Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Gabelous de la nuit : poèmes croisés d’Edmond Roche et Claude Huyghe
« Et de toute douleur
en sa folie
dire un germe de beauté »
Yves Prié, « Passage des amers », 2007
L’un fut calaisien, l’autre est dunkerquois. L’un exerça les fonctions de surnuméraire à Paris en 1847 avant d’être titularisé en 1851, tandis que l’autre est douanier depuis 1995. L’un fut le premier traducteur de l’opéra de Richard Wagner « Tannhäuser » en 1860, l’autre est l’auteur d’un spectacle musical, « La Rébellion Oméga » (2001). Les poèmes de l’un parurent à titre posthume en 1863, quand l’autre voyait le jour en 1963 et publiait successivement « IGHM le véloce » (2001), « Orymphes » (2008) et « La commode oblique » (2014).
Par delà leurs différences, de siècle et d’affectation, les vers d’Edmond Roche et Claude Huyghe sont l’écume d’un même rivage, celui de la Flandre littorale, le souvenir d’une même enfance, au creux des dunes, dont il est question dans les poèmes qui suivent.
Porteurs de l’uniforme bleu nuage des douaniers poètes, servant l’administration le jour et la muse la nuit, leurs vers transfigurent la douleur en beauté, les insomnies en journal de rêve, la solitude en rencontre avec le lecteur, par la « magie » de « l’écriture », magnifiée par Claude Huyghe :
« La page se noircit, notre âme se blanchit
Elle se libère de son imaginaire
L’écriture est ouverte, le lecteur franchit
Sans le savoir vraiment une fausse barrière »
Kevin Mills
Calais
(fragment.)
À Monsieur Lejeune-Mollien.
. . . . .
Que j’aime à te revoir, ô ma ville natale,
Chère nymphe marine, assise au bord des eaux !..
. . . . .
Tu n’as pas, il est vrai, de riches promenades,
Ni de palais de marbre aux superbes arcades,
Ni de hauts monuments, ni de ciel enchanté,
Ni le tiède parfum des belles nuits d’été ;
Mais tu me plais, avec ton corset de murailles,
Protégeant la cité, quand grondent les batailles…
. . . . .
J’aime de ton beffroi la flèche qui s’élance,
Belle de hardiesse et belle d’élégance,
Et sa coupole à jour qui laisse voir les cieux,
Et le gai tintement du carillon joyeux,
Qui, devançant dans l’air la voix des heures lentes,
Jette au vent sa chanson de notes sautillantes ;
J’aime ta grande mer, à l’aspect solennel,
Dont on entend au loin le murmure éternel :
La mer, ô mon pays, la voilà, ta richesse,
Suspendant sur ton front l’éternelle jeunesse !
J’aspire son air pur et vif avec bonheur,
Sa fraîcheur rajeunit et retrempe mon coeur.
C’est ici que pour moi la riante espérance
Berça de rêves d’or mon sommeil d’innocence ;
C’est ici que vers Dieu, dans le temple, en tremblant,
Ardemment s’élança ma prière d’enfant ;
C’est ici que mon cœur, avide tendresse,
À ma mère rendit sa première caresse…
. . . . .
Poème d’Edmond Roche
Juin 1840
Je suis né à Rosendaël
Je suis né à Rosendaël
Autant dire à Dunkerque
Alors qui a-t-il de mal ?
Surtout ne dites pas « Berk »
Qui connaît son Carnaval ?
Son hommage à Cô Pinard
Et au milieu du brouillard
À vénérer notre phare
Et la tour du Leughenaer
Puis la plage de Malo
Où l’été existe bien
Je vois tant de gens à l’eau
Ici il suffit de rien
Pour vivre pleinement heureux
Je suis né à Rosendaël
Je ne m’en porte pas plus mal
Les mouettes sont heureuses
Les dunes ne sont pas sales
Pour ça elles sont rieuses
Dunkerque, ville oubliée
Par le centre de Paris
Je suis intimement lié
Oh toi rieur, vas-y ris !
Je vois la digue du Break
Et j’y vois mes souvenirs
Ce petit bout de Dunkerque
Ce coin qui m’a vu grandir
À genoux devant Jean-Bart
Lui le sauveur de la France
Oui, lui a donné sa part
Pour donner la délivrance
Moi, fier d’être dunkerquois
Souvenez-vous en 40
Nos pères ont eu la foi
Ils ont remonté la pente !
Je suis né à Rosendaël
Et j’en suis tellement fier
Car Dunkerque est une étoile
Qui ne luit pas depuis hier…
Poème de Claude Huyghe
Extrait du Recueil « La commode oblique »
2014
La dune
(extrait)
II
J’ai gravi, triste et seul, la dune triste et nue
Où la mer fait gémir sa plainte continue,
La dune où vient mourir la vague aux larges plis,
Monotone sentier aux tortueux replis.
Ô nature stérile ! Ô perspectives mornes !
Dune, désert de sable auprès des flots déserts ;
Plaine immense, horizon large, qui n’a pour bornes
Que le ciel se perdant au sein des vastes mers ;
Tu représentes bien mon âme souffrante,
La vie, âpre sentier qu’elle doit affronter :
C’est bien là cette route effondrée et mouvante,
Où l’on ne peut poser le pied sans hésiter !
Comme le goéland, l’espérance rapide
Effleure de son vol le gouffre de nos jours ;
Mais bientôt secouant dans l’air son aile humide,
Dans la brume des ans elle fuit pour toujours ;
Les passions du cœur, impétueuses vagues,
Se tordent sous le vent de l’appétit charnel ;
L’âme, pleine de voix menaçantes ou vagues,
Déchaîne dans l’esprit un orage éternel.
Ainsi va l’existence, hélas ! Tout s’y ressemble !
Le pas qu’on fît hier on le fera demain ;
Tout cela pour mener à la mort qui rassemble
Sous un ciel ignoré le pâle genre humain ;
Et pour dire, en voyant cette rive inconnue,
À l’heure où du linceul vont se fermer les plis :
« J’ai gravi, triste et seul, la dune triste et nue,
« Monotone sentier aux tortueux replis ! »
Poème d’Edmond Roche
Extrait du Recueil « Les algues »
Octobre 1834
La dune et la lune
La dune se trouvait petite et solitaire
Balayée par le vent froid de l’hiver nouveau
Elle était si triste parmi ses congénères
La mer lui apportait ses larmes en rouleaux.
La lune, petite dans l’immense univers
Était fatiguée de ne montrer qu’une face
Au monde qui plus bas avait bien trop à faire
Pour ne la regarder dans l’eau comme une glace.
Oui, la lune et la dune avaient des points communs
Si bien qu’elles se parlaient dès la nuit tombée
Personne ne voyait les deux amies de loin
Ni n’écoutait leurs cris de joie comme un bébé.
La dune grandissait un peu plus chaque jour
Dans l’espoir un peu fou de monter dans le ciel
Ses oyats frémissaient, de vraies mains démentielles
Alors, grain après grain, la dune se fit tour.
La lune pour lui plaire se fit la plus ronde
Rendant folles marées et mouettes frileuses
Elle s’illuminait pour éclairer le monde
Pour mieux voir la dune très fière et généreuse.
Mais le vent trop jaloux fit gronder le tonnerre
Les nuages du coup devinrent des soldats
Les éclairs en renfort firent trembler la mer
Le vent se fit violent et la dune tomba.
L’orage sépara les amies impossibles
Pendant des jours entiers, une saison entière
La lune était cachée dans le ciel irascible
Dans les nuages noirs qui lui firent misère.
La dune était punie d’avoir voulu grandir
D’avoir voulu toucher son amie sélénite
Elle laissa tomber son idée pour finir
Elle redevint triste, elle redevint petite !
Un soir, un grand oiseau ému par cette histoire
Parla à la dune et lui prit en cadeau
Un peu de son sable sur ses ailes, son dos
Et vola tout en haut jusqu’à la lune noire !
Personne n’a revu ce très beau goéland
S’il a réconforté la lune silencieuse
Mais la dune savait qu’en prenant son élan
Il toucherait enfin son âme très précieuse…
Poème de Claude Huyghe
Extrait du Recueil « La commode oblique »
2014
Claude Huyghe
(Coll. privée)