Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Les douaniers, le Consulat et l’Empire: le bilan de J. Clinquart
Alors que s’achève dans la défaite et la misère de l’occupation étrangère, l’aventure des Cent-Jours, l’administration des douanes modernes a tout juste vingt-cinq années. C’est peu encore, bien moins que la durée moyenne d’une carrière et, parmi les hommes qui ont vu naître la « Régie des douanes nationales » et en ont été les premiers agents, la plupart sont loin d’avoir achevé leur vie professionnelle. A beaucoup d’entre-eux, les années au cours desquelles ils doivent encore servir l’Etat risquent d’apparaître bien monotones au regard du passé: ils avaient l’Europe, et désormais leur carrière sera confinée dans le limites de la plus petite France; ils avaient l’aventure, l’esprit d’entreprise, et ils retrouvent les rouages d’une administration redevenue sage.
Quel peut être alors leur état d’âme? Sont-ils soulagés de redécouvrir le quotidien? Eprouvent-ils au contraire, à leur manière, cette morosité qui, plus tard, deviendra le « mal du siècle »? On ne peut que s’interroger en évoquant, sinon des visages, du moins des noms: les sommiers du personnel nous en offrent en abondance.
Que pense, par exemple, en 1815, Jean Borelli, marseillais, lieutenant à Toulon en 1802, que nous suivons à Mondovi puis à Gênes et à Foligno, et que le reflux ramène aux frontières savoyardes?
Et Louis Cauchoix, tourangeau, surnuméraire à Mayence en 1805, dont la carrière se poursuit à Rome, puis, à nouveau, en Allemagne, et qui est pris au piège à Thionville?
Et Jean Gaulthier, parisien, préposé à Genève, sous-lieutenant à Rouen, lieutenant à Hambourg, visiteur à Anvers et enfin replié à Dunkerque depuis 1814?
Et encore Louis Joseph, savoyard, qui alla de Clèves à Genève, de Genève à Emden, pour échouer sur les lignes du Nord?
Et enfin le valenciennois Jacques Saint-Quentin que l’on suit de Cologne à Toulon, de gênes à Florence, d’Emden à Charleville?
Une chose est sûre: quels que soient les sentiments que lui inspirent par ailleurs la chute définitive de Napoléon et la fin de sa propre aventure, aucun d’entre eux n’a professionnellement de raison de se réjouir; pour la majorité, le retour dans la mère-patrie s’accompagne d’une substantielle diminution de revenus souvent liée à une régression dans la hiérarchie. Ce fait, signalé déjà, que peut qu’alimenter un mécontentement à coup sûr fort répandu dans les rangs des fonctionnaires des douanes à la fin de l’année 1815.
En définitive, l’Empire laisse donc au nouveau régime des hommes amers.
Laisse-t-il en contrepartie, et pour un plus long temps, une administration mieux structurée, plus efficace qu’il ne l’a trouvée?
A une telle question, le premier mouvement porte à répondre par l’affirmative tant est ancrée dans nos esprits l’idée que l’administration française est napoléonienne. La réflexion cependant conduit à une attitude plus nuancée. Quelle est en effet, en matière douanière, le bilan des quinze premières années du XIXe siècle?
Les techniques douanières n’y ont connu aucun perfectionnement notable, qu’il s’agisse du tarif douanier, des procédures de dédouanement ou des régimes suspensifs de droits. Aucun effort de codification des textes n’a été entrepris; rien n’a été fait en matière de douane qui, toutes choses égales par ailleurs, qui puisse se comparer aux travaux du code civil. Pour l’essentiel, on en est toujours aux lois fondamentales de 1791 et de l’an 2 sur lesquelles sont venus se plaquer d’autres textes, sans qu’on se soit apparemment préoccupé de mettre de l’ordre dans une législation devenue foisonnante. Les seuls domaines où des progrès aient été accomplis sont ceux de la police du rayon des douanes et du contentieux répressif, encore que, sur le second point, le recours à des juridictions d’exception ait marqué le retour en arrière.
Le Consulat et l’Empire ont-ils été plus novateurs en ce qui concerne l’organisation administrative ? Ce n’est pas évident. La seule réforme essentielle (mais elle l’est effectivement) est la fonction de directeur général. Pour le surplus – structures de l’administration centrale et des services extérieurs, style de relations au sein. De l’administration, pratique administrative courante, mode de gestion, etc. – rien de réellement nouveau n’est à inscrire à l’actif de cette période.
Son héritage est d’une autre nature, et peut-être n’en est-il que plus important: les quinze années qui se sont écoulées depuis le 18 brumaire ont, dans l’ordre enfin établi, permis de consolider l’oeuvre de la Révolution; Confrontées à un tourbillon d’événements, contraintes de s’adapter à des situations quasi imprévisibles, les structures administratives bâties sous la Première République ont fait preuve de leur efficacité et ce n’est point un hasard si elles furent non seulement acceptées sous le régime français, mais souvent conservées après la chute de l’Empire, des rives du Tibre à celles de l’Elbe.
Et, fait non moins notable, si des évènements de nature exceptionnelle permirent de tester les structures, ils permirent simultanément de mettre les hommes à l’épreuve. Que la douane ait disposé alors d’agents de qualité, bons administrateurs, mais aussi hommes d’action, capables de manifester, selon le mot de Collin de Sussy, de l’ « intrépidité », au demeurant soucieux de préserver leur indépendance vis-à-vis d’autres autorités, civiles ou militaires, de tout cela, personne ne peut douter. A contrario, que ces hommes aient été, tous et toujours, sans reproche, personne ne l’imagine; ils ne furent en moyenne ni plus « purs », ni plus résistants aux tentations que la moyenne des autres fonctionnaires civils et militaires de leur époque. Simplement ils furent « de leur temps ». Et si ce temps favorisa certaines turpitudes, il fut surtout, aux niveaux les plus élevés de l’administration, le temps du labeur et de la rigueur dans la gestion et, à des niveaux plus modestes, celui de la discipline et du dévouement. C’est alors aussi que l’ensemble du corps des douanes pris conscience de l’importance de sa mission.
?
Il est vrai que l’administration douanière y vit sa place dans l’Etat, ses pouvoirs légaux et ses moyens portés à un niveau exceptionnellement – anormalement élevé. Plus qu’aucun autre service public, elle vécut, au plein sens de l’expression, l’époque impériale. A peine est-il excessif d’affirmer que ses brigades constituèrent, dans la stratégie napoléonienne, une armée parallèle, associée aux forces militaires dont il leur arriva de partager les souffrances, sinon les lauriers, mais plus spécialement engagée dans la bataille économique, toujours impopulaire et jamais gagnée.
De tout cela: souvenirs. Et fierté partagés, usages et langage communs, structures et méthodes éprouvées, procèdent des traditions et un esprit de corps qui se sont en grande partie perpétués jusqu’à nos jours, en dépit des changements de régime, des guerres et des réformes.
Et ce n’est point chose négligeable.
Neuilly-sur-Seine, octobre 1978
Jean Clinquart
Jean Clinquart
« L’Administration des douanes en France sous le Consulat et l’Empire (1800-1015)
Ed. AHAD 1979