Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Douaniers en guerre: la libération des Ardennes à travers les registres des évènements
Le témoignage ci-dessous sur l’engagement des agents des douanes contre l’occupant durant le second conflit mondial s’inscrit dans le cadre de notre évocation initiée en janvier dernier et intitulée « des bataillons douaniers de 40 à la France Combattante ».
Est reproduite ici une partie d’une étude intitulée « Douaniers en guerre » menée par Jean-François Beaufrère. Publiée dans les « Cahiers d’histoire des douanes et droits indirects » en juillet 1994. Elle relate la libération des Ardennes à travers les « registres des évènements » tenus dans les bureaux et brigades des douanes de cette époque.
Comment la libération a-t-elle été vécue par les agents des douanes en poste dans la Direction de Charleville en 1944?
L’examen des registres des évènements de l’époque pouvait paraître une bonne source d’information. Le postulat ne s’est qu’a demi vérifié car bon nombre de registres d’évènements ne portent aucune mention. Aucune mention n’existe non plus quand à l’invasion de 1939 ce qui est après tout compréhensible.
A une exception prés, les mentions relatives à la libération ont été rajoutées après coup probable ment sur instruction du Directeur Régional de l’époque. Nous citerons in extenso le contenu de ces rapports.
Il convient de préciser que les agents des douanes au moment de l’invasion allemande ont été dans un premier temps repliés vers l’intérieur du territoire (Nice, Perpignan). Les Ardennes ont été déclarées zone interdite par les allemands. Les douaniers disposeront de laisser-passer visés par le « Feldkommandant » et le Directeur Régional des Douanes, leur permettant de circuler nuit et jour et de conserver leur arme de service. Ceci explique qu’à la libération les services douaniers étaient en état de fonctionnement.
Photo prise le 3 septembre 1944 à 10h00, place ducale à Charleville par Mr Eyraux photographe à Charleville.
A gauche, l’agent des douanes Noël porte un brassard FFI, à droite, le docteur Boquentin.
Brigade de la Gruerie
« Le 2 septembre 1944, le territoire de la commune de Signy le Petit, y compris le hameau de la Gruerie, a été libéré. La majorité des agents avait rejoint les organisations FFI. Pas d’incident à signaler
le lieutenant. »
Brigade de la Neuville aux joutes
« Le 2 septembre 1944, libération de la commune de La Neuville aux Joutes. La majorité des agents de la brigade avait rejoint les organisations F.F.I. Aucun incident à signaler.
le lieutenant »
Cette seconde annotation a été intercalée dans le registre. Les 2 signatures étant identiques dans les deux brigades ci-dessus, c’est certainement le même lieutenant qui a apposé ces mentions.
La Chapelle
« Le 3 septembre 1944 à la suite de l’attaque et de l’incendie, par le maquis belge, d’un camion d’essence allemand, des soldats de cette armée retrouvèrent le corps d’un des leurs à proximité du lieu de l’attaque (500 mètres en avant des croisements des routes de Bouillon et du Moulin à vent). Dans la soirée, à 0h45, ils entrèrent dans le poste de garde du bureau de La Chapelle: brigadier chef SIMONET et préposé VIGNERON.
Ces deux agents servirent d’otages tandis que les allemands effectuaient des recherches en leur pré sence à proximité du lieu de la découverte. Celles ci demeurèrent vaines et les deux agents furent relâchés le 4 septembre 1944 à 4 heures.
Le 6 septembre 1944 vers 16h00 du soir des troupes américaines, venant de la direction d’Illy, occupaient sans incident le village de Givonne que l’envahisseur allemand venait de fuir.
Le 8 septembre 1944 la libération et l’occupation du village de La Chapelle par les troupes américaines se firent dans les mêmes conditions que pour Givonne le 8 septembre 1994 à 8H00 du matin.
le lieutenant ».
Cette transcription est particulièrement intéressante en ce qu’elle recouvre les évènements de 3 jours consécutifs; c’est par cette route qu’était passé en 1939 le gros du flot de l’invasion allemande vers Sedan.
Brigade de Rocroi
C’est sous la mention « mort du préposé GILLET » que sont rapportés les faits suivants:
« Le 4 septembre 1944 le préposé GILLET prenait part dans les rangs des F.F.I. à la libération de la ville de Charleville. Au cours d’une reconnaissance qu’il dut effectuer au plateau de Berthaucourt, il fut mortellement blessé par l’ennemi aux cotés de son collègue LE BLANC de la brigade la Maison Brûlée. Ce dernier fut également blessé à l’épaule.
le lieutenant »
Brigade de Bosseval
« La commune de BOSSEVAL a été libérée de l’occupation ennemie le 6 septembre 1944, sans incident.
le lieutenant. »
Cette mention faite en bas de page et une rature sur le dernier chiffre de l’année, le rédacteur ayant manifestement écrit 1945 puis ayant raturé, montre une rédaction postérieure à l’événement.
Cette brigade procédera le 5 novembre 1944 à l’arrestation de 5 soldats allemands fugitifs. Cette arrestation est relatée en ces termes:
« Le 5 novembre 1944, vers 1H30 du matin, l’escouade GRANDFILS, Brigadier-chef Le BRAQUE préposé, en service au Bosquet Fernand a vu passer en direction de l’étranger cinq individus qu’elle reconnut être des soldats allemands et sur laquelle elle tira plusieurs coups de feu sans résultat, la nuit était noire et les soldats s’étaient immédiatement jetés sous le bois.
L’alerte ayant été donnée au personnel, une surveillance de nuit a été organisée et au petit jour une battue a été effectuée par tous les agents assistés de quelques civils ; vers 4 heures la piste des soldats ennemis ayant été découvert aux abords de la » Croix Jacques » la poursuite effectuée de concert avec les gendarmes de Vrigne aux Bois et quelques membres des F.F.I. de Vrigne aux Bois et de Bosséval aboutit à 10H00 à la capture à 30 m en arrière et 100 m à droite de la croisée du Loup, des ennemis fuyants ont été conduits sous escorte a la mairie de Vrigne aux Bois.
le lieutenant »
Les termes employés laissent penser que ce texte a bien été écrit dans les heures qui suivirent les faits.
Brigade de Carignan
« Le 7 septembre 1944, vers 14H30, les premiers éléments américains, fantassins et motorisés, arrivaient à Carignan par la route de Sedan et se dirigèrent vers Margut et Matton.
Il ne restait à ce moment que deux automitrailleuses près de la gendarmerie, chargées sans doute de conserver le contact. A l’approche de nos alliés, ces deux engins blindés s’enfuirent en direction de Margut en protégeant leur retraite par des rafales des mitrailleuses tuant deux soldats américains prés de Linay. Le pays était enfin libéré.
le lieutenant. »
Brigade de Matton
« Le 7 septembre 1945, une demie compagnie d’infanterie allemande s’était retranchée dans le village de Matton. Vers 16 heures, quelques éléments de pointe américains venant de la direction de Pure entraient à Clemency et continuaient leur progression vers Matton prenant contact avec les Allemands près du cimetière de Matton. Un allemand fut tué, un autre blessé et fait prisonnier et le reste de la troupe se replia vers les Deux Villes et le Banel.
Peu après une compagnie d’infanterie motorisée américaine arrivait à Matton venant de Carignan et prit les Allemands en chasse guidée par les F.F.I. de Matton au nombre desquels figuraient presque tous les agents de la brigade et le préposé BOU GUIT de Carignan qui était venu avec la colonne alliée. »
La libération tant attendue était chose faite.
le lieutenant »
Les annotations en marge: « libération du territoire je dis: 7 septembre 1944 – le Lieutenant. »
« La libération du territoire est du 7 septembre 1944 et non du 7 septembre 1945. Intercaler un papillon à la page précédente. Les registres officiels ne doivent pas comporter de nobis – le Directeur Régional. La présente page devra être maintenue au registre »
Les mentions marginales de la main du Directeur Régional démontrent que ces indications ont été portées postérieurement aux faits. Subsidiairement elles montrent que dans ses tournées, le Directeur se préoccupait de viser ce registre et donc le considérait comme important. On peut peut aussi rapprocher le souci du contexte du moment ou « l’épuration » était active.
Brigade de Tremblois
« Le 7 septembre 1944, diverses rumeurs laissaient prévoir l’approche des troupes alliées, des camions hippomobiles et des soldats allemands isolés paraissant exténués se dirigeaient vers la Belgique. A la tombée de la nuit les cloches du village voisin sonnant à toute volée se firent entendre, le moment tant espéré était proche.
Le lendemain à 9 heures, une voiture automobile américaine pénétra lentement dans la localité aux acclamations de la population, il ne restait plus aucun ennemi dans la région de Tremblois, l’heure de la libération était sonnée; aucun incident ne l’avait marquée.
le lieutenant. »
C
ette page a également été rapportée au registre.
Brigade de Gespunsart
Il y a deux relations des faits successives:
« La libération de Gespunsart a eu lieu le 6 septembre 1944. En raison de sa situation géographique et aussi du peu d’importance des voies de communication desservant Gespunsart, cette localité a vu peu de troupes de l’armée allemande en retraite, traverser ses rues.
Pendant que de faibles effectifs d’unités ennemies vaincues, empruntaient la route passant par Gespunsart, la localité était occupée par une compagnie environ.
Les FFI – et parmi lesquels il y a lieu de citer le brigadier des Douanes COLIN, les préposés CARBON, PAULY, CAVALLONI (qui avaient déjà pris contact avec l’ennemi lors de l’attaque du maquis des manises), échangèrent dans la journée du 5 au 6-9-44,des coups de feu avec l’ennemi sur la route de Rogissart au lieu dit « la Scierie » où deux soldats allemands furent tuées vengeant ainsi la mort d’un habitant de la localité, père de sept enfants, assassiné lâchement quelques heures auparavant par les hordes nazies terrorisées mais hargneuses.
Dans la nuit du 5 au 6-9-44, le préposé LAMBERT, aidé de quelques habitants, voulant prendre dans une souricière la compagnie allemande cantonnée barra la route de Gespunsart à Pussemange (Belgique) entre la « la Scierie » et le Hameau de Rogissart en abattant en toute hâte de gros arbres bordant la route qui tombèrent pèle-mêle sur la chaussée.
Mais les ennemis, furieux de ce contre temps som mèrent le maire de Gespunsart de faire déblayer la route dans le plus bref délai et, en pleine nuit sans Lumière, les habitants réveillés par le garde champêtre, durent aller ébrancher et débiter ces gros arbres tombés enchevêtrés les uns dans les autres et débarrasser ainsi la route. A la suite de ces actions, les allemands retinrent quelques notabilités comme otages, mais le commandant les fit libérer parce qu’un civil, père de famille nombreuse avait été tué. Dans la matinée du 6 septembre 1944, la population de Gespunsart voyait apparaître les premiers éléments de l’avant garde de l’armée américaine marquant ainsi la fin de son long cauchemar. »
Pour actions accomplies pour fait de résistance: – le préposé PAULY a fait l’objet de deux citations (Nos 124 et 142 du 20/09/1944) à l’ordre de la Division, comportant chacune l’attribution de la « Croix de Guerre avec palme et étoile d’argent. – le brigadier COLIN Paul a été cité à l’ordre de la Division le 24-9-1944 avec droit au port de la Croix de Guerre. ainsi que le préposé CARBON qui, par citation à l’ordre du Régiment en date du 24-9-1944, a été également décoré de la Croix de Guerre.
le lieutenant »
Cette brigade connaîtra un événement dramatique avec la mort du brigadier CARATINI.
« Le 8 septembre 1944, après plus de quatre ans de présence sur notre territoire, l’envahisseur, chassé de partout se repliait vers les frontières et les troupes américaines faisaient leur entrée victorieuse dans la localité.
La libération tant désirée était devenue effective et, chacun heureux de se sentir soulagé du cauchemar qui l’avait hanté pendant des années, donnait libre cours à sa joie et accueillait chaleureusement les soldats alliés.
L’action du service pendant les jours qui ont procédé et suivi celui de la délivrance a été très active, tous les agents ont pris part aux opérations locales dirigées par les F.F.I. du secteur de Carignan dont ils faisaient partie.
Ils ont assuré la transmission des ordres ou participé à l’établissement de divers barrages en vue de désorganiser la retraite de l’ennemi, de même qu’ils ont exécuté des battues en vue de rechercher les soldats retardataires qui pouvaient encore se trouver dans les parages.
Au cours de ces opérations, l’administration des Douanes devait, malheureusement, perdre un de ses plus fidèles serviteurs.
Le 7 septembre, vers 18 heures, alors qu’il se trouvait en mission près d’Auflance, le brigadier CARATINI françois, père de famille tombait mortellement atteint de deux balles tirées par deux soldats allemands qu’il se disposait à capturer.
Cette perte fut, heureusement, le seul incident mal heureux que l’on eut à déplorer.
le lieutenant »
Brigade de Hautes Rivières
Le registre de Hautes Rivières porte la retranscription d’un discours prononcé par une haute autorité, au moment ou une plaque de marbre comportant le nom des « douaniers des Ardennes morts entre 1939 et 1945 » était dévoilée. La date exacte de cette céré monie n’est pas mentionnée au registre, mais on peut penser qu’elle a eu lieu le 11 septembre 1948, un visa du Directeur Général figurant sur la page précédente à cette date.
Mon cher Directeur Général et Ami,
Mon cher Directeur, Mesdames, Messieurs,
En acceptant bien volontiers de venir présider cette cérémonie du souvenir lorsque vous me l’avez demandé, je me remémorais immédiatement la continuité de l’esprit de devoir et de sacrifice depuis 150 ans dans notre vieille et noble Administration des Douanes.
J’appréciais également à toute sa valeur, cette marque touchante, qui tend d’ailleurs à se généraliser puisque j’ai déjà assisté à des manifestations semblables et que je dois encore le faire, marque par laquelle le personnel des Douanes veut perpétuer la mémoire de ceux qui sont disparus dans la plus grande épreuve que la France ait subie.
Je félicite tout le personnel issu de la Direction de Charleville d’avoir fait inscrire pour la postérité les 26 noms qui figurent d’ailleurs au Livre d’Or dont la parution ne saurait tarder malgré les difficultés administratives qui s’y sont jusqu’à présent opposées. Je m’incline devant nos morts et je donne à leur famille et à ceux qu’ils ont quittés l’assurance que l’Administration fera tout en son pouvoir pour leur témoigner toujours sa solidarité fidèle et sa sollicitude si elle ne peut malheureusement adoucir leur peine.
Nous confondons tous nos chers disparus dans une commune affection, mais vous me permettez et vous le ferez certainement avec moi de donner une pensée particulière à tous ceux qui sont morts glorieusement en soldats, les armes à la main, pour défendre et libérer la patrie. Quand on pense aux faibles moyens dont ils disposaient devant un ennemi formidable et sauvage dans la victoire comme dans la retraite, comment n’admirerions nous pas leur courage et leur patriotisme et ceux qui brisè rent l’esprit de la défaite pour reprendre volontai rement le combat.
Nous sommes aujourd’hui réunis dans ces Ardennes qui en 25 ans ont connu deux fois l’invasion et deux longues occupations ennemies, nous sommes dans ce pays que l’allemand avait voulu à deux reprises incorporer au Reich impérial ou nazi. Qui ne se souvient des jours sombres de Mai 1940 et de ce qu’ils apportaient comme malheur dans ces villes et villages encore en ruines aujourd’hui et d’ou nos agents et leurs familles furent chassés avec les populations apeurées et harcelées par la mitraille et les bombardements inhumains.
L’envahisseur à subi à son tour tout le poids du cataclysme qu’il avait déclenché dans son orgueil et, délivrée de la contrainte qu’il faisait peser sur elle, la Douane a repris librement sa tâche.
En appréciant cette liberté, je vous demande simplement que la cérémonie intime et combien émouvante qui nous réunit, vous retiriez tous, de tous grades, un enseignement. C’est que, vous inspirant de l’exemple de ceux que nous avons pieusement évoqués, vous accomplissiez vos fonctions, toutes délicates et pour beaucoup pleines de risques, avec la conscience la plus entière avec la rectitude et l’honnêteté qui sont, sur le chemin du devoir, les qualités que, depuis qu’il a recouvré la paix, notre pays est en droit d’exiger de tous.
Comme nos chers et glorieux morts, vous aurez alors bien servi la France. »
La plaque de marbre portant le nom des 26 douaniers se trouve maintenant dans la cour de la Division des Douanes des Ardennes, siège autrefois de la Direction de Charleville.
Jean-François Beaufrère
Cahiers dhistoire des douanes
et droits indirects
N° 15
Juillet 1994