur réexportation et concernent des saisies de 1 à 15 litres de genièvre, furtivement débarqués des smogleurs.
Les autres évoquent du rhum importé de Guernesey et des débarquements de vin sans permis, ou son transport sans mention au manifeste du bateau.
Le sucre raffiné
La loi du 17 décembre 1814 avait rappelé la prohibition à l’entrée des sucres raffinés, pour protéger nos propres industries de transformation, tandis que les sucres terrés étaient autorisés, moyennant des droits les empêchant de concurrencer nos sucres coloniaux.
La moitié des 14 affaires relatives au sucre concernent des versements en dehors du port. 3 d’entre elles se rapportent à des découvertes faites sur la digue du large, parfois conjointement avec du sel et du tabac.
Le 24 avril 1817, les manoeuvres louches d’un petit bateau sont remarquées dans les parages de la digue. La patache s’y rend. On découvre dans l’ouest de la tour, cachés sous des pierres, 5 sacs contenant 38 pains de sucres pesant 172 kg. Le 17 juin, à 1 heure du matin, les douaniers surprennent un débarquement au Becquet de Danneville à Digosville : 6 hommes portent chacun un sac. La saisie sera de 225 kg en 75 pains. Arrêté, le journalier Jacques Gallien, de Fermanville, avouera avoir été payé 3 francs pour participer au déchargement, somme qu’il n’eût sans doute pas gagnée en deux journées de labeur ordinaire.
Les saisies dans le port sont plus rares et ne concernent que des quantités de l’ordre de quelques kilogrammes. Mais la fraude peut aussi être pratiquée dans le cadre de fausses déclarations : le 12 mai 1815, les nommés Delacour et Gauvain déclarent débarquer respectivement 125 kg et 85 kg de sucre terré du sloop le Rodolphe en provenance de Guernesey. Il s’agit en fait de sucre raffiné écrasé dont la nature sera confirmée, après envoi d’un échantillon, par les commissaires chargés de la vérification des marchandises à Paris.
Autres produits
8 jugements évoquent des introductions de faïences, 7 autres de coutellerie, 2 affaires se rapportent à l’importation de ferrailles, prohibée par la loi du 17 décembre 1814, tels ces 429 kg de «vieux fers et vieilles limes usées et rompues» découverts, le 8 février 1818, cachés dans les membrures du Prosper venant de Guernesey.
On relève aussi 2 cas d’introduction de cartes à jouer d’origine ibérique. Pour les produits introduits en fraude des droits, 2 affaires mentionnent le fer – blanc, dont 77 kg introduits de Guernesey en novembre 1820, dissimulés sous une cargaison de houille. 2 jugements se rapportent à des scies, 2 sont relatifs à du café en grains.
Mentionnons pour mémoire les déficits constatés en entrepôt fictif, où les négociants stockaient les denrées coloniales en suspension des droits de consommation.
La contrebande à l’exportation
Beaucoup moins importantes en nombre, les affaires de contrebande à la sortie concernent ici exclusivement les subsistances.
5 affaires sont relatives aux oeufs, prohibés à l’exportation jusqu’à la loi du 26 avril 1816. Le 10 mars précédent, on avait vainement tenté d’embarquer 2 425 oeufs sur la Diligente, en partance pour Guernesey chargée de volailles vivantes et de harengs. Les volailles mortes, en revanche, soumises au régime des viandes, demeurèrent également proscrites à la sortie jusqu’en avril 1816. Le même jour, sur la Diligente, la douane empêcha d’expédier un panier contenant les dépouilles mortelles de 11 poules, 3 canards, 4 pigeons et… 2 tourteaux. Une affaire unique se rapporte, le 25 novembre 1814, à la sortie de 15 kg de beurre, alors suspendue par un cours supérieur à 1,50 francs le kg.
Par ailleurs, l’ordonnance du 3 août 1815 avait interdit l’exportation des grains, farines et bétail. Le 23 février 1816, à 4 heures du matin, deux domestiques de Jean-Barthélemy Henry sont surpris, à la Gamache de Gréville, menant 4 chevaux portant 10 petits cochons qu’ils s’apprêtaient à embarquer dans une chaloupe.
Une affaire se rapporte, en 1819, à la tentative de sortie de 98 kg de farine. Enfin, les marrons et châtaignes, assimilés aux grains et farineux, étaient également prohibés à la sortie dans le même cadre législatif. Guillon, cordonnier à Cherbourg, essaiera en vain d’expédier sur l’Actif pour Portsmouth, le 13 novembre 1818, 1 644 kg de châtaignes déclarées comme noix qui demeuraient, quant à elles, autorisées à l’exportation.
Douanier et fraudeurs
Pour lutter contre la fraude existe à Cherbourg une direction des douanes. Le directeur, Eudel puis Cadran, y administre l’ensemble des brigades littorales des départements de la Manche et du Calvados, relayé par ses inspecteurs, contrôleurs de brigades et lieutenants d’ordre.
Chaque brigade, dotée de 6 hommes, est dirigée par un lieutenant et un sous-lieutenant. Pour le secteur que nous avons évoqué, on distingue d’ouest en est les brigades de Querqueville, Bellecroix à Equeurdreville, Cherbourg, Bourbourg à Tourlaville et le Becquet à la limite de Digosville, sans oublier la brigade ambulante et la brigade de la patache, embarquée sur le canot le Vigilant commandé par un lieutenant pilote.
Agés en moyenne de 40 ans, la plupart des préposés sont originaires du département, voire de Cherbourg, comme l’atteste la prestation, devant le juge de paix, de leurs serments de fidélité à Louis XVIII.
Entre ce personnel chichement rétribué – 500 francs par an – et les fraudeurs, il n’est pas rare que des complicités se créent, comme on en signalera à Fermanville en 1824, ou comme en témoigne le cas de Jean Hairon, commandant pendant 15 ans la patache d’ Omonville avant d’être révoqué pour fraude.
Il s’embarquera en 1817 avec Pierre-Germain Clément – dernier capitaine corsaire de Cherbourg à la fin de l’Empire – qui se livre, sous le couvert de la pêche et du pilotage, à la contrebande avec les îles anglonormandes.
Mais les relations entre douaniers et fraudeurs sont souvent loin d’être idylliques. Considérés tels les chiens de garde du commerce extérieur, les préposés sont parfois insultés, comme par cette femme de marin qui les traite, le 30 novembre 1819, de polissons, de bougres et de mâtins.
Certains sont blessés, roués de coups, tel le sous-lieutenant Simon qui surprend un débarquement clandestin à Herqueville dans la nuit du 2 au 3 mai 1827.
Ses agresseurs, Jean Launay de Teurthéville-Hague et Pierre Paysan de Beaumont, seront condamnés par contumace à 20 ans de travaux forcés et à la marque T au fer rouge sur l’épaule droite.
D’autres y laissent leur vie, comme les préposés Police et Bihel dans la nuit du 8 au 9 septembre 1816, à la pointe d’Agon : la saisie de 5 barils de rhum leur vaudra d’être tués à coups de bêche et de bâton.
Au-delà de ces faits trop succinctement évoqués demeure la vraie raison du trafic de contrebande : une politique protectionniste, bridant des courants commerciaux qui, malgré tout, s’établissent et perdurent, quelles que soient les difficultés et les entraves.
En une période de paupérisme local où les bureaux cantonaux de charité sont débordés et où l’on distribue des permis de mendier (15), les bras disponibles pour la fraude ne manquent pas.
Nul n’en rend mieux compte que Jacques-Charles Bunon, 46 ans, pilote du port. Surpris par les douanes sur son petit bateau avec du tabac et du rhum dans la nuit du 8 au 9 juin 1817, il déclare simplement «qu’il était un malheureux qui faisait tout ce qu’il pouvait pour gagner du pain à lui et à sa nombreuse famille, qu’il était bien vrai que c’était lui qui avait apporté les marchandises, qu’il les avait reçues en mer et que son intention était de les mettre à terre comme il pourrait afin de gagner quelque argent».
Bunon est en effet classé à l’époque comme indigent. C’est en une chambre du 26, Grande-Rue qu’il s’entasse avec sa femme et ses dix enfants. Il en engendrera encore cinq autres(16).
Hugues Plaidieux
Notes :
1. [HENRY, Jean]. Les histoires de la Hague par un Raguais. Ms., v. 1927, coll. part. p. 26-27 et 67-80. DOREY, Abbé René. «La Hague et ses fraudeurs». in La Voix de la Hague, avril 1951 à mai-juin 1953. INGOUF, Paul. Fraudes et trafics en Cotentin. – Cherbourg : La Dépêche, 1970. – p. 72- 94. Cf. également les articles publiés par la revue Le Bouais-Jan. 1898, p. 38-39 et 182-183 ; 1904, p. 378-379.
2. Outre leur recours au fonds Marine des Archives nationales, des chercheurs ont montré l’intérêt, pour l’histoire de la contrebande sous l’Ancien Régime, de sources moins pratiquées. Paul LE CACHEUX, archiviste de la Manche de 1911 à 1925, a notamment utilisé la partie du fonds de l’amirauté de Cherbourg alors déposée à Saint-Lô et détruite en 1944 pour son évocation des «Corsaires et fraudeurs de la Hague au XVIIe s.». in Annuaire du département de la Manche, 1924. p. 35-63. M. Jean BARROS a relevé, dans le notariat de Portbail, une série d’actes relatifs à la fraude du sel pour son étude de «L’activité maritime du «canton» de Barneville au XVIIIe s., Carteret et Portbail». in Revue du département de la Manche, t. 8, 1966, p. 9-54, spécialement p. 45-49.
3. Nous exprimons nos vifs remerciements à Mme J. Brugère pour son précieux concours, ainsi qu’à Mme Renou- Enault, conservateur du Service historique de la Marine à Cherbourg, M. Yves Nédélec, directeur des Services d’archives de la Manche, MM. Bréchoire et Pasquette, responsables des Archives municipales de Cherbourg, pour les libéralités de duplications de documents qu’ils ont bien voulu nous accorder.
4. Le canton d’Octeville, créé en l’an X, est démembré depuis 1973 en 3 nouveaux cantons : Equeurdreville- Hainneville, Octeville et Tourlaville.
5. Deux vols en salines avec effraction (Céaux, 1814 et 1816) ; double meurtre de préposés des douanes (Agon, 1816) : coups et blessures sur des douaniers (Surville, 1822 ; Emondeville, 1824 ; Herqueville, 1827).
6. François-de-Paule – Barthélemy Eudel, né en 1755 à Laval, fut directeur des douanes à Cherbourg (v. 1795-1817) où il mourut en 1827. Sur cette dynastie de douaniers, cf. Généalogie de la filme Eudd Firmin-Didot, s.d. (1947), – 60 p. Vénérable de la loge cherbourgeoise la Fidèle Maçonne sous le Consulat (Bibl. nat., FM2 213).
7. LE CACHEUX P op. cit., passim.
8. CHARLETY, S. «La Restauration», tome 4 de LAVISSE, Ernest. Histoire de la France contemporaine, Hachette, 1920, – p. 287.
9. Dans 5 % des cas existe un trafic conjoint équipage/passager. Même pourcentage pour le trafic équipage/ passagère.
10. Cf. COUDREY, R. du «Fraudeurs et fraudeuses». in Le Pays de Granville, 1934. p. 44-50.
I1. Cf. (NEDELEC, Yves). Les Personnages du Dessous de cartes d’une partie de whist. – Saint-Lô, AD Manche, 1982 – tnultigraphié, p. 7.
12. AD Manche, série U, justices de paix de Lessay et de Bréhal, années 1814 à 1816, passim.
13. JACQUET, J. «A propos de la tangue», in Notices, mémoires et documents publiés par la Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, t. 55, 1945, p. 51-69.
14. BRACHET, Vicomte de. Le conventionnel 1.-B. Le Carpentier (1759-1829). – Perrin, 1912. – p. 321.
15. AM Cherbourg, XIXe s., 1 Q 5.
16. AM Cherbourg. Me s., 1 F 58 (recensement de 1817) ; série E. état civil.
Sources :
Arch, dép. de la Manche, série U, non coté, justice de paix de Cherbourg (1814-1830) ; série U, non coté, arrêts de la cour d’assises (1825-1830) ; série P, non coté, carton douanes, registres d’ordres des brigades de Vauville (1810-1814, 1817-1823) et de Cherbourg (1814-1816).
Arch. dép. du Calvados, 2 U 457-463 et 2 U 543-548, chambre d’accusation de la cour royale de Caen, arrêts de renvoi devant les cours d’assises (1814-1824).
Servi hist. Max. à Cherbourg, sous-série 4 P (quartier de Cherbourg), matricules des gens de mer et des bâtiments, rôles d’armement de bord désarmés, mouvements des bâtiments, statistiques, correspondances (1814-1830).
Bibliographie :
– CLINQUART, Jean – L’administration des douanes en France sous le Consulat et l’Empire (1800-1814). – Neuilly-sur- Seine : Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1979. – 429 p.
– CLINQUART, Jean. – L’administration des douanes en France sous la Restauration et la Monarchie de juillet (1815-1848).
– Neuilly-sur-Seine : Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1981, -521 p.
– CLINQUART, Jean. – La douane et les douaniers. – Paris : Tallandier, 1990. 300 p.
– DUJARDIN-SAILLY. – Code des douanes de l’Empire français.
– Paris : Impr. Craplet, 1810. – 448 p.
– JAMIESON, A. G. – The Channel Islands and smuggling (1680-1850). -A people of the sea. The maritime history of the Channel Islands. – London and New York : Methuen), 1986, XXXV-528 p., p. 195-219.
– Lois et règlements des douanes françaises, t. 1-17 et tables (1789-1830), Lille : L. Danel et Paris : Pélicier, 1818-1831 [Bibi. nat., 8° Fw. 54]
– MARIE DU MESNIL, Ange-Benj amen. – Manuel des employés des douanes. – Paris : Antoine Bailleul, 4e édi., 1818. – 448 p. [Bibl. nat., F. 39592] [Sur ce receveur principal originaire de Périers (Manche), cf. Annuaire du département de la Manche, 1860, p. 102-111].
– TRESSE, René. – la contrebande maritime du port de Nice au début du XIX’ si. Annales ES.C., n° 2 mars-avril 1964, P 225-236.
– VIDALENC, Jean. – Relations économiques et circulation en Normandie à la fin du Premier Empire. – Annales de Normandie, t. 8, 1958, p. 441-461.
Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects
N° 19
Octobre 1998