Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
En tambours et trompettes
Il existe entre la douane et la musique une relation évidente qui, cependant, peut passer inaperçue : la présence, dans les armes de cette administration, d’un instrument de musique, le cor de chasse.
Il s’agit en réalité du cornet, ou trompette, jadis en usage dans les unités de chasseurs et symbolisant aujourd’hui encore ces unités. Si ce cor ou cornet est apparu, dès le Premier Empire, comme ornement de l’uniforme des douaniers, c’est de manière subreptice, à l’initiative de chefs locaux qui, imitant en cela les responsables militaires, n’hésitaient pas à faire preuve d’imagination et d’esprit d’initiative en matière d’uniforme. Au cas particulier, l’attribut n’était quand même pas abusivement adopté puisque les douaniers étaient assimilés aux chasseurs à pied et que la couleur de leur tenue les avait même fait dénommer les « chasseurs verts ».
C’est à la fin du XIXe siècle, plus précisément en 1894, quand fut créée la médaille d’honneur des douanes dont elle compose la bélière, que l’association du cor et de la grenade peut être considérée comme devenue l’un des symboles officiels des douanes. Son emploi se généralise en 1904: elle apparaît alors sur les boutons d’uniforme, en écusson au collet des vestes, sur le képi; elle n’a cessé depuis lors de constituer l’emblème de la douane. On peut bien entendu s’interroger sur l’adéquation de cette symbolique, sinon à des réalités contemporaines, du moins à des données historiques.
S’il est certain, par exemple, que l’assimilation des brigades armées des douanes aux chasseurs (assimilation partagée avec les forestiers) est devenue en quelque sorte officielle lors de la création d’un corps militaire des douanes en 1831/1832, peut-on, en revanche, considérer que les unités de douaniers se sont, en fait, servi du cornet comme l’ont fait (et continuent à le faire) les chasseurs alpins ? Ce fut en tout cas fort limité dans le temps (seulement vers le Premier Empire) et non moins limité dans l’espace. Cependant une œuvre du dessinateur militaire Valmont. que possède la Bibliothèque Nationale, représente un douanier muni d’un instrument à vent qui pourrait bien être un cornet de chasseurs.
S’il faut se montrer plus que prudent en ce qui concerne l’usage effectif du cor dans les brigades des douanes, on doit en revanche tenir celui du clairon pour tout à fait habituel dans les unités douanières aux XIXe et XXe siècles, Du clairon, mais aussi du tambour, et celui-ci est en réalité le premier de ces deux instruments à s’être répandu dans les brigades: on peut même considérer que. sous le Premier Empire déjà. il était tout à fait courant dans ces unités. A l’origine il s’agissait de tout autre chose que de parade: le tambour remplissait des fonctions très utilitaires. En particulier, il servait a scander la marche en un temps où la troupe se déplaçait exclusivement à pied; il battait aussi le rappel, quand s’imposait une intervention rapide; il ponctuait enfin les temps forts de la vie quotidienne. Ces divers besoins, auxquels répondait l’usage du tambour, les unités douanières les ont connus sous la Révolution et, plus encore sous l’Empire. Les circonstances qu’il s’agisse de la marche des bataillons improvisés pour lutter contre l’insurrection vendéenne ou défendre des frontières menacées, ou encore du déplacement des lignes de douane au rythme de l’expansion territoriale, ont conduit la douane à militariser de plus en plus ses brigades.
Cette militarisation de fait fut surtout marquée dans les pays conquis où la favorisaient quand elles ne la rendaient pas indispensable, la coexistence des douaniers et des militaires, ainsi qu’une insécurité variable selon les lieux et les époques. Là où l’on était solidement implanté, en particulier dans d’importantes agglomérations devenues villes de garnison comme Gênes. Anvers. Hambourg, etc… s’ajoutèrent aux considérations utilitaires des soucis de prestige alors fort répandus au sein des armées. Ainsi savons-nous, par le témoignage de Boucher de Perthes, alors jeune fonctionnaire des douanes, que dans la direction de Gênes, la douane avait ses tapins. Notre auteur note, en avril 1807, que le directeur local Brack (un Valenciennois qui serait appelé, pendant un temps à siéger au conseil d’administration et ferait plus tard la fortune de Théodore Gréterin, futur directeur général) adorait les uniformes rutilants, et recrutait de préférence d’anciens militaires (des chenapans des sabreurs à cause de leur belle tenue . Les tambours de la douane de Gênes passaient alors pour les meilleurs de la garnison Ils étaient suffisamment intégrés à la vie locale pour que les Génois les embauchent afin qu’ils prêtent leur concours aux fort nombreuses processions organisées dans la ville. Ils pouvaient dans ce cas -nous rapporte Boucher de Perthes- gagner en un jour autant que leur paie d’un mois. En octobre 1808, ce même Boucher de Perthes quittait Gênes pour Livourne où l’appelait son service à la tète d’un détachement de 60 préposés et de 2 tambours.
L’Italie n’avait cependant pas le monopole des « tapins » douaniers, une iconographie relativement abondante nous montre des tambours des douanes d’unités principalement installées sur le Rhin et dans les territoires allemands. Le manuscrit dit du Bourgeois de Hambourg, qui fournit une documentation importante sur les uniformes militaires des occupants français, offre un dessin de Shur pris sur le vif et représentant l’un de ces tambours. L’homme porte l’habit vert à col blanc liseré de noir, le filet rouge et la culotte verte: il arbore un chapeau à plumet gigantesque, la caisse de son instrument est jaune à tirants blancs. les cercles de la caisse portant des rayures obliques bleues, blanches et rouges.
Un commentaire de Knötel est parfaitement adapté à ce dessin : « Le tambour des douaniers, dit-il, est le type même de l’archibourgeois. Dans une attitude somnolente, le menton rasé dignement et enfoncé dans la cravate blanche dont l’extrémité pend négligemment en avant, l’homme travaille son instrument, tête inclinée, il poursuit son chemin ». Les généraux de l’Empire avaient lancé la mode des uniformes resplendissants jusqu’à l’extravagance. Dans cette mise en scène, les coiffures empanachées jouaient leur rôle et tel était le cas des splendides plumets ornant les chapeaux des tambours.
Fort, s’inspirant de Valmont notamment, a peint d’autres tambours des douanes. L’un, empanaché comme celui de Shur, se tient droit. Il ne joue pas de son instrument, mais le porte sur l’épaule. Un autre, équipé en guerre, avec le sac et la gourde, se trouve au repos; il est assis, le tambour à son côté et il fume une longue pipe allemande à fourneau de porcelaine: nous sommes en 1813-1814, car il porte un shako (alors récemment introduit dans l’uniforme douanier) dont le plumet, de dimension normale cette fois, marque quand même par sa double coloration la qualité de son propriétaire.
Une carte postale de Bucquoy, qui reprend une autre aquarelle de Fort, représente encore un tambour en arrière-plan d’une scène située aux portes d’une ville fortifiée. L’Empire une fois tombé et les douanes françaises repliées dans les limites de la « Vieille France » leurs brigades n’abandonnèrent pas l’usage des tambours : ceux-ci scandèrent la marche des douaniers lorsque – Duverger ancien directeur et auteur d’un ouvrage en témoigne- , on les fit défiler à l’occasion de voyages en France de membres de la famille royale, bien qu’ils fussent assez peu appréciés des Bourbons en raison de leur attitude pendant les Cent-Jours. C’est cependant l’établissement d’un statut militaire officiel des brigades sous la Monarchie de Juillet qui officialisa la situation. Une circulaire du directeur général Gréterin, datée de mai 1832, nous apprend en effet que le ministère de la guerre a décidé de prendre en charge la fourniture de tambours et de clairons aux « compagnies » des douanes. «Le but du ministre, fut-il précisé, a été de témoigner aux brigades la satisfaction de leurs efforts pour s’exercer au maniement des armes dans les moments que leurs fonctions leur laissent de libre et pour encourager en elles l’esprit militaire en les plaçant, dès ce moment, sur un pied tel qu’elles se trouvent sous plusieurs rapports assimilées aux compagnies de l’armée ». Ainsi donc le clairon apparaît cette fois en compagnie du tambour, et il n’y aura de cor que dans l’emblème futur des agents des douanes, auxquels on fixe cependant pour consigne d’assimiler la théorie des chasseurs à pied !
Quoi qu’il en soit, les conditions nécessaires et suffisantes sont désormais réunies pour que se créent, là où le favorise une concentration suffisante d’agents, de véritables cliques avec tambours-majors dont le musée des douanes possède plusieurs cannes à pommeau. De telles cliques existent à Marseille, au Havre et à Bordeaux. Le Second Empire fera aux parades militaires une place importante le peuple et le régime en raffoleront et la douane participera à cet engouement général. On cite en particulier le succès qu’obtiennent les douaniers lorsqu’ils défilèrent à Bordeaux devant Napoléon III. Leur belle tenue (due sans doute pour partie, à l’efficacité de leur clique) leur valut, non seulement les compliments de l’Empereur, mais aussi le droit à l’obtention de la médaille militaire. Malheureusement les militaires s’en irritèrent; ils firent valoir que le texte fondamental relatif à cette distinction était violé et il fallut faire, sur ce point, marche arrière. Les douaniers n’en furent pas satisfaits, comme on l’imagine. Duverger, que l’on a cité plus haut, se fit leur porte-parole en mettant en évidence, l’injustice de la situation des douaniers dont on constate « la présence en corps régulier et manœuvrant très bien dans la réception de tous les princes et souverains », que l’on peut mobiliser pour la défense du pays ou celle de l’ordre public, que l’on arme et entraîne à cette fin (y compris pendant leurs heures de repos !), mais auxquels on se refuse à reconnaître les prérogatives des militaires. A telle enseigne – et c’est ici que la musique revient en premier plan – que les douaniers n’ont pas « le droit de faire un usage habituel de leurs tambours et de leurs clairons, si le commandement militaire du lieu le leur interdit.
Mais laissons là cette querelle (qui allait renaître et se développer dans les débuts de la IIIe République) pour nous demander quel pouvait bien être cet « usage habituel » des tambours et des clairons dans une administration avant tout destinée à contrôler le commerce extérieur. On a peine à l’imaginer aujourd’hui, mais ces clairons et ces tambours furent, au XIXe siècle, quotidiennement utilisés dans certaines grandes douanes pour ponctuer la vie des habitants des casernes, ou pour opérer la relève, selon les normes militaires, de la garde installée aux points « stratégiques » des zones portuaires, ils eurent aussi très régulièrement leur rôle à jouer dans l’exécution des exercices de maniement d’armes et de défilé auxquels étaient astreints les agents des brigades. N’oublions pas que, pendant très longtemps, le tambour fut en usage dans les lycées et collèges!
On peut être assuré qu’en 1870, lorsque les brigades furent mobilisées et appelées à participer aux combats, leurs clairons et leurs tambours les accompagnèrent. En tout cas, quand la IIIe République réorganisa le corps militaire des douanes en 1875 (avant de donner un drapeau aux bataillons douaniers en 1880), elle prévoya, dans l’effectif de chaque compagnie, deux clairons ou tambours. Ainsi fut fixée, pour une longue période, puisqu’elle s’étend jusqu’à la seconde guerre mondiale, la place officielle de deux instruments de musique, dans l’équipement des services douaniers.
De nos jours, il n’existe plus de clairons ni de tambours des douanes (bien qu’un « ancien ›, ait encore, il y a peu de temps fait retentir la cour de la vieille douane de Paris des sonneries « Aux Champs » et « Aux Morts » à l’occasion des cérémonies commémoratives des guerres). Plus précisément, il n’en existe plus qu’a Marseille et on le doit à la survivance dans cette ville, d’une des deux musiques de type militaire, que les brigades des douanes organisèrent dans le passé. Celle du Havre (rendue célèbre par Dufy) a disparu ; celle de Marseille a su, contre vents et marées, se maintenir. Avant d’en terminer avec le cor de chasse de l’emblème des douanes et avec cette évocation de ses clairons et tambours, peut-être vaut-il la peine de jeter les yeux au delà de nos frontières et de nous demander si d’autres douanes ont connu ou connaissent des situations comparables. Les douaniers français ont été précédés et surclassés par leurs homologues italiens en cette matière, plus exactement, par la « légion de troupes légères » piémontaise qui remplissait, au XVIIIe siècle, le même rôle que nos brigades et possédait une « banda » ou clique formée de fifres et tambours et dirigée par un tambour-major. Après la Restauration sarde de 1814, la « légion légère royale » du Royaume du Piémont (ancêtre de la Guardia di Finanza) posséda une clique de 14 tambours et 7 trompettes dirigée par un tambour-major au superbe plumet bleu. Cette formation, non seulement, survécut à l’unité italienne. mais donna naissance, au début du XXe siècle, à une grande formation de la Guardia di Finanza qui existe toujours.
Si l’on regarde vers la Belgique, on constate que lors des événements de 1830-1831, un détachement de douaniers de Flandre occidentale avait occupé le chef-lieu de cette province; il était arrivé précédé de deux tambours, derrière un drapeau aux couleurs brabançonnes portant l’inscription «douaniers volontaires de la Flandre occidentale ». Ainsi peut-on penser que, sous le rapport de la musique, douaniers belges et français de ce temps ne manquaient pas de points communs Ils ont depuis, persévéré, puisque la musique des douanes de Mons se produit chaque année à Cassel, à l’occasion de la fête des douaniers, la Saint-Matthieu.
Jean CLINQUART