Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Interview de Salvador Dali
A l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Salvatore Dali, nous reproduisons ici l’interview accordée le 3 juillet 1974 par Salvatore Dali à la revue « La vie de la douane ». Publié sous le n°161 d’octobre 1974, la revue a réservé tout spécialement sa couverture à l’évènement en précisant:
« L’illustration de notre couverture a été spécialement réalisée à l’intention de « La vie de la douane » par Salvador Dali. Le dessin original traité en atelier de photogravure a été conçu et exécuté sur une ancienne carte de penthière. l’artiste qui franchit souvent le col du Perthus s’interroge sur l’emprunt éventuel par Trajan de ce point de passage ».
Chez Dali rien n’est mineur. Dali peintre, Dali créateur, Dali provocateur… il a su créer autour de son personnage un panache de bon aloi : esthète et grand seigneur. Il fait bien ce qu’il fait et aime qu’on le dise. Il était naturel que la douane ne laisse pas Dali insensible :
« Certaines de mes extases intellectuelles sont venues de la douane. En gare de Perpignan, lorsque Gala accomplit les formalités douanières. je reste seul. Là souvent, j’analyse mon tableau. Je prends soudain conscience de l’imperfection de ma toile. je vois clairement qu’il aurait fallu peindre cette chose en bleu… mais il est trop tard, le douanier est là et mon tableau est déjà parti ».
Certes, c’est la poursuite d’un rêve impossible, mais c’est aussi le sentiment révélateur qui lui permettra d’atteindre la perfection de l’outil de l’artisan. « Au moment de passer la douane se réalise le miracle, je perçois encore le moyen de faire progresser mon art »
« Je suis l’outil fou » a dit un jour Dali . Oui, l’outil fou d’aller toujours plus loin , au plus immodéré, fou d’attitudes et de paroles, mais qui chez lui ne sont jamais une folie.
« Je suis comme toutes les formes de liberté quelles qu’elles soient. Plus il y a de contraintes, plus il y a de frontières et de douaniers. et plus je suis heureux. D’ailleurs, la partie la plus heureuse de ma vie, c’est en prison que je l’ai vécue. Libre, j’étais toujours rempli d’inquiétudes, je ne savais pas ce qu’il fallait faire : danser, dessiner, peindre, aller au restaurant… mais une fois en prison je me suis senti libéré de mes angoisses ».
Voilà le personnage en situation. Mais les extravagances de Dali semblent toujours parfaitement organisées et soigneusement ordonnées, ses fantasmes répondent sans doute à une nécessité et ses délires ont une logique propre qu’il n’est pas toujours facile de pénétrer. Il a des pensées secrètes sur les objets les plus quotidiens : les meubles, les fauteuils, la vaisselle côtoient les montres molles, les bouteilles molles et les cornes de rhinocéros.
Salvador Dali évolue dans un monde étrange mais d’une grande intimité. Sa résidence de Port Lligat, faite d’une succession de petites maisons de pêcheurs situées à flanc de côteau et que prolonge une splendide oliveraie, est agencée autour d’un patio intérieur dans lequel figurent grandeur nature les personnages du célèbre « Angélus » de Millet découpés, semble-t-il dans de la tôle. La blancheur des murs dispute au soleil brûlant la lumière transparente du ciel. La maison se surpasse pour étonner, séduire, et créer.
C’est dans cette cour intérieure que nous attendons l’arrivée du Maître qui, nous dit-on, peint dans son atelier. Il est vrai que depuis des mois Dali ne se montre plus. Ce n’est pas la première fois qu’un goût immodéré de solitude l’envahit – en général ce phénomène est pour lui le signe d’une grande créativité – mais il vient de subir une intervention chirurgicale qui l’a tenu éloigné quelque temps, et nous sommes les premières personnes qu’il reçoit depuis son opération. Quelques instants plus tard Dali apparaît, vêtu d’une longue tunique de couleur sombre et coiffé d’un bonnet. Il semble s’appuyer avec plus de force sur sa canne, son opération l’a sans doute marqué plus qu’il ne veut le laisser paraître.
Ne risque-t-elle pas de perturber la superbe organisation de son univers auquel il consacre tant d’attentions soutenues ? Mais il nous rassure très vite avec un humour tranquille.
« J’adore savoir comment les autres se sont comportés en pareille circonstance. Ce qu’ils ont ressenti. Moi, c’était extraordinaire, on ne m’a pas endormi, il paraît que pendant l’opération je sifflais, je parlais. C’était merveilleux de voir le chirurgien opérer… J’étais très intéressé par ce qu’il faisait ».
Car assez paradoxalement, sous un aspect délirant, Dali s’intéresse à toute chose. Il se veut un esprit éclairé, ouvert à toutes les recherches humaines. Récemment, un article paru dans la très sérieuse revue scientifique américaine « Nature » fait état des réflexions et des études faites par Salvador Dali sur l’acide desoxyribonucléique dont il avait pressenti l’importance il y a déjà plusieurs années, bien avant que les travaux des chercheurs ne mettent en lumière la réalité de ses considérations pseudo-scientifiques.
« Je suis extrêmement flatté par cet article, car je m’intéresse beaucoup plus à la science qu’à l’art. C’est un domaine qui m’est étranger et c’est cela qui me passionne. A la lecture d’un texte scientifique, mon imagination, que j’ai extrêmement vive, parvient à des conclusions inattendues, beaucoup plus profondes que la réalité immédiate du texte. C’est toujours pour moi une source d’étonnement ».
Il cultive à souhait le goût du paradoxe. « La censure est une chose merveilleuse. Plus il y a de censure, plus les gens sont obligés de se surpasser. Je crois que les plus grands fraudeurs sont des grands artistes, des gens Inventifs et créateurs. Regardez dans le domaine de l’art. Si l’artiste peut tout faire, fait n’importe quoi. Mais s’il y a une censure, pour dire les mêmes choses, Il doit s’efforcer de le faire d’une façon beaucoup plus subtile et plus élaborée. La fraude est l’expression d’un art. Ce que l’on ne peut faire passer par des voies directes, on le détourne pour l’exprimer d’une autre manière, moins perceptible à l’évidence, mais plus artistique ».
Dans un moment de feinte humilité qu’il nous tend comme un piège, Dali ajoute la touche définitive au personnage qu’il nous présente de lui-même à travers le sentiment qu’il a de la douane.
« Si l’uniforme des douanes vient de Napoléon, il faut qu’il soit en bonne place dans mon musée de Figueras. Je vais m’en inspirer pour les gardiens du musée. Ça, c’est une idée merveilleuse !
Boutade ou création de génie, nous ne saurons jamais. Avec Salvador Dali il nous faut jouer sans cesse sur la distance ou l’intimité des rapports qui s’établissent et qui évoluent très vite d’un instant à l’autre. De la plus froide à la plus brûlante des réponses, il demeure un personnage énigmatique.
Mais on peut rester indifférent. Chacun tôt ou tard doit être touché par l’artiste. Les uns insensibles à sa peinture concèdent qu’il dessine en maître, nombre de ses œuvres en témoignent, et qu’il fait preuve dans la fabrication de bijoux, d’objets surréalistes de toutes sortes, d’un talent supérieur, même si la création de ceux-ci est davantage fonction de la situation générale du marché des objets d’art dans le monde que d’inspiration poétique. Car Dali se vend bien, et se vend même très cher, c’est une réalité. Il sait s’entourer de gens parfaitement compétents et sa position sur le marché international est des plus confortables.
D’autres qui trouvent à redire sur sa recherche esthétique, dont il nous a donné une définition des plus « savantes » et des plus obscures, acceptent de reconnaître dans son œuvre un des documents humains de notre époque.
« Il n’y a pas de définition meilleure de l’esthétique que celle donnée par Francesco Pujol. C’est dit-il, l’alcalosité, le phénomène du mal de mer, lorsque tout tourne et que l’on a envie de vomir. C’est le moment où la séparation de l’esprit et de la matière donne à l’artiste le mal de mer. Lorsque les conditions d’une certaine perfection sont réunies, la matière tend à se séparer de l’esprit et l’on a alors le sentiment de la beauté, du sublime. l’esthétique est intimement liée au processus biologique ».
D’autres encore qui mettent en doute l’authenticité de sa vie secrète peuvent découvrir en lui un précurseur guidé par un sentiment profond de la beauté qu’il exprime souvent avec une violence et une ironie féroces.
« L’art rétro d’aujourd’hui n’est que l’affirmation d’une vérité que je proclame depuis quinze ans, tant dans le domaine de la peinture, où la place des peintres pompiers commence enfin à être reconnue, qu’en architecture où l’on se rend compte de nos jours combien Gaudi dépassait le Corbusier – sans doute disparu des suites d’une indigestion de béton armé ! « .
Et puis ceux qui refusent sa peinture ou ses idées proclament bien haut qu’il a le génie du théâtre.
« Je suis un être éminemment théâtral. Mon musée de Figueras, actuellement en préparation, sera d’ailleurs conçu comme un théâtre. Le jour du vernissage, je prépare une des mises en scène les plus extraordinaires que l’on ait jamais vue. Deux hélicoptères viendront dévoiler la coupole qui recouvre le musée et traîneront l’étoffe immense jusqu’à Barcelone. Les expositions seront toutes originales en commençant par les hyperréalistes américains dont les œuvres commencent à être appréciées en France. Ce sera le « Musée théâtre » de Salvador Dali.
N’a-t-il pas écrit :
« Il est difficile d’attirer l’attention du monde pendant plus d’une demi-heure de file. Moi j’ai réussi à le faire chaque jour. Ma devise a été que l’on parle de Dali, même si l’on en parle en bien ».
Mais la peinture dans tout cela ?
« Dans cinquante ans, nous dit-il, nous retrouverons la peinture réaliste telle que la concevait Vélasquez qui reste l’un des plus grands peintres de tous les temps. Les artistes s’efforceront de reproduire la réalité sensible avec la fidélité la plus parfaite, le réalisme de la photographie. »
Et Dali peut-il faire école ?
« Aucun intérêt. Là n’est pas le problème. La peinture n’est qu’une parcelle de ma cosmogonie ».