Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

Au temps du blocus continental: la recherche et la répression de la fraude…

Mis en ligne le 1 mai 2021

 

Le crime de contrebande

 

« Voulez-vous ranimer votre commerce, relever vos manufactures, rétablir vos ateliers ? Voulez- vous priver nos ennemis de leurs plus grandes ressources pour nous faire la guerre ? Voulez-vous forcer le gouvernement britannique à traiter sincèrement de la paix ? Un des plus puissants moyens de parvenir à ce grand but de prospérité publique sera de prendre les précautions les plus efficaces pour proscrire jusqu’à la paix le débit et la consommation des marchandises anglaises dans toute l’étendue de la République».

 

C’est dans ces termes qu’était nettement définie, dans un message du conseil des Cinq-cents du 16 octobre 1796, ce que devait être la politique douanière de la France jusqu’à la chute de l’Empire.

 

La loi du 10 brumaire an V prohibe, de manière absolue, dans toute l’étendue du territoire français, l’importation des marchandises facturées provenant soit des fabriques soit du commerce anglais ; l’article 6 de cette loi interdit même la vente et la consommation de celles de ces marchandises qui se trouvaient déjà sur le sol français et accorde trois jours aux détenteurs pour les remettre aux administrations chargées de les réexporter. Le décret du 19 octobre 1810 ordonnera même la destruction de toutes celles qu’on rencontrerait «soit sur les terres de l’Empire soit dans les pays où se trouveraient les armées de Sa Majesté».

 

Tout est prohibé : non seulement les marchandises anglaises, mais aussi toutes celles qui sont réputées provenir des fabriques anglaises, quelle qu’en soit l’origine ; ce sont les velours de coton, les étoffes de laine ou de coton, les piqués, basins et nankinettes, les mousselines, la bonneterie, les boutons, les ouvrages de quincaillerie et tous ouvrages en fer, acier, étain, cuivre etc., les cuirs, la verrerie, la faïence, la poterie, etc…

 

 

Afin de concilier ces mesures d’absolue prohibition avec la nécessité d’approvisionner l’industrie nationale, des décisions particulières font bien quelques exceptions mais n’autorisent guère que les armes, quelques outils, les aciers et cuivres en barre, les peaux d’oie et de cygne propres à faire les éventails et les traits argentés ou dorés pour la fabrication des galons. La France marche au pas cadencé !

 

 

 

A Alexandrie, à Rome, à Genève, Mayence, Cologne, les « brûlements» des tissus et étoffes saisies se multiplient tandis. que sur les places publiques des chefs lieux des départements frontières, on expose au carcan les contrebandiers après les avoir marqués au fer rouge sur l’épaule des lettres «V .D.».

 

Des juridictions d’exception pour une répression impitoyable

 

La répression est en effet terrible. La contrebande avec attroupement et port d’armes est punie de la peine de mort ; ceux qui sont convaincus de crime d’entreprise de contrebande risquent dix ans de travaux forcés.

 

Gare aux employés peu scrupuleux ! Louis Burgain receveur des douanes à Breisig, direction de Cologne est condamné le 4 août 1813 aux travaux forcés à perpétuité pour avoir falsifié un acquit à caution. Aux peines de droit commun s’ajoutent les pénalités fiscales : confiscation des marchandises, des moyens de transport et amende triple de la valeur des marchandises de fraude ; la contrebande par corps évidemment pour les impécunieux et à l’expiration de la peine, la surveillance de la haute police pour un temps qui peut atteindre dix ans.

 

Cette surveillance prévue par le code pénal consiste dans le droit d’exiger de l’individu un cautionnement garantissant sa bonne conduite ou à défaut son éloignement de la frontière ; le non respect de ces obligations pouvant justifier sa réincarcération pendant un temps égal à celui de sa mise sous surveillance.

 

Pour assurer l’efficacité de cette répression, le décret du 18 Octobre 1810 a organisé deux sortes de tribunaux spéciaux : les tribunaux ordinaires des douanes, un par direction, chargés de juger les délits, et les cours prévôtales des douanes qui  connaissent du crime de contrebande à main armée et du crime d’entreprise de contrebande contre les chefs de bande, conducteurs ou directeurs de réunions de fraudeurs, entrepreneurs de fraude, assureurs, leurs complices et intéressés ainsi que des crimes et délits des employés des douanes dans l’exercice de leurs fonctions.

 

Les cours statuent également en appel sur les jugements des tribunaux ordinaires. Leurs arrêts ne sont susceptibles d’appel, ni de cassation et sont exécutoires dans les vingt quatre heures. Elles siègent à Valenciennes, Rennes, Agen, Aix, Alexandrie; Nancy, Florence et pour peu de temps à Hambourg.

 

Dans son discours d’installation de la cour de Nancy, le conseiller à la cour de cassation Verges trace la voie qui doit être suivie : «L’indulgence funeste dont les affections locales ont quelquefois environné des crimes notoires, fera place à l’impartialité de la justice et à la noble énergie de votre caractère … Les plus grands intérêts, messieurs, commandent votre inflexibilité dans cette circonstance mémorable soit la liberté de la navigation maritime est attaquée par un gouvernement qui viole tout ce que le droit naturel, le droit des gens et la raison ont de plus sacré».

 

De graves accusations

 

Tandis qu’on arme à Dunkerque, Boulogne ou Gravelines des «smoggleurs» chargés d’aller très officiellement faire la contrebande sur les côtes d’Angleterre, les corsaires de Saint-Malo arraisonnent les bâtiments anglais ou tout bonnement les vaisseaux neutres qui ayant eu l’audace de toucher l’Angleterre sont de ce fait dénationalisés et déclarés de bonne prise, quelque vingt mille douaniers, sur une frontière qui ne cesse de s’allonger au rythme des victoires impériales luttent contre les assauts incessants de plus de cent mille contrebandiers professionnels bénéficiant souvent de l’appui des populations.

 

D’immenses fortunes s’édifient sur cette activité clandestine que ne dédaignèrent point de pratiquer maréchaux d’Empire, hauts fonctionnaires, personnages illustres et même dit-on, des personnes qui vivaient dans l’intimité de l’Empereur.

 

« Le corps des douaniers lui- même était gangrené – écrit Félix Ponteil – depuis le plus modeste préposé jusqu’aux chefs» et de citer le sous-préfet de l’Escaut qui affirmait que «l’esprit de rapine domine tous les préposés d’aujourd’hui» et le préfet, du Bas-Rhin qui écrivait : Je ne me suis point aperçu que les nombreuses et fréquentes saisies des douaniers diminuassent le nombre des fraudeurs. Je ne sais si je me trompe mais je crois en entrevoir la raison dans l’infidélité de l’administration des douanes».

 

Des rapports adressés au ministre de l’intérieur dénonçaient la famille Magnier dont les membres occupaient des emplois supérieurs en Alsace, l’un étant directeur à strasbourg, son frère receveur à l’Isle de Paille et leur cousin receveur principal à strasbourg. On impute donc en général, une lourde responsabilité, à la douane dans l’échec relatif d’ailleurs des mesures d’application du blocus continental.

 

Des manquements eurent lieu, certes, et des excès furent commis ; ils ont été toujours dénoncés par l’administration elle-même. Mais le nombre des douaniers traduits devant la cour prévôtale de Nancy pour contrebande est infime et encore, tous ont ils été arrêtés par d’autres douaniers. Les accusations ne manquent pas mais les faits ne sont pas toujours établis ; les condamnations sont rares malgré le peu d’indulgence des tribunaux à l’égard des préposés. Et ce n’est pas faute de surveillance sur le service des douanes.

 

En effet la contrebande n’a pas que des conséquences économiques et fiscales ; elle met d’abord en échec la politique de l’Empereur ; elle trouble l’ordre public et sape l’autorité de l’état. C’est pourquoi le décret impérial du 26 fructidor an XIII prescrit aux commissaires généraux de police de veiller à l’exécution des lois et règlements touchant la contrebande, de saisir les marchandises prohibées et de surveiller le service des douanes.

 

Or, n’est-il pas plus courtois à l’égard de l’Empereur et plus commode aussi de lui expliquer les échecs de sa politique par l’infidélité de certains de ses agents plutôt que par les outrances mêmes d’une législation excessive portant en elle les propres germes de sa destruction ?

 

Un service efficace dans un contexte brutal

 

L’inefficacité du service des douanes ne parait pas évidente à l’analyse des dossiers. A une armée de contrebandiers, passeurs, portefaix, renseignés par des espions, guidés par des éclaireurs et des guetteurs, excités par l’appât d’un gain facile, on oppose une double ligne de brigades bien structurées, organisées militairement et solidement encadrées, communiquant rapidement entre elles au moyen de cavaliers d’ordres. Contre les bandes de passeurs, la douane lutte à armes égales.

 

Les pauvres diables, sans le sou, chargés de famille, ne vivant que d’expédients, ne manquent pas .Ils constituent autant de recrues faciles pour les organisateurs de fraude ; le portage d’un ballot sur quelques kilomètres rapporte souvent plus qu’une semaine de travail.

 

Au jour et au moment choisi, la bande se met en marche, de nuit de préférence. il faut passer les lignes : franchir le Rhin, le Doubs ou quelque montagne escarpée. Les marchandises sont réparties en ballots d’une cinquantaine de kilos au maximum ; des barques légères franchissent le Rhin ; sur la rive française une autre équipe attend, prête à prendre le relais mais sans jamais connaitre la destination finale.

 

C’est, ce qu’explique le lieutenant Herquine de la direction de Cologne :

«les marchandises venaient du Grand Duché de Berg ; elles ont été introduites en France au-dessus du corps de garde de Miolerich, en face d’une petite ile française sur le Rhin. De là les marchandises devaient être portées et déposées dans les bois : d’Osterrath à une lieue de Bruhl vers Saint-Antoine ; là les porteurs à pied devaient être remplacés par des porteurs à cheval et ces derniers devaient transporter les marchandises par Saint-Antoine dans l’intérieur, sans que l’on puisse indiquer où ; quoique nous ayons eu des données sur l’introduction dont il s’agit, les noms des vendeurs et des acheteurs ne sont point parvenus à notre connaissance parce que les porteurs subalternes les connaissent rarement» (P.V. du 12 juin 1813).

 

Entre les deux lignes, des dépôts : des maisons parfois, des auberges mais surtout, afin de diminuer les risques, des granges ouvertes à tous vents, des cavernes, une chapelle désaffectée, un simple trou dans un bois qu’on a recouvert de quelque feuillage.

 

Par une autre nuit sans lune, on passe la deuxième ligne. A partir de là tout va très vite et souvent en toute impunité ; on charge les marchandises sur les voitures des messageries et on les achemine sur les grands centres commerciaux : Lyon, Metz, Nancy, Paris.

 

Mais les douaniers sont chez eux dans la zone des deux myriamètres de la frontière, et tout ne passe pas à travers les mailles du filet. Si la fraude a ses espions, la douane a ses affidés ; on observe, on écoute. Les conducteurs de bande sont généralement connus du service. On surveille les allées et venues. Dans les villages, les absences ne passent pas inaperçues et donnent l’éveil ; on poste des embuscades. Les affrontements sont souvent sanglants.

 

Coups de bâtons, coups de sabres de baïonnettes, coups de fusils sont fréquemment échangés. Souvent les douaniers ne font que riposter ; parfois, nerveux, excédés, apeurés par un meurtre récent, ils préfèrent ne pas prendre de risques et tirent les premiers. L’extraordinaire fait partie du quotidien de ces hommes et l’impitoyable parait normal à une époque où quelques coupons de mousseline valent plus que la vie d’un préposé.

 

Le 13 mai 1808, le chef de poste de la brigade de Saint-Julien, de la direction de Genève, prévoyant un coup dur, a posté huit hommes sous son commandement, entre Ecartet et Valery sur la grand route de Chenet à Viry. Un convoi de marchandises doit passer dans la nuit pour se diriger sur Seyssel ; il faut être sur ses gardes. Soudain on entend des pas de chevaux ; ils paraissent lourdement chargés de ballots et sont montés par trois inconnus.

 

«Nous étant approchés de ces hommes, nous leur avons déclaré nos qualités en les interpellant de nous dire leurs noms et demeures, d’où ils venaient et où ils allaient et ce qu’ils conduisaient ; lesdits inconnus ayant mis pied à terre, nous les avons cernés et nous nous sommes emparés de leurs chevaux ; au même moment il a été tiré sur nous trois coups de pistolet par deux desdits inconnus qui sont parvenus à se faire jour et à se soustraire ; un seul est resté en notre pouvoir ; l’un de nous, Pierre-François Bresson ayant été atteint à la tête par un coup de pistolet tiré à bout portant est tombé mort sur la place Nous avons déclaré la saisie des ballots de marchandises que nous avons reconnu être au nombre de onze et des trois chevaux servant au transport d’iceux et après avoir relevé et chargé sur un desdits chevaux le cadavre dudit Pierre- François Bresson, nous avons déclaré audit Nicolas Bourgoin que nous allions le conduire au bureau de la douane de Saint-Julien … » (P.V. du 13 mai 1808).

 

Le 24 mai 1813, sur avis qu’une barque doit aborder entre les postes de Langst et de Nierst, direction de Cologne, l’inspecteur ordonne la mise en place d’un service extraordinaire en recommandant surtout de bien garder le point de jonction. Embusqué à 50 pas du Rhin, le lieutenant aperçoit vers minuit le signal d’un briquet sur la rive droite ; une demi-heure plus tard la barque accoste ; un groupe se détache de la berge et c’est l’attaque :

« Que lesdits verbalisant les attaquèrent avec avantage et en un instant les ballots restèrent en leur pouvoir avec un des prévenus qu’ils arrêtèrent ; que l’un d’eux se détacha et se glissa à la faveur de la nuit vers le rivage pour s’emparer de la barque ; qu’il s’aperçut qu’elle était pleine d’hommes et d’une grande quantité de ballots ; qu’il s’empara de la chaire de la barque, qu’en ce moment ils lui lancèrent plusieurs coups de rames et de crochets et l’entraînèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, que ledit préposé cria au secours en les menaçant d’armes, que les autres préposés qui étaient restés à la garde des ballots déjà saisis et du prévenu arrêté, se portèrent au secours de leur camarade et sommèrent les fraudeurs de se rendre, à quoi ils n’ont pas obtempéré puisqu’ils ont été assaillis de nouveau à coups de rames, de crochets et de bétons, que les préposés résistèrent vigoureusement au choc, en tenant toujours fortement la charge de la barque , que l’un des préposés voyant que ces fraudeurs ne voulaient pas se rendre, tira un coup de fusil qui les obligea à se jeter çà et là dans le fleuve et à se sauver à la nage ; que la barque et les ballots restèrent en leur pouvoir ; que continuant leurs recherches, ils trouvèrent dans les osiers un homme mort qu’ils crurent être un des fuyards, qu’ils reconnurent qu’il avait une blessure au côté gauche qui paraissait être celle d’un coup de feu…» (P.V. du 24 mai 1813).

 

Il n’y a pas que la lutte contre les fraudeurs qui comporte des risques. Les populations ne sont, guère tendres envers les douaniers et les cas sont fort nombreux où les préposés se trouvent aux prises avec une foule menaçante qui veut libérer les fraudeurs arrêtés ou s’emparer des marchandises saisies.

 

Le 10 août 1810, à Cologne, 25 à 30 personnes armées de bêches et de fourches se ruent sur les douaniers qui doivent se dégager à coups de plats de sabre. Le 25 février 1811, la population de Versonnex, excitée par la mort d’un fraudeur lors d’une attaque, veut délivrer son complice. Le 2 septembre de la même année, dans une embuscade, les préposés ripostent aux coups de feu qui sont tirés sur eux, sur les abords de la commune de Grandes Alpes, direction de Genève ; un des assaillants est tué ; le préposé supposé responsable de sa mort, s’enfuit pour ne pas «être assassiné par la foule» et c’est lui que le juge fait incarcérer pour meurtre avec l’accord du Préfet.

 

A Mouthe, le 26 novembre 1812 des hommes et des femmes attaquent les douaniers qui poursuivent un contrebandier surpris en flagrant délit ; le lieutenant est cerné et grièvement blessé. «Il est seul, crie une femme, il faut s’en débarrasser».

 

Le capitaine Thevenin d’Altkirch, direction de Strasbourg, rapporte dans un procès-verbal du S novembre 1812, qu’à Seppois le Bas «Après avoir soutenu pendant toute la nuit du 6 au 7 l’attaque de 14 ou 16 colporteurs dont partie armés qui cherchaient à enlever de vive force et avec acharnement soutenu leurs marchandises déposées dans une chapelle isolée et entourée de forêts, ce n’est qu’au matin du 7 que les employés ont pu s’emparer des ballots à l’aide du renfort qui leur est parvenu».

 

Les saisies sont quotidiennes ; les arrestations se multiplient mais la fraude ne désarme pas. Ce ne peut être que la faute des douaniers ! Ils arrêtent les simples porteurs mais laissent courir les chefs de bande, les entrepreneurs et les assureurs, bref les gros bonnets, ceux qui tirent les ficelles et à qui la fraude profite.

 

 

 

Mais que fait donc la douane contre les vrais trafiquants ?

 

La réalité n’est pas aussi simple.

 

D’abord, malgré toute sa rigueur, la législation comporte des failles. Il est évident que les marchandises de fraude sont écoulées sur le marché intérieur mais on chicane encore sur le point de savoir si l’on peut saisir en dehors des lignes des douanes malgré des arrêts sans ambiguïté de la cour suprême.

 

Le service des douanes quant à lui ne peut intervenir avec toute l’efficacité souhaitable. Solidement installé mais cantonné dans le rayon des deux myriamètres, il devient impuissant au-delà sauf à effectuer des visites domiciliaires après poursuites à vue. L’initiative des recherches et des poursuites ne lui appartient plus. C’est aux parquets de poursuivre d’office et à la police et la gendarmerie d’effectuer les diligences nécessaires.

 

Mais la douane ne s’est pas désintéressée de l’exploitation des constatations flagrantes. La loi avait prévu d’une manière assez restrictive le droit de vérifi er les documents d’accompagnement des marchandises afin de s’assurer qu’ils étaient bien établis sur papier timbré.

 

Le directeur général regrette dans une circulaire du 22 mai 1811 que « les préposés des douanes, lorsqu’ils font une saisie, négligent presque toujours, de s’assurer des papiers dont les conducteurs de marchandises sont porteurs ; de là il arrive que rarement, on peut parvenir à découvrir les propriétaires de ces marchandises et leurs adhérents, quand les conducteurs s’obstinent à ne rien dire». Et afin de faciliter aux procureurs généraux la recherche et la découverte des entrepreneurs de la fraude, il donne les ordres les plus formels pour que ces recherches soient faites.

 

Bien peu d’organisateurs de fraude comparaissent en effet devant les juges. C’est une cohorte de pauvres diables ou de gros malins qui défilent en déclarant : «J’ai été recruté par un inconnu moyennant douze francs pour porter un ballot ; j’ignorais ce qu’il contenait ; j’ai agi poussé par la misère». Et la cour de les déclarer simples porteurs, de leur accorder les circonstances atténuantes prévues par la loi et de ne leur appliquer que des peines relativement légères. Parfois on envoie au carcan et au bagne quelques individus qui se sont rassemblés pour monter ensemble une opération qui ne dépasse guère l’approvisionnement familial ou le colportage local.

 

Mais que fait donc la douane ?

 

Eh bien ! elle cherche ! Elle découvre les cachettes les plus invraisemblables, voitures spécialement aménagées, chargements truqués, tonneaux à double fond ; elle s’oppose non sans courage aux franchissements de vive force. Pour déjouer les ruses des fraudeurs, elle invente d’autres ruses ; elle arrête parfois de vrais fraudeurs …

 

Quelques décisions de justice…

 

La persévérance et la perspicacité permettent parfois de découvrir, pris sur le fait, de véritables entrepreneurs de fraude. Hélas, l’attitude des cours serait de nature à décourager souvent les plus opiniâtres douaniers.

 

Voilà Israel Goeschler, gros négociant de Bâle, arrêté le 6 octobre 1811 à Bourg libre par la brigade à cheval dans un carrosse truqué de partout d’où l’on extirpe plus de deux cents pièces de mousseline et de broderie. Crime d’entreprise de contrebande le procureur général requiert 10 ans de travaux forcés, mise au carcan et marque des lettres V.D., 30 000 frs de dommages et intérêts envers l’état pour tenir compte du bénéfice qu’il aurait pu retirer de son entreprise, sans préjudice des réquisitions douanières.

 

La cour reconnaît qu’il est constant que le sieur Goeschler a bien introduit frauduleusement la marchandise saisie par la douane mais que ce fait ne constitue pas le crime de contrebande dont il est accusé et l’acquitte de ce chef. Sur les nouvelles réquisitions indignées du procureur général demandant la correctionnalisation du délit, la cour ne peut que s’incliner et lui inflige six mois de prison.

 

Voilà François Verguet surpris avec deux comparses, le 23 avril 1812 par la brigade de Combe-Froide en train de se livrer à un mystérieux conciliabule dans la forêt de Morbier. Les préposés fouillent les trois hommes, trouvent une traite de 3 600 livres et des carnets de comptes et d’adresses qui établissent sans contestation possible la perpétration de trois entreprises de contrebande à destination de Lyon et Dijon. Les noms et adresses des commerçants destinataires de la marchandise, les quantités, les datés d’achat, le prix payé, tout y est. Encore un autre carnet qui établit que Verguet est assureur de contrebande et ses deux comparses sous-assureurs. L’assurance a rapporté pour ces trois affaires la somme énorme de 37 930 livres. Les taux ont atteint de 24 à 30%, ce qui tendrait à prouver l’efficacité du service dans la région.

 

On trouve une facture pour la maison Verguet de Lyon qui achète en une seule fois 70 000 frs de marchandises de fraude. Ni le tribunal ordinaire des douanes de Besançon, ni la cour prévôtale n’ordonnent la moindre instruction. «Je puis dire – proclame le prévenu – que mon arrestation est acte illégal. Quels sont en effet les droits des préposés des douanes? … Ils ont le droit d’examiner si les voyageurs sont porteurs d’objets prohibés, ils peuvent même les fouiller. Mais cet examen se borne aux marchandises et ne peut s’étendre aux papiers, à moins que la saisie faite sur le voyageur d’objets de délit ne légitime la séquestre de ses papiers» .

 

«Hors de ce cas, la saisie des papiers est un attentat à la sûreté publique et si par hasard les papiers ainsi saisis paraissent former quelques indices et la charge des voyageurs, il serait indigne de la .justice d’en faire usage. Maintes fois les anciennes cours souveraines ont rejeté tant des procès criminels que des procès civils, des pièces paraissant faire preuve qui étaient produites par suite d’un abus d’autorité ou d’un abus de confiance. Si donc la saisie de ses papiers pouvait donner lieu à des ‘poursuites, ce ne devrait être que contre les préposés qui m’ont incarcéré et dépouillé sans motifs, uniquement parce que sur le bord de la grand route, au milieu du jour, je réglais des comptes avec deux de mes débiteurs» …

 

Le décret impérial du 18 octobre 1810 a édicté sans ambiguité qu’il pouvait y avoir lieu à poursuivre sans saisie et sans procès-verbal mais la cour en décide autrement et remet en liberté les trois comparses. Aucune audition de témoins, aucune vérification chez les trois commerçants incriminés, aucune recherche des autres complices et acteurs de la fraude.

 

Dans son arrêt du 5 janvier 1813 la cour de cassation est formelle : «Attendu que si la Cour prévôtale parait avoir pensé qu’il ne pouvait y avoir lieu à poursuites pour crimes de contrebande que lorsque des faits matériels de fraude ont été constatés et si sous ce rapport l’arrêt incriminé serait en opposition formelle avec le vœu de l’article 6 du décret impérial du 18 octobre 1810, cependant – La cour prévôtale avait pris toutes ses précautions» – cependant ajoute la cour suprême «Il a été reconnu et déclaré que dans l’espèce particulière il ne résultait des charges et de l’instruction aucune trace de crime ou délit ; qu’en jugeant qu’en cet état il n’y avait pas lieu de poursuivre et en ordonnant que les prévenus seraient remis en liberté, la cour n’a violé aucune loi. Pour ces motifs rejette le Pourvoi du procureur général impérial … »

 

Voilà encore le sieur Lacombe, riche négociant de Metz, fournisseur des armées impériales qu’une lettre anonyme dénonce au procureur impérial comme devant recevoir par le courrier de Mayence un important chargement de marchandises de fraude.

 

Le 24 septembre 1812 à 4 heures du matin la gendarmerie attend l’arrivée de la malle. On y trouve 21 ballots de tissus de coton et de mousseline et une lettre d’accompagnement pour M. Lacombe. « Je n’ai rien commandé – proteste-t-il – et je refuse cette marchandise». Le postillon est formel : au relais de Kercheimboland on lui a remis ces ballots pour Metz. Aucune instruction, aucune recherche ; c’est le postillon qui est condamné à deux ans de prison.

 

Un magistrat persévérant

 

Mais cependant à Mayence un magistrat allemand, pénétré du respect dû à la loi, le juge assesseur Jean Népomuène, conduit inlassablement des instructions minutieuses qui le mènent jusqu’aux Grand Duché de Berg et de Francfort dont par chance l’empereur, médiateur de la confédération du Rhin, se trouve être le suzerain. Monsieur Merckel démonte inlassablement les rouages de la fraude sans se décourager des multiples acquittements par lesquels sont conclus ses dossiers.

 

Une fois cependant il touche au but et met au grand jour une extraordinaire entreprise de fraude, un dossier inattaquable qui finit par venir au rôle de la cour.

 

Admirable dossier qui ne contient pas moins de 16 chefs d’inculpation contre 41 prévenus depuis les entrepreneurs, chefs de bande, assureurs, entrepositaires jusqu’aux porteurs. L’établissement du dossier a amené le magistrat instructeur à faire exécuter des commissions rogatoires depuis la frontière suisse jusqu’à Trèves.

 

Les deux chefs sont deux suisses, les frères Mettler ; pendant la seule année 1812 ils ont fait importer pour plus de deux millions de marchandises prohibées. On retrouve les noms d’honorables commerçants acquittés en d’autres circonstances analogues.

 

«Depuis plusieurs années, rappelle le procureur impérial, sur les frontières des départements du. Bas-Rhin, du Mont-Tonnerre, de la Sarre, de la Moselle et de la Meurthe, les frères Mener avaient organisé des associations de fraudeurs qui s’occupaient continuellement des importations et circulations de mousseline et percales. Les lieux de ce crime étaient trop éloignés de la ligne des douanes de la direction de Mayence et il fut trop difficile de déterrer la fraude… A chaque station des marchandises traversaient le territoire d’un autre département où les autorités locales ne voulaient ou ne pouvaient pas agir avec succès contre ces destructeurs des fabriques françaises»…

 

L’acte d’accusation est signé et la cour rend le 3 août 1813 un arrêt de compétence qui est soumis à la cour de cassation pour confirmation.

 

Mais le rôle est encombré et l’affaire traîne. Las ! Les empires sont trop fragiles ! Le 12 janvier 1814 une note est portée sur le registre des délibérations de la cour : «L’intention de sa majesté est que dans toutes les parties du territoire français dont l’ennemi serait tellement rapproché qu’il n’y ait plus aucun lieu de douter de leur prochaine invasion tous les fonctionnaires se retirent dans l’intérieur en emportant avec eux leurs effets les plus précieux et tous leurs papiers»…

 

Les cours prévôtales furent supprimées par décret du 26 avril 1814 et tous les individus détenus en vertu de mandats ou de jugements émis par ces cours furent mis sur le champ en liberté.

 

Les immenses fortunes édifiées sur la contrebande survécurent à l’effondrement de l’Empire et les changements politiques ultérieurs leur conférèrent un brevet d’honorabilité. Les Mettler et beaucoup d’autres authentiques criminels de la fraude ne furent jamais inquiétés.

 


 

 

 

 

Roger Corbaux 

 

 


La vie de la douane

 

N° 171

 

Mars 1977

 

 

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