Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Boucher de Perthes en Italie: trois interrogations (15)
1. Les gabelous de l’Empereur sont-ils des soldats?
« Le général Miollis m’a dit hier que nous allions être mis sur les contrôles de la guerre et organisés définitivement en bataillons : c’est à désirer. L’état amphibie dans lequel on nous tient a bien des désagréments: nous avons les charges et les corvées de la troupe de ligne, et nous n’en avons pas les privilèges ; toujours les premiers au feu, toujours les derniers à la soupe… Ce n’est rien d’être tué sur un champ de bataille, mais être roué de coups quand on est prisonnier, ou fusillé comme partisan, et dans tous les cas, confondu avec les derniers goujats, c’est une vilaine perspective. Quand notre rang militaire sera bien défini, quand nous serons soldats de droit, comme de fait, on ne nous traitera pas comme des chiens et nous ne serons plus les parias de l’armée ».
Cet extrait d’une lettre que Boucher de Perthes adresse en octobre 1810 à Dubois-Aymé, son directeur, est révélatrice de l’état d’esprit qui animait, à cette époque, une partie au moins des cadres supérieurs des douanes dans les départements réunis. Les raisons qui les incitaient à souhaiter le statut militaire ressortent assez clairement de la lettre du sous-inspecteur à Foligno pour qu’il soit inutile d’y ajouter. Ne négligeons cependant pas le fait qu’avant d’entrer dans les douanes un certain nombre de ces employés supérieurs avaient servi dans l’armée en qualité d’officiers (tel est le cas d’Obsen et Amé, pour ne citer que deux des correspondants de Boucher de Perthes); et, surtout, songeons que l’état amphibie durait, pour certains, depuis une dizaine d’années.
En tout cas l’information dont Boucher de Perthes fait état est exacte: il existe bien alors un projet de militarisation des brigades des douanes qui a été conçu par le ministère de la Guerre et auquel l’Empereur s’intéresse. Comment ce projet pris naissance ? Nous l’ignorons, mais on peut supposer que, dans les divisions militaires couvrant les territoires conquis, les états-majors ont perçu l’intérêt que présenterait, pour le commandement, l’exercice d’une autorité directe sur des brigades douanières formées de vétérans; et sans doute ont-ils trouvé des oreilles complaisantes chez ceux des fonctionnaires supérieurs des douanes qui partageaient les aspirations de Boucher de Perthes.
Dans l’ancienne France, cependant, et en particulier à la direction générale des Douanes comme au ministère des Finances, ont se montrait fort réservé à l’égard d’une opération qui aurait infailliblement révolutionné l’organisation de l’administration. Cette opposition allait faire échouer le projet de militarisation. Les discussions entre la Guerre et les Finances traînèrent; Napoléon hésita et, quoique ses préférences allassent au projet des militaires, il trouva dans les arguments hostiles de Collin de Sussy et de Ferrier des raisons de différer sa décision.
Aux dires de Boucher de Perthes, en septembre 1811,« le décret sur l’organisation militaire des douanes…n’attendait que la signature de l’Empereur; le projet de mettre les douanes en bataillons paraît aujourd’hui tout à fait décidé » écrit-il à son père. « Discuté en Conseil d’E-tt, entre la Section de la Guerre et le comité des Finances qui ne s’en souciait pas, la Guerre, c’est-à-dire l’Empereur l’a emporté; c’est ce que lui-même a dit (à Boulogne)… à M. Eudel, mon directeur, et à moi qui l’accompagnait. M. Eudel qui était de l’avis du Comité des Finances, ajoute Boucher de Perthes, a fait une grande salutation et une plus grande grimace… Je suis très satisfait et j’entrerai très volontiers dans les bataillons actifs… -.
En fait, la grande grimace de M. Eudel faisait, si l’on peut dire, écho à celle du directeur général des douanes qui, fort écouté, puisque l’Empereur allait créer pour lui le ministère du Commerce et des Manufactures, sut faire différer la décision. Et c’est ainsi que le projet de militarisation resta dans les cartons (1).
(1) Cf Jean Clinquant – « Le corps militaire des douanes : hasard ou nécessité ? » dans La Vie de la Douane n° 198.
2. Les travaux statistiques de Boucher de Perthes, inspecteur: de quoi s’agit-il ?
A Foligno comme à Boulogne et à Morlaix, Boucher de Perthes évoque, avec ennui, les rapports statistiques auxquels il se trouve contraint de consacrer son temps. De quoi s’agit-il ?
A Paris, on veut disposer d’une information précise etactualisée sur la marche du service. Les journaux de travail des chefs y font l’objet d’«un examen approfondi». Et c’est« pour le faire avec tout le soin qu’il mérite -, à partir d’« une connaissance exacte des postes les plus intéressants de (chaque) direction_ et des distances entre chaque brigade » qu’il a été enjoint aux inspecteurs « de former, dans leurs tournées, un état topographique des bureaux et des brigades, dans l’ordre qui leur est naturel d’une extrémité à l’autre de leur division en commançant par la gauche ». Cette «statistique des lignes »\doit indiquer« les distances entre les bureaux et postes, les points de jonction, les rivières navigables qui coulent dans chaque division, la nature et les moyens de la fraude, etc… ». (Circulaire du 19 juin 1804).
A Foligno, le travail auquel doit s’atteler Boucher de Perthes est, non seulement « statistique, mais télégraphique », car il lui est aussi demandé« d’indiquer les points qui conviendraient le mieux pour y placer des télégraphes ». Les préoccupations pouvaient donc déborder le cadre strictement douanier.
Sous des formes quelque peu différentes, la statistique des lignes survivra jusqu’au XX’ siècle : sa présentation, formalisée dès la Restauration, sera standardisée à la fin du siècle : des formulaires imprimés en faciliteront alors l’établissement et la mise à jour.
3. « Officier supérieur des douanes en mission »: mais quelle mission?
La nature de la mission confiée par Collin de Sussy à Boucher de Perthes au début de 1811 nous est mal connue. Nous n’en savons que ce que l’auteur de Sous Dix Rois en a écrit dans des correspon- dances datées de décembre 1810 et janvier 1811, Il n’est revenu ensuite sur le sujet que de manière allusive, sans apporter d’informations complémentaires. Or, ce que nous pouvons lire dans les lettres en question manque de précision. Si l’on tient compte de la discrétion qu’imposait, à l’époque, la surveillance de la Poste par la Police impériale, nous n’avons pas lieu de nous étonner. En revanche,comment expliquer que Boucher de Perthes, peu porté à minimiser le rôle que fut le sien en de nombreuses occasions, ne se soit pas montré plus loquace après coup ? Ne faut-il pas considérer qu’en fait, cette mission de 1811 n’a revêtu aucune importance réelle et que, par conséquent, il y avait peu à en dire, sauf à affabuler, bien entendu ? Dans les correspondances que l’on a évoquées ci-dessus, Bou- cher de Perthes indique que le but de son voyage consistait à recueillir des informations relatives au Blocus continental ; à l’en croire, l’Empereur aurait attendu du jeune inspecteur des douanes qu’était alors notre héros un avis sur la politique à suivre en ce domaine. La manière dont la situation est dépeinte nous paraît fort immodeste et fort invraisemblable. Napoléon disposait de sources d’information qui le dispensaient de recourir aux services d’un jeune employé supérieur des douanes ; quant à solliciter son avis, il est certainement exclu qu’il ait pu y songer.
La vraisemblance est que Collin de Sussy profita du rapatriement de Boucher de Perthes en France pour lui faire effectuer à travers les Provinces illyriennes, la Hongrie, l’Autriche et l’Allemagne du Sud un voyage d’études. Sans doute lui donna-t-il pour consigne d’entrer en contact avec un certain nombre de personnes connues de lui ou lui ayant été recommandées, afin de réunir des informations sur les effets du Blocus au-delà des zones où l’autorité française pouvait intervenir elle-même ou parvassaux interposés. On n’attendait certainement pas de Boucher de Perthes qu’il fit plus que ramener à Paris ces informations. Si Collin de Sussy jugea bon de présenter son émissaire à l’Empereur, ce fut très certainement parce qu’il en était content. Ce fut aussi parce que Napoléon aimait comparer entre elles les informations recueillies à diverses sources ; or, le directeur général des douanes était un serviteur dévoué.
Illustration: Inspecteur et sous-inspecteur – Ier Empire et Restauration – E. Fort
(1) Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 6 – Septembre 1988 (Numéro spécial)
Bicentenaire de la naissance de Jacques Boucher de Perthes
« père de la préhistoire » et fonctionnaire des douanes 1788-1988)