Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Douanier ou garde-frontière ?

Mis en ligne le 1 juillet 2021

Cet article a été publié dans les « Cahiers d’Histoire  des douanes et droits indirects » sous le titre « Les missions de la surveillance en 1927: douanier ou garde frontière? » au 2e semestre 2011.

L’équipe de rédaction

 


S’adaptant aux vicissitudes de l’histoire, la surveillance douanière a toujours semblé balancer entre « police des marchandises » et force de sécurité supplétive. Les critiques dont elle a souvent fait l’objet et qui ont forgé son caractère font osciller sa raison d’être entre le coeur du métier douanier entendu comme le contrôle des biens, et la mission de gardes-frontières similaire de contrôle des personnes. Il n’apparaît ainsi pas nouveau de la percevoir comme intervenant dans des missions aussi multiples qu’hétérogènes, insuffisamment orientées vers les fraudes fiscales, ne disposant pas d’orientations lisibles structurant ses missions.

 

Il y a près d’un siècle à une période où l’Europe est traversée par des troubles politiques et une désorganisation économique et sociale, tandis que la France évacue la Sarre occupée depuis le Traité de Versailles, la direction générale des douanes s’interroge donc déjà sur les missions de surveillance dévolues à la douane.

 

Les annales des douanes de 1927 mettent en perspective ce débat au travers d’ un éloquent plaidoyer en faveur d’une branche de la surveillance constituant le pendant efficace de celle des opérations commerciales, dans une direction générale des douanes, alors dirigée par Pierre Chocarne, qui compte sur elles pour assurer la défense économique de la France.

 

Se tournant sur le commerce avec ses colonies, qui représentent en 1927, environ 13% de son chiffre commercial, la France se replie comme ses alliés vers un protectionnisme désorganisé. En dépit des économistes qui réclament alors une politique libre-échangiste, surtout au nom de la solidarité entre alliés, la France se trouve, selon l’historien Gustave Legaret1: « laissée par les autres vainqueurs avec toute la charge de ses réparations et de ses dettes, a eu recours à des mesures protectionnistes, dont elle n’est pas encore parvenue à faire un système bien coordonné. »

 

 

Cette interrogation doit bien sûr être replacée dans son contexte, celui d’un protectionnisme exacerbé que Jean Clinquart résume de façon très explicite : « Dans un monde où se ferment les frontières, la France ne peut qu’être un peu plus portée à tirer parti de toutes les ressources de l’arsenal douanier (modification des droits, prohibitions, contingentement) afin de sauvegarder le travail national »2.

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Au sujet de la particularité aux origines lointaines que constituent les deux branches d’activité du service des douanes, Clinquart précise d’ailleurs que dans l’héritage que la douane moderne a reçu de la Ferme générale, figure le clivage des services entre les bureaux et les brigades. Il ajoute à son sujet, que s’il est pratiquement impossible de situer le point de départ de cette dualité et qu’elle ait semble-t-il toujours existé : « Les textes les plus anciens distinguent les commis d’une part, et les gardes, d’autre part. Sans doute faut-il en conclure que l’existence de deux services distincts a paru de tout temps répondre à un impératif fonctionnel ».3

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Arrêtons-nous donc quelques instants sur le vif argumentaire que le numéro 43 des annales des Douanes, daté du 17 novembre 1927 propose dans sa chronique, pour nous replonger, non sans penser aux interrogations du temps présent, sur l’éclairage que lègue la mémoire du passé…

 

 

ANNALES DES DOUANES

Numéro 43 – 17 novembre 1927

Chronique

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Douanier ou garde-frontière?

« Le problème, toujours actuel, de la réduction du nombre des fonctionnaires a trouvé une solution partielle dans l’expansion des attributions de certains d’entre eux, de telle sorte qu’en fusionnant des emplois similaires, on a pu confier des charges diverses à un seul titulaire là où, jusqu’alors, deux employés avaient été nécessaires.

 

Ce procédé a reçu une application assez large dans l’administration des Douanes ; toutefois il est bien évident qu’il ne saurait intervenir que dans des limites restreintes et là seulement où les attributions fusionnées ne sont ni trop complexes ni trop absorbantes.

 

Mais la question peut se poser sous un tout autre angle lorsqu’on examine le rôle des brigades des douanes. On sait que celles-ci exercent à la frontière une surveillance théoriquement permanente et que l’accomplissement de cette mission les place dans une situation de fait spéciale qu’aucun autre service public ne connaît: ce poste de sentinelle vigilante leur est en effet privatif et il apparaît bien qu’elles soient seules, de par leur organisation, en mesure de le tenir.

 

Or, dans l’état actuel de l’Europe, à une époque où les malaises politiques semblent provoquer dans les esprits un trouble inquiétant pour l’ordre social, il importe au plus haut degré pour les Gouvernements de maintenir le calme à l’intérieur de leur pays par un contrôle sévère des frontières et de s’opposer, par ce moyen, à l’intrusion d’éléments étrangers fauteurs de désordres. La France, terre classique de la liberté, est, pour cette raison même, spécialement exposée à ce danger : plus que toute autre donc, elle éprouve la nécessité d’une surveillance préventive et salutaire. On peut se demander si ce rôle tutélaire ne devrait pas être dévolu sans réserve au douanier.

 

Actuellement, les attributions du douanier sont multiples. Il est tout d’abord un agent fiscal, puisque sa mission spéciale, celle qui apparaît comme sa raison d’être, consiste à prévenir et à réprimer la fraude ; en même temps, il garantit la perception régulière, à l’intérieur, des taxes de consommation et autres contributions indirectes similaires. Mais il est aussi un véritable préposé à la police du commerce extérieur, suivant d’ailleurs son appellation d’antan, puisqu’en permettant par son action coercitive l’exacte perception des droits de douane, il assure à la production et au travail nationaux la protection d’ordre économique dont le législateur entend les faire bénéficier.

 

En outre, son champ d’action lui vaut de participer à la police sanitaire du bétail et des plantes en veillant à ce que cette réglementation soit strictement observée par les importateurs ; les services d’hygiène réclament son concours pour empêcher que ne pénètrent en France des personnes porteurs de maladies contagieuses ; la sûreté le réclame pour compléter sa propre action de défense contre les individus dangereux au point de vue social; la marine l’appelle pour concourir à la police de la pêche ; l’administration de la guerre lui recommande de la renseigner sur les faits d’ordre militaire qui, se produisant à la frontière, pourraient intéresser la défense nationale.

 

Le douanier a donc des attributions multiples et son domaine est vaste ; mais comme il est, avant tout, préposé des douanes, le concours qui lui est demandé par les services publics autres que celui auquel il appartient demeure subordonné, à une seul exception près, à la satisfaction préalable de sa mission spéciale. On sait que l’arrêté du 12 floréal an II est formel à cet égard : « Les préposés ne peuvent être détournés par les autorités constituées du service constamment actif pour lequel ils sont commissionnés et salariés par le Gouvernement », de sorte que les garanties qu’on serait en droit d’attendre, à des titres divers, de la surveillance exercée par les brigades des douanes peuvent être légalement suspendues par l’injonction impérative contenue dans le texte de l’an II ; c’est dire qu’actuellement, la protection permanente de la ligne frontière n’est pleinement assurée, en fait, qu’au point de vue fiscal.

 

On peut alors se demander, en se plaçant à un point de vue plus général, si le douanier ne devrait pas remplir les différentes missions qui lui sont confiées sans que fût attachée à l’une d’elles une priorité qui compromettrait l’accomplissement des autres. On aboutit ainsi à la non plus du douanier, agent du fisc, mais du garde-frontière.

 

***

Cette solution est à priori séduisante.

 

Les avantages qu’elle entraîne viennent aussitôt à l’esprit. Les douaniers étant déjà, sur certains points, délégués dans des fonctions qui rentrent dans le cadre normal des attributions de fonctionnaires spéciaux, il semble qu’ils puissent, d’une manière générale, se substituer à ceux-ci. Des économies appréciables pourraient ainsi être réalisées.

 

Par ailleurs, le garde-frontière chargé des intérêts généraux aurait, pour en assurer la sauvegarde, une initiative que ne peut posséder au même degré le douanier. Il agirait au mieux de ces divers intérêts dès lors qu’il ne se trouverait plus retenu par le souci prééminent de réprimer la fraude. La sécurité politique de nos frontières y gagnerait à coup sûr. Elle se trouverait, du reste, d’autant mieux assurée que l’unité de commandement réaliserait, dans la pratique, une coordination des efforts et des moyens qui ne saurait exister aujourd’hui : l’officier des douanes est un fonctionnaire de l’ordre fisca l dont l’activité est entièrement absorbée par la lutte contre la fraude; de par sa préparation à ses fonctions, de par sa spécialisation professionnelle, son horizon est inévitablement limité dans la pratique et il ne saurait avoir le souci d’embrasser à la fois, comme le ferait le chef des gardes-frontières, l’universalité des obligations qui s’attachent à la surveillance, sous ses divers aspects, de la limite des États.

 

Cette vérité de fait ressort avec une force singulière lorsqu’on examine comment cette protection est exercée dans les régions où la fraude est peu à redouter. Là, la Douane, fidèle à sa mission et légitimement soucieuse d’adapter ses moyens aux besoins réels, a réduit ses effectifs, supprimé des brigades, élargi les mailles de son réseau, si bien qu’il n’est pas téméraire de prétendre qu’elle n’effectue plus dans ces régions qu’un contrôle intermittent, souvent purement préventif.

 

Or, les missions accessoires que les autres services publics confient aux douaniers peuvent nécessiter une intensité de la surveillance égale à celle qu’exigent, au seul point de vue fiscal, les frontières exposées à la contrebande. Il est bien évident que, dans ce cas, le relâchement de la surveillance que justifie, que réclame même, la situation considérée du point de vue purement douanier, compromet les autres intérêts généraux. Et comme les brigades des douanes paraissent les seuls organismes qui soient effectivement en mesure d’exercer un contrôle efficace, on peut craindre qu’un tel état de choses laisse se créer une lacune inquiétante que l’intervention du garde-frontière ferait sans doute disparaître.

***

 

Si séduisante que soit cette conception, il ne faut pas trop se hâter de conclure car, en regard des avantages, il serait imprudent de ne pas retenir les inconvénients qu’entraînerait la transformation du douanier en garde-frontière.

 

Nous savons combien nos lois fiscales sont complexes, et cela n’est pas vrai seulement des textes qui intéressent le service des bureaux. Si donc les pouvoirs publics veulent, comme il convient, que les lois soient exactement observées, il est de toute évidence que les fonctionnaires chargés de les faire respecter doivent consacrer spécialement leurs efforts à l’étude de ces textes : or, cette spécialisation qui répond à une nécessité de fait, s’accommode mal de la multiplicité des attributions.

 

Le même inconvénient apparaît quand on remarque que les directives adressées à l’officier des gardes-frontières émaneront d’autorités aussi nombreuses que variées. Ce sont les chefs de service régionaux des ministères des Finances, du Commerce, de l’Agriculture, de l’Intérieur, de la Guerre, de la Marine qui lui donneront des ordres !

 

Que de difficultés, sinon de conflits, ne sont pas à prévoir pour concilier, dans l’application, des instructions qui procéderont d’intérêts si différents et qui seront rédigées par des fonctionnaires n’ayant ni la même formation administrative ni la même perception des intérêts généraux !

 

Si on est en droit de craindre que, dans de telles conditions, des instructions aussi diverses ne puissent recevoir une application conforme à l’esprit qui les aura animées, on peut, par contre, tenir pour certain que la répression de la fraude fiscale s’en trouvera inévitablement affaiblie. À vouloir trop embrasser, n’aurait-on pas mal étreint?

 

De ces considérations il résulte que la transformation du douanier en garde-frontière supposerait certaines modifications importantes de l’état actuel. Tout d’abord, et sans aucun doute, l’effectif des brigades devrait être assez sensiblement accru, car il est trop peu nombreux en ce moment sur les frontières que la contrebande ne menace pas, et il ne saurait suffire pour surveiller efficacement ces régions au point de vue de la police générale et de la santé publique.

En second lieu, il serait indispensable de réorganiser les brigades sur un plan nouveau : elles ne pourraient, en effet, que cesser de faire partie de l’administration de Douanes et devraient constituer un service distinct capable de répondre aux multiples obligations qui lui incomberaient. Ce qui serait conservé, ce sont, sans doute, les méthodes employées par les douaniers dans l’exécution de leur service, méthodes confirmées par l’expérience et certainement préférables à celles que suivent, par exemple, les gendarmes, dont le rôle est assez souvent mis en comparaison avec celui des préposés des douanes actives.

 

Cette réorganisation entraînerait nécessairement la suppression de toute participation du personnel des brigades au service des bureaux. Pareille mesure s’imposerait doublement : en effet, d’une part, le corps des gardes-frontières devenu autonome ne saurait se substituer à celui des douanes sédentaires dont la délicate mission apparaîtrait entièrement distincte et, d’autre part, les attributions de ces nouveaux agents seraient trop nombreuses pour que leurs chefs n’eussent pas le souci d’éviter de les surcharger de fonctions supplémentaires sans analogie avec les leurs.

 

Et cette dernière remarque conduit à penser que les diverses réglementations dont l’application serait confiée aux gardes-frontières devraient être aussi simples et allégées que possible, tant en ce qui concerne la législation douanière que les autres. En un mot, les gardes-frontières seraient essentiellement des agents de consigne et les instructions qu’ils recevraient devraient s’inspirer de cette situation de fait. De là la nécessité de simplifier ces réglementations, de les exprimer en formules claires ne se prêtant à aucune interprétation, afin qu’en présence des faits, le garde n’éprouve aucune difficulté pour les traduire en actes.

 

On le voit, l’idée première, si séduisante, n’est pas d’une réalisation aisée. Elle implique la satisfaction préalable d’un certain nombre de conditions qui posent chacune des problèmes complexes et difficiles à résoudre en conformité de l’intérêt bien compris du pays.

 

Est-il permis d’observer, par ailleurs, que cette idée du garde-frontière aux attributions multiples est en opposition avec celle de la division du travail qui préside à l’activité de tous les organismes perfectionnés dont elle assure le développement? Or, cette loi s’impose aussi bien aux services publics qu’aux groupements économiques et, de toute évidence, c’est aller à l’encontre de ses enseignements et de ses bienfaits que de réunir, entre les mêmes mains, tant de tâches différentes dont chacune réclame un effort déterminé dans un domaine distinct.

 

A s’engager en pareille voie, on risquerait fort de compromettre le fonctionnement de services dont la bonne exécution importe également au bien public.»

 

 

Arnaud Picard

 


 

 

1Gustave Legaret, Histoire du développement du commerce, 1931, ed. Eugène Belin

 

2Jean Clinquart, La douane et les douaniers, 1989, ed. Tallandier

 

3Jean Clinquart, op.cit.

 


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Cahiers d’Histoire  des douanes et droits indirects

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N° 47

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2e semestre 2011

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