Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Chronique du temps passé – « Trafic de licences (Napoléon contre Masséna) »

Mis en ligne le 1 novembre 2024

Nous remercions M. Illy, Receveur Principal au Havre, qui a bien voulu nous signaler l’extrait ci-après des mémoires du général Baron de Marbot.

 

NDLR  JFP n° 72 – mars 1958 

 


 

(*)

 

Napoléon, persuadé que le meilleur moyen de contraindre les Anglais à demander la paix était de ruiner leur commerce, en s’opposant a l’introduction de leurs marchandises sur le continent, les faisait saisir et brûler dans tous les pays soumis à son autorité, c’est-à-dire dans plus de la moitié de l’Europe. Mais l’amour de l’or est bien puissant et le commerce bien subtil !

 

On avait donc imaginé une manière de faire la contrebande à coup sûr. Pour cela, des négociants anglais avec lesquels on était d’accord envoyaient un ou plusieurs navires remplis de marchandises se faire prendre par un de nos corsaires, qui les conduisait dans un des nombreux ports occupés par nos troupes, depuis la Poméranie suédoise jusqu’au bout du royaume de Naples.

 

Ce premier acte accompli, il restait à débarquer les colis et à les introduire, en évitant la confiscation ; mais on y avait paré d’avance. L’immense étendue de côtes des pays conquis ne permettant pas de les faire exactement surveiller par des douaniers, ce service était fait par des soldats placés sous les ordres de généraux chargés du commandement du royaume ou de la province occupés par nos troupes.

 

Il suffisait donc d’une autorisation donnée par l’un d’eux pour faire passer les ballots de marchandises, puis les négociants traitaient avec le « protecteur ». On appelait cela une « licence ».

 

L’origine de ce nouveau genre de commerce remontait à 1806, époque à laquelle Bernadotte occupait Hambourg et une partie du Danemark. Ce maréchal, gagna de la sorte des sommes considérables, et lorsqu’il voulait donner une marque de satisfaction à quelqu’un, il lui accordait une licence, que celui-ci vendait à des négociants.

 

Cet usage s’étendit peu à peu sur tout le littoral de l’Allemagne, de l’Espagne et principalement de l’Italie. Il pénétra même jusqu’à la cour de l’Empereur, dont les dames et les chambellans se faisaient donner des licences par les ministres. On s’en cachait vis-à-vis de Napoléon, mais il le savait ou s’en doutait.

 

Cependant, pour ne pas rompre trop brusquement les habitudes des pays conquis, il tolérait cet abus hors de l’ancienne France, pourvu que l’exécution s’en fit avec mystère mais, chose étonnante chez ce grand homme, dès qu’il apprenait que quelqu’un avait poussé trop loin les gains illicites produits par les licences, il lui faisait rendre gorge !

 

Ainsi, l’Empereur ayant été informé que le commissaire ordonnateur Michaux, chef de l’administration de l’armée de Bernadotte, avait perdu en une seule soirée 300.000 frs dans une maison de jeu de Paris, il lui fit écrire par un aide de camp que la caisse des Invalides ayant besoin d’argent, il lui ordonnait d’y verser 300.000 francs, ce que Michaux s’empressa de faire, tant il avait gagné sur les licences.

 

Vous pensez bien que Masséna n’avait pas été le dernier a vendre des licences. D’accord avec le général Solignac, son chef d’état-major, il inonda tous les ports du royaume de Naples.

 

L’Empereur, informé que Masséna avait déposé la somme de trois millions chez un banquier de Livourne, qui avait reçu en même temps 600.000 francs du général Solignac, fit écrire au maréchal pour l’engager à lui prêter un million et demanda 200.000 francs au chef d’état-major.

 

C’était juste le tiers de ce que chacun d’eux avait gagné sur les licences. Vous voyez que l’Empereur ne les écorchait pas trop. Mais à la vue de ce mandat d’une nouvelle forme, Masséna, rugissant comme si on lui arrachait les entrailles, répond à Napoléon que, étant le plus pauvre des maréchaux, chargé d’une nombreuse famille et criblé de dettes, il regrette vivement de ne pouvoir rien lui envoyer.

 

Le général Solignac fait une réponse analogue, et tous deux se félicitaient d’avoir ainsi trompé l’Empereur, lorsque, pendant le siège de Gaëte, on voit arriver en courrier le fils du banquier de Livourne, annonçant que l’inspecteur du trésor français, escorté du commissaire da police et de plusieurs gendarmes, s’étant présenté chez son père, s’est fait remettre le livre de caisse sur lequel il a donné quittance des trois millions six cent mille francs versés par le maréchal, et le général Solignac, en ajoutant que cette somme, appartenant à l’armée, était un dépôt confié à ces deux personnages et dont l’Empereur ordonnait la remise sur-le-champ, soit en espèces soit en effets de commerce négociables, annulant les reçus donnés à Masséna et à Solignac ! Procès-verbal avait été donné de cette saisie, à laquelle le banquier, qui au reste, ne perdait rien, n’avait pu s’opposer.

 

Il est difficile de se faire une idée de la fureur de Masséna en apprenant que sa fortune venait de lui être ravie. Il en tomba malade, mais n’osa adresser aucune réclamation à l’Empereur, qui, se trouvant alors en Pologne, y fit venir Masséna. Après la paix de Tilsitt, le titre de duc de Rivoli et une dotation de 300.000 francs de rente furent la récompense de ses services, mais ne le consolèrent pas de ce qui avait été pris à Livourne, car, malgré sa circonspection habituelle, on l’entendait parfois s’écrier : « Le cruel, pendant que je me battais pour ses intérêts, il a eu le courage de me prendre les petites économies que j’avais placées à Livourne !  » (I)

 

 

Extrait des mémoires du général Baron de Marbot.

 

 


 

Notes:

 

(*)  Portrait du maréchal Masséna par Flavie Renault d’après le baron Gros, 1834. (Wikipédia)

 

(I) Le général Lamarque raconte dans ses « Mémoires » comment il eut le désagréable mission d’annoncer à Masséna la confiscation de ses millions. La scène se passe la nuit, au palais Acton.

 


 

Journal de Formation Professionnelle

 

N° 72

 

Mars 1958 

 


 

 

MENU