Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Essai de géographie culturelle : la frontière de la Nation aux communautés frontalières. Le cas des Pyrénées Occidentales

Mis en ligne le 1 juillet 2021

Lorsqu’on s’intéresse aux frontières, on se rend compte, après un bref examen des opinions construites par les médias, que les frontières font partie du paysage géopolitique mondial ».

 

Cependant elles semblent frappées d’un paradoxe car le sens commun oscille entre leur suppression et leur renaissance. Alors que l’Union Européenne supprime ses frontières intérieures, l’Europe Médiane délimite de nouveaux territoires ceints par de nouvelles frontières. Nous pouvons donc dire que les frontières sont l’œuvre des hommes et des sociétés qui les créent, les maintiennent ou les suppriment. Cependant ces processus évolutifs des frontières à un niveau global ne sont pas sans répercussion sur les populations qui les côtoient dans leur quotidien.

 

Ainsi, nous proposons d’observer les frontières nationales (et plus particulièrement la frontière franco-espagnole) à deux échelles, l’une nationale et l’autre locale, permettant ainsi de nous rapprocher d’une certaine réalité des frontières, une réalité pluridimensionnelle puisque traitant d’une part des rapports de la frontière avec la communauté nationale dans son entier et d’autre part des rapports de cette même frontière avec les communautés frontalières qui la pratiquent.

 

La frontière nationale et le territoire national

 

La notion de frontière nationale apparaît, dans son acception contemporaine, à l’époque moderne. Constitutivement liée à la notion de Nation, elle vient participer à la double construction du territoire national et de la société nationale.

 

Ce processus de construction a pour objectif de faire admettre au groupe national, dans son ensemble, la nécessité d’avoir une identité commune, un territoire commun, nommé et délimité spatialement. Ainsi, dans le cas de la construction de la nation française, le fait d’être français doit primer sur celui d’être de tel ou tel village, de telle ou telle province. Plus encore, posséder une identité nationale commune fondée sur un territoire national s’enrichit d’une modification dans la vision de l’Autre, l’étranger qui, dès lors, n’apparaît plus comme le voisin du village limitrophe ou de la province contiguë. Il est le Grand Autre, celui de l’au-delà des frontières et perd alors en « proximité ».

 

On le comprend la frontière nationale joue ici un rôle prépondérant : elle marque le territoire en notre « Ici » (national) et notre « Ailleurs » pour mieux conforter notre « Nous » contre nos « Autres ». Par ce fait, la construction d’une frontière peut être étudiée comme la mise en place d’une nouvelle norme qui doit être acceptée par l’ensemble de la communauté nationale. Pour ce faire, divers moyens sont mis en œuvre.

 

En un premier lieu, cette matérialisation passe par la signature de traités. Ces derniers spécifient le tracé de la frontière symbolisée par une ligne exactement dessinée sur une carte et, plus encore, par la mise en place sur le terrain de bornes numérotées et de postes frontière donnant un sens nouveau à un espace jusque-là sans caractéristiques particulières qui devient la limite visible d’un territoire national en construction. Cette matérialisation de la frontière va être confirmée, après la Révolution française, par la constitution du corps des douanes. Celui-ci, par l’efficacité de son fonctionnement administratif, la rigueur de sa hiérarchie, va faire de certains de ses fonctionnaires des hommes-frontière qui vont eux aussi participer, par leur présence en ses abords, à sa matérialisation.

 

Ainsi, la frontière nationale, notion abstraite, va devenir une réalité, visible par tous dans le paysage. Plus encore, la frontière, pour mieux être acceptée de tous et donc gagner en efficacité, va faire l’objet de toute une série de mesures sociales visant à sa meilleure connaissance. Ce sont principalement les institutions publiques : l’armée et l’école qui, de façon privilégiée, assurent cette tâche, par la conscription, d’une part, et, d’autre part, par l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Des canaux de transmission plus souples qui relèvent de la culture populaire sont aussi utilisés. On assiste entre autres à la diffusion, sur l’ensemble du territoire, de cartes postales évoquant l’idée de frontière : scènes de contrebande, vues de postes-frontière, etc. et de chansons comme Les douaniers du clair de lune ou Le contrebandier de Jean Rodor (1951). Ainsi, qui aura subit un apprentissage efficace sera conscient des limites de son pays, acceptera les frontières et sera prêt à les défendre, le cas échéant.

 

Les frontières nationales et les communautés frontalières

 

Si la mise en place et le maintien dans le temps d’une frontière nationale à un niveau global relève, comme nous l’avons vu, d’un processus d’apprentissage, nous pouvons nous demander comment les communautés frontalière (3) vivent cette proximité dans leur quotidien.

En étudiant quatre communes (4) jouxtant la frontière franco-espagnole, nous avons pu observer que, de façon générale, les populations, malgré l’existence de la frontière, ont des pratiques d’échanges indifférenciés avec les villages voisins, espagnols ou non. Les images stéréotypées à l’égard de ces « voisins » proches sont réparties de façon égalitaire et sans discrimination d’un village à l’autre : l’espagnol est berger, il est peu évolué et sans ressources alors que le Béarnais (pour les villages basques) est riche, dur en affaires et influent.

 

A première vue, la frontière n’aurait donc pas eu d’effet sur les villages qu’elle a marqués territorialement. Elle aurait empêché ni les relations ni les sentiments stéréotypés avec les villages espagnols voisins. Une recherche plus approfondie montre que les pratiques et les représentations de ces communautés frontalières ont néanmoins été affectées par l’existence sur leur territoire d’une norme imposée de l’extérieur : la frontière. C’est en mesurant les représentations des communautés frontalières à l’égard de deux « étrangers » à leur territoire : le douanier et l’espagnol migrant que l’on peut dégager une autre vision du monde de ces communautés frontalières.

 

Tout d’abord, les douaniers, représentants de la Nation, affectés administrativement dans ces villages, occupent une place particulière au sein de la communauté. Loin d’être ignorés, ils sont l’objet de nombreuses représentations stéréotypées qui prouvent toute l’observation vigilante qui leur est portée : ils sont perçus comme de petits fonctionnaires, il leur est attribué une tendance à l’oisiveté et une certaine peur de la hiérarchie. Ils possèdent, malgré tout, un statut particulier au sein du groupe, ils sont respectés et contractent des unions matrimoniales avec des frontalières.

Au contraire, les Espagnols implantés dans ces villages frontaliers, souvent pour des raisons économiques, sont fortement dévalorisés, tant dans les pratiques que dans les représentations. Peu se marient avec des frontalières et, si tel est le cas le mariage est atypique au regard des normes matrimoniales du village : soit la jeune fille est issue d’une union illégitime, soit l’écart d’âge est important à l’avantage de la conjointe française (jusqu’à 20 années) et en aucun cas, un contrat de mariage n’est signé – pratique courante jusqu’au milieu du XXème siècle. L’image de ces Espagnols résidents est négative à tous les égards; ils sont ceux de l’Ailleurs, ceux qui sèment le doute et l’incertitude.

 

 

Conclusion

 

En tant que norme, la frontière nationale paraît avoir subit une appropriation de la part des populations frontalières. Ces dernières, loin de la rejeter, l’ont accaparée et ont ainsi défini un nouvel équilibre, en ont fait une nouvelle norme façonnée à leur dimension villageoise. De cette façon, les échanges traditionnels qui constituent les fondements de toute vie sociale n’ont pas été altérés. Au contraire, leur permanence renouvelée est venue conforter l’appartenance à une identité nationale : l’identité française. Ces échanges ont aidé les villages frontaliers à accepter l’étranger souvent lointain, le douanier, celui que l’on ne connaît pas, celui qui est imposé de l’extérieur, et à rejeter, l’étranger proche, l’espagnol dans notre cas, celui contre lequel le village et son identité se sont construits.

 

 

Hélène Velasco-Graciet, Université de Pau et des Pays de l’Adour,
Unité Mixte de Recherche 5603 associée au CNRS

 


1. Cet article est issu de ma thèse de géographie « La frontière, le territoire et le lieu. Norme et transgression dans les Pyrénées Occidentales » soutenue publiquement, à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, le 18 décembre 1998.
2. Voir par exemple Le Monde, Dossiers et Documents, 1997, n° 253 ou Le Monde des Débats, 1997, n° 23.
3. C’est-à-dire dont l’une des limites communales est une frontière nationale.
4. Lescun (Béarn), Larrau et Sainte-Engrâce (Soule) et Les Aldudes (Basse Navarre).

Les cartes postales qui illustrent cette double page sont extraites des collections du Musée national des douanes.

 


 

 

 

Cahiers d’histoire des douanes

 

N° 20

 

1er semestre 1999

 

 

 

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