Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Boucher de Perthes en Italie: de Toscane en Ombrie (13)
De Toscane en Ombrie: la difficile installation de la douane française dans les états romains
« Je ne sacrifie plus qu’a Saint-Mathieu ; je me suis fait douanier corps et âme ; je bois, je mange, je dors et je ne pense à rien . c’est l’esprit du métier. On nous fait faire ici… un métier mixte, mi-douanier, mi-gendarme ».
Sous Dix Rois
Sous-inspecteur à Foligno
La vie du jeune Boucher de Perthes change assez radicalement dans les premières semaines de l’année 1810. La « mission spéciale » que notre héros aaccomplie à Gênes, durant l’été de 1809, s’y trouve assez directement liée, puisque l’enlèvement du Pape est suivie de l’annexion des Etats pontificaux à l’Empire.
Cette opération particulièrement audacieuse vise, entre autres objectifs, à parachever le verrouillage de la péninsule italienne : ici, comme ailleurs, le Blocus continental doit être appliqué avec rigueur.
II y faut donc installer le plus vite possible une douane énergique à laquelle on puisse se fier ; comme ce ne peut être la douane pontificale, on met rapidement en place une administration française. Dans son « Histoire du Consulat et de l’Empire », Louis Madelin souligne combien est alors heureux « le choix des hauts fonctionnaires » auxquels va se trouver confié le gouvernement des Etats romains réunis : « Rarement pays, écrit-il, en avait reçu de si excellents. »C’est le cas des directeurs des douanes que l’on place à la tête des deux circonscriptions implantées dans les départements nouveaux du Tibre et du Trasimène.
A Rome, Collin de Sussy place François Ferrier que nous avons déjà rencontré en Toscane ; à Foligno, il envoie Jean-MarieDubois-Aymé, autre grande figure des douanes impériales.
C’est principalement à la direction de Foligno que nous allons nous intéresser, car Boucher de Perthes y est affecté dès sa création. Cette fois, on lui confie les responsabilités d’un employé supérieur puisqu’il gagne sa nouvelle affectation nanti des galons de sous-inspecteur. Nous allons voir que les circonstances (l’absence de Dubois-Aymé envoyé en mission à Rome et à Naples, et celle de l’inspecteur divisionnaire Boileau que la maladie rend indisponible) portent ces responsabilités à un niveau bien plus élevé que prévu. Cette fois, Boucher de Perthes doit renoncer aux plaisirs de la vie mondaine et se mettre totalement au service de son administration.
Il le fait avec impétuosité : la correspondance qu’il adresse alors à ses parents et amis en porte témoignage. Elle forme aussi, du point de vue historique, la partie la plus intéressante des souvenirs relatifs à la période italienne de sa carrière. Plus encore que dans le cas de Livourne, cette correspondance constitue un reportage vivant et pittoresque.
Un terrain d’action difficile
La direction des douanes de Foligno a pour mission de surveiller la frontière terrestrequi, depuis les confins de la Toscane sépare les Etats romains des Royaumes d’Italie et de Naples. II s’agit de la région montagneuse des Abruzzes. Le brigandage y règne alors à l’état endémique, mais l’arrivée des Français redouble le mal : on va au maquis pour éviter la conscription, pour échapper aux gendarmes et aux tribunaux français, moins tolérants aux mauvais garçons qu’on ne l’était « sous le Saint-Père.«
Le terrain s’avère donc difficile pour les douaniers chargés de relever les anciens postes romains, et de leur substituer une organisation aussi imperméable que possible à la contrebande.
Un inquiétant troupeau
Mais il faut laisser la parole à Boucher de Perthes qui, le 27 février 1810, quitte, « sans regret », dit-iI, la Toscane.
» Me voici donc sous-inspecteur », peut-on lire dans une lettre adressée à son ami Di Pietro, « de plus, capitaine de voleurs, car je vais prendre le commandement d’un bataillon de ces agneaux sortis des crèches du Piémont, de la Calabre et même de votre pays, Excellence, tous plus ou moins bandits, malgré leurs chapelets et leurs cocardes tricolores ».
« En si belle compagnie, Dieu sait ce que nous allons faire au nom de sa majesté très chrétienne, l’empereur et roi, et par lequel procédé nous donnerons aux bons habitants le baptème français. On prête-nd qu’ils ne sont guère en état de grâce pour le recevoir. On a eu ici des nouvelles, et déjà quelques-uns des organisateurs élus renâclent devant la mission; car, bien qu’on dise à Paris qu’on nous reçoit comme Notre Seigneur à Jérusalem, il n’est pas moins vrai qu’on s’y bat un peu, qu’on y brûle pas mal, et qu’on y pille beaucoup. Nous verrons bien. »
Ce que présume le jeune sous-inspecteur avant de prendre la route, va se confirmer point par point, spécialement à l’égard du personnel. Si la qualité de l’encadrement supérieur est excellente, comme on l’a vu, il en va différemment du gros des troupes.
Dans le service ‘des bureaux, on compte un certain nombre d' »employés tarés dont on a débarrassé l’ancienne France au profit de la nouvelle, ou bien qui, eux-mêmes, ont demandé des emplois dans l’espoir d’y être moins surveillé et d’y pêcher en eau trouble » : il faudra leur donner la chasse et les éliminer. Il s’y trouve aussi des Romains qui, sans doute, ne sont pas tous opérationnels : « Ici, on a fait comme à Gênes, comme à Florence on a incorporé, bon gré mal gré dans les administrations financières, un certain nombre de notabilités locales. »
Toutefois, la direction de Foligno est surtout composée d’agents des brigades : sa mission le veut ainsi. Or, ce personnel est pour le moins fort « mélangé ». Boucher de Perthes est intarissable sur ce sujet. En quittant Livourne, il a reçu l’ordre de gagner Rome où il recevra ses instructions. Unesurprise l’y attend : Dubois-Aymé étant occupé ailleurs, il se trouve « directeur ad intérim et qui plus est directeur organisateur. »
Investi de cette « corvée », il part pour Foligno et, dès son arrivée au chef-lieu de la circonscription, il fait la connaissance de son « troupeau » :
« En entrant ici, j’ai trouvé toute la ville dans la stupeur. Il y avait motif, car elle allait être pillée et peut-être brûlée, et ceci par mes aimables compagnons.
Voici ce qui donnait lieu à cet incident: depuis environ une semaine, étaient arrivés successivement et par pelotons, les hommes envoyés des directions de Piémont, de Ligurie et de Toscane, tous désignés par leurs chefs respectifs qui, selon l’usage, avaient profité de cette occasion pour se débarrasser, en faveur dela direction nouvelle, de tous les sujets dont ils ne pouvaient rien faire, ou des garnements qui en faisaient trop. Dieu sait s’ils avaient bien réussi dans leur choix!
Piémontais, Gênois, Toscans, anciens soldats et plus souvent anciens bandits, formant environ six contrôles ou six cents hommes bien armés et équipés, surtout de grand appétit et fort disposés à ne se laisser manquer de rien, avaient donc, à leur arrivée, été logés chez les bourgeois. Ceux-ci n’étaient pas tenus de les nourrir, et nos douaniers n’avaient rien à demander que place au feu et à la chandelle. Aussi, les premiers détachements, répandus dans une population de dix mille âmes, ne se voyant pas en force, avaient assez bien payé ce qu’ils consommaient; mais, à mesure que lenombre des baïonnettes augmentait et qu’ils se sentaient plus forts, ils sont devenus plus exigeants. Néanmoins, les choses ne dépassaient pas encore les bornes de l’impertinence légale, quand il leur arriva un renfort de trois cents Romains, anciens sbires ou soldats de la garde papale, hommes jeunes et robustes, Transtévérains pour la plupart, et qui, eux aussi, renvoyés de Rome, je ne pense pas pour leurs bonnes oeuvres, avaient été adjugés à ladirection de Foligno pour compléter son personnel.
Ces nouveaux camarades avaient été annoncés depuis quelques jours, et comme, à tort ou à raison, les soldats du pape ont une réputation proverbiale, on s’attendait à voir apparaître ceux-ci en parapluie, le bréviaire à la main, et l’on riait par anticipation des bons tours qu’on allait leur jouer. Nos gens furent donc assez étonnés lorsqu’ils virent défiler trois cents gars de haute taille et de fière mine, et ils s’étonnèrent bien davantage quand, après quelques jours de connaissance, ils s’aperçurent que les calottins, comme il les nommaient, valaient, en fait de braverie et de pillerie, tous les Piémontais et tous les Génois, si même ils n’avaient pu leur remettre des points.
Entre individus ejusdem farinae, quand il s’agit d’écorcher les pauvres gens, on est bientôt d’accord, et ces quelques centaines de drôles, livrés à peu près à eux-mêmes au milieu d’une ville à moitié peuplée de religieuses et de moines, dirent : » Ville gagnée : à nous la cave, nous la cantine. » Et, là-dessus, ils commencèrent à boire et à manger à discrétion, ne payant rien, et pour cause : ils n’avaient pas le sou.
Boire et manger, passe ; et les Folignonais ne disaient pas grand chose encore. Mais avec le vin des bourgeois, ils voulurent aussi le coeur des bourgeoises : alors les rixes commencèrent.
Quelques-uns des plus insolents ayant été jetés à la porte par leurs hôtes, coururent ameuter les autres, et lorsque j’arrivai, tous étaient en armes sur la place, délibérant comme délibère la soldatesque, le sabre au poing, et avisant au moyen de se faire donner par force ce qu’ils n’obtenaient pas de bonne grâce.
J’étais en uniforme. Je me fis reconnaître comme directeur, et, après avoir passé une espèce de revue et commandé quelques mouvements d’armes,je fis faire le cercle, et je leur demandai ce qu’ils voulaient et pourquoi ils s’étaient réunis sans ordre. Ils dirent qu’ils n’avaient pas ouché leur solde de février ; que nous étions au 11 mars, et qu’ils la demandaient.
La réclamation était juste, mais y faire droit n’était pas facile : les fonds n’étaient pas arrivés. Toutefois, après leur avoir, comme je le devais, reproché leur conduite et menacé de faire arrêter et de livrer à une commission militaire ceux qui recommenceraient, je leur dis de retourner à leurs logements, et que j’allais aviser au moyen de les satisfaire le jour même.
J’avais à moi un millier d’écus ; le signor Bregoli, ancien gouverneur de la place, nommé premier vérificateur, me procura, un peu par amitié, un peu par peur et pour sauver les habitants d’un danger imminent, le complément de la somme. Le soir, l’argent était distribué, et ce matin même j’ai débarrassé la ville d’une partiede ces hôtes incommodes, en les envoyant, par détachements, dans les bourgs et les villages àproximité. »
De ce récit, retenons en particulier ce que nous rapporte Boucher de Perthes de la manière dont ont été formées les unités destinées aux Etats Romains : on a « écrémé » les directions préexistantes, de Gênes à Livourne, en passant par Voghère, Verceil et Parme!
Les impressions que ce premier contact laisse au « directeur ad intérim » ne feront que se confirmer par la suite, même si les circonstances conduisent notre épistolier a convenir qu’il peut être salutaire d’inspirer la crainte et qu’au bivouac, la compagnie des « agneaux » ne manque pas forcément de charme.
« Le personnel de ma division semble avoir été recruté sous la tour de Babel: Provençaux, Corses, Piémontais, Génois, Toscans, Romains, etc., disertori, bravi, sbirri e qualche cosa di meglio, birbanti, assassini, tel est le noyau de mon régiment ; tous agneaux moins propres à se laisser manger que disposés à manger les autres .’ grande qualité dans notre position, car sans la peur qu’ils inspirent, peur assez bien fondée, nous aurions peut-être été tous égorgés. C’est, d’ailleurs, parce qu’ils n’ignorent pas le sentiment qu’on leur porte, qu’ils s’aiment tant les uns les autres : amitié et bon accord qui ne durent cependant qu’autant qu’il y a péril en la demeure, et qu’ils se trouvent en face de ceux qui leur veulent moins de bien qu’ils ne s’en veulent à eux-mêmes. D’ailleurs, bon gré, mal gré, il faut rire en leur compagnie : il y a là-dedans des farceurs qui feraient dérider Jérémie. »
« Le plus drôle des métiers du monde »
De mars à juin 1810, Boucher de Perthes ne va pas passer « deux jours de suite » à Foligno ; « toujours à travers champ, grondant les uns, complimentant les autres, mouillé crotté, un jour couchant dans un palais, le lendemain dans un bois ou feu de bivouac« , il va inspecter les lignes et surveiller l’installation des postes.
A la veille de partir ainsi en campagne, il appréhende les lendemains :
« Je suis si novice comme chef« , confie t-il à son père, « que je crains de faire quelque bêtise. S’il n’était question que d’aller de l’avant, j’ai aussi bon pied qu’un autre, et je suis sûr de ne pas reculer, mais il s’agit d’administrer, et en ceci je ne suis pas fort. Or, poursuit-il, c’est le 14, à quatre heures du soir, que nous relevons les postes romains sur toute la ligne frontière de la direction de Foligno. Elle confine d’une part au royaume d’Italie et à la Toscane, de l’autre à la Calabre, sur un développement de terrain qu’on peut évaluer, avec les tours et dé- tours, à une centaine de lieues. Je n’ai pas as- sez d’hommes pour former une ligne frontière, mais je recruterai comme je pourrai. Ce qui m’embarrasse le plus, c’est de déterminer cette ligne. J’ai des noms et une carte, niais où trou-ver tant de lieux aux dénominations estropiées, douteuses ou inconnues, villages, hameaux, maisons ou couvents, isolés au milieu des montagnes, des bois, et ce qui est pis, de populations mal disposées ou tout-à-fait hostiles ? En pareille société, on n’est pas toujours apte à la solution des problèmes, car la poudre qu’on vous jette aux yeux ne les éclaire pas beaucoup ».
C’est, au total, une assez vilaine commission, car je suis à la fois directeur et commandant militaire ; mais belle ou laide, il faut la faire. Je pars demain matin, en emmenant le reste de mon monde, c’est-à-dire environ cinq cents hommes. C’est, avec ceux que j’ai envoyés en avant, tout ce qu’il y a de troupes dans le pays. Je ne laisse ici qu’un lieutenant et cinquante hommes.
Il n’y a pas de temps à perdre : c’est le 15, après minuit, que commence l’administration française, et que le Code Napoléon, avec ses douanes, ses domaines, ses droits réunis, sa conscription, ses commissions militaires, etc., remplace le Code papal. Ce sera un beau gachis : n’importe I allons toujours, et mettons des pierres neuves à nos fusils, car tout cela ne se passera pas sans qu’on brûle de la poudre. »
Les craintes du jeune sous-inspecteur n’étaient pas chimériques. Si le premier jour, on ne fait « aucune mauvaise rencontre et (si) les postes (sont) occupés assez paisiblement« , la physionomie des choses va changer dès le lendemain. Des hommes envoyés en éclaireurs sont accueillis à coups de fusil. Une embuscade est tendue dans un bois dont il faut déloger les brigands en les chargeant à la balonnette. Le récit qu’il fait de cette aventure à Louis de Sussy donne à Boucher de Perthes l’occasion de parler de ses subordonnés avec un début de sympathie.
« J’en aurais long à vous dire, si je vous répétais tous les propos, tous les lazzis qui sor- tent de tant de bouches en provençal, en toscan, en génois, en napolitain, en corse, en romain, en piémontais. Il y a un de ces derniers qui n’ouvre jamais la sienne sans qu’on n’éclate de rire, il parle le patois de Gérolorno ou Jandouille le loustic des marionnettes. ‘Je ne comprends que la moitié de ce qu’il dit, et j’aurais grande peine à vous le traduire. Ceci n’est, d’ailleurs, que le bavardage de la marche. Le soir, à la couchée, c’est un autre sujet de conversation . on ne parle que frittata, polenta, stufato, lasagne, ravioli, presciutto, vino d’asti, vina aleatico, vina amabile, vino sauta ; et nous n’avons souvent que du pain et de l’eau. Puis on se met a ciarlare ragasce, signa- rine, etc. Malheureusement, c’est qu’ils font quelquefois plus que d’en parler, qu’ils leur font des déclarations un peu trop manuelles. Les coquins me font quelquefois passer de bien mauvaises nuits. »
Mais il ajoute :
« Je n’ai pas à me plaindre des recrues romaines ; ces hommes, malgré leur mauvaise réputation, servent bien. Les sous-officiers du pays sont ce que nous avons de mieux, et je les préfère de beaucoup à tout ce qui nous est venu de la Ligurie et de la Toscane, et même de l’ancienne France. Ceux de Foligno sortent presque tous de la garde civique, et c’est dans la crainte d’être envoyés en Espagne qu’ils ont demandé à entrer chez nous, où ils ne s’attendaient guère à brûler tant de poudre. Malgré cette déception, ils restent, et tiennent assez bien quand on nous canarde dans la montagne. Ils ripostent même volontiers, attribuant ces coups de fusil à des Calabrais, à des Anglo-Siciliens, et jamais à leurs compatriotes qui, selon eux, nous aiment tendrement.
Il est possible qu’ils se trompent sur ces deux points, mais comme les trois quarts de ces attaques viennent l’on ne sait d’où, et que l’on y répond en tirant on ne sait sur qui, toutes les consciences sont en repos. Partout nous sommes censés tirer sur l’Angleterre, la Sicile ou les Calabres insoumises. Il n’est donc pas un seul de ces braves qui ne se flatte d’avoir tué, pour la plus grande gloire de l’empereur, un Napolitain au moins ce qui fera le plus doux souvenir de sa vie, même quand il sera redevenu soldat du pape, car vous savez que Romain et Napolitain, ce sont chien et chat.
Il ne faut pas compter sur eux dans les émeutes, ou lorsque leurs compatriotes, ceux qui nous aiment si fort, nous menacent en face. Mais c’est alors le tour des Piémontais et des Corses, toujours prêts à frapper sur tout le monde. Au total, nos Folignonais, Perrugins, Spoletains, etc., qui appartiennent aux meilleures familles de la province sont les plus sociables de ma bande, et je puis aller partout avec eux sans passer pour un chef de bandits, qualité qui me reviendrait de droit si je ne cheminais qu’avec les autres. »
Dans d’autres correspondances, Boucher de Perthes exprime en des termes voisins l’attachement que, peu à peu, il ressent pour ses compagnons.
« J’ai pour escorte la fine fleur des bandits du Piémont, de la Corse et de Rome, car c’est de ces respectables personnages que se composent nos brigades. Sans doute, si j’avais eu le choix des sujets pour le recrutement de ma division, j’en aurais pris d’autres. Mais une fois sous les drapeaux, je n’ai pas hésité à m’en remettre entièrement à eux, et, depuis que je fais ainsi, je n’ai jamais eu personnellement à m’en plaindre. Ils m’ont, soit à Foligno, soit en campagne, souvent servi de valets de chambre. Sans cesse dans mes appartements où tout est ouvert, ils ont, en maintes circonstances, fait et défait mes malles. Non seulement je n’y ai trouvé rien en moins, mais il m’est arrivé d’y trouver quelque chose en plus, que ces dignes serviteurs, de crainte d’oubli, y avaient prudemment ajouté, circonstance qui m’a peu embarrassé, puisque je ne connaissais pas les propriétaires : c’étaient d’ailleurs des objets sans valeur… »
En toute hypothèse, l’inspection de Boucher de Perthes n’a pas le caractère d’un voyage d’agrément ! « Notre organisation ne va pas toute seule, confie t-il à Louis de Sussy, et le pays est soumis si l’on veut. » Et il écrit à un autre correspondant : « Les habitants des campagnes… ne reçoivent guère nos visites que quand nous enfonçons leurs portes à coup de crosse.«
Lorsque les lignes sont installées, le jeune sous-inspecteur, « redevenu Gros-Jean comme devant… après avoir été directeur puis inspecteur, » éprouve un sentiment de soulagement. Il peut désormais compter sur les conseils de Dubois-Aymé avec lequel il sympathise. « Nous avons un directeur aimable, savant, montant à cheval comme Franconi, tirant des armes comme Saint-George. Aussi nous en donnons-nous, » peut-il rapporter joyeusement à son père.
Il a grand besoin d’un mentor car, si les premières semaines ont été particulièrement difficiles dans la direction de Foligno, celles qui suivent apportent leur contingent de soucis. Les « agneaux » continuent à faire parler d’eux :
« Nous avons eu encore une petite affaire où un homme a été blessé, mais d’une vilaine manière : je crains que ce ne soit par un camarade et avec intention. Plus tard, je vous en rendrai compte verbalement, car je ne pense pas que vous vouliez en faire le sujet d’un rapport. Ceci amènerait des représailles, et j’ai déjà assez de peine à maintenir la paix entre gens de tant d’espèces. »
Non moins préoccupantes sont les exactions auxquelles il arrive aux agents de se li-vrer. Boucher de Perthes doit répondre devant son directeur de comportements fort critiquables. Il le fait en des termes qui prouvent combien la communauté de vie et le partage des périls forgent rapidement des liens de quasi complicité entre le chef et ses subordonnés:
« L’accusation de pillage que l’on porte contre mes hommes serait fondée, s’il y avait un moyen de faire autrement. Mais que voulez-vous dire à des gens qui n’eurent de faim, et dont l’appétit est encore aiguisé par les distributions de vivres qui leur passent sous le nez, et par l’odeur des marmites qu’ils voient fumer, sans qu’ils puissent y mettre la cuillère, ni même en avoir l’écume, comme Sancho aux noces de Gamaches ? Sous prétexte qu’ils ont des appointements, on ne leur donne pas de rations. Mais ces appointements, fussent-ils ceux d’un colonel, qu’en peut-on faire là où il n’y a ni restaurateur, ni boulanger, ni boucher, et où le bon habitant qui a l’espoir, en vous attendant au coin d’un bois, d’avoir votre argent pour rien, se croit volé quand il vous donne quelque chose en échange.
D’ailleurs ces appointements ne courent pas après nous : comment les toucher sur la cime de l’Apennin ou dans une forêt de la Calabre ? Là, pas un receveur, même particulier; pas un payeur, même de rentes ; pas un courtier, même marron; pas un agent d’affaires, même fripon. Or, quand nul ne paie, quand nul ne vend, quand nul ne donne, il ne reste plus qu’à prendre; et, dans ce cas, si l’on ne prend que du pain, si on ne va à proprement parler qu’à la maraude, il n’y a vraiment pas trop à crier.
J’ai bien été obligé d’y aller aussi, moi qui vous parle, et de voler des poules comme les autres, et je vous proteste que cette chasse-là ne m’amuse pas du tout, et que je n’aurais pas ri de me faire casser la tête pour un mauvais coq: je n’y consentirais même pas pour une poularde truffée. On se console des taloches, quand avec elles viennent les croix et les majorats; mais des taloches pour de la volaille ou pour moins encore, cela n’a rien d’absolument séduisant, et c’est un marché que la faim seule peut faire faire.
En résumé, je vous l’affirme de nouveau, ce qui a pu être pris depuis deux mois, ne consiste qu’en pain, viande, bref en objets à rôtir ou à bouillir : si l’accusation portée contre nous offre au fond quelque chose de vrai, elle n’en est pas moins exagérée. J’ajouterai que les réclamants ne sont pas de la meilleure foi du monde, car partout où il y a eu plainte et preuve du délit, j’ai payé. Si donc les plaignants ne l’ont pas été, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu, ou bien encore, c’est qu’ils voudraient l’être deux fois. »
Rien, au demeurant, ne se passe « normalement ». On ne sait même pas exactement où passe la frontière.
« Quand il faut déterminer où est la ligne, c’est-à-dire la frontière, sur certains points où il n’y a aucun signe de reconnaissance ; quand les habitants, bien loin de vous donner des renseignements, vous trompent de toutes les manières ; quand celui-ci veut être Italien, l’autre Toscan, l’autre Napolitain, et pas un Français; quand la carte met des villages où il n’y en a pas ; quand deux ou trois de ces villages, bourgs ou hameaux portent le même nom, et qu’il faut pourtant poser nos jalons, déterminer la séparation des territoires, et décider ce qui est France ou étranger, dire où la marchandise est fraude, où elle n’est pas fraude, où elle doit le droit ou elle ne le doit pas, bref, si nous sommes en pays ami ou en pays ennemi, tout ceci, je vous assure, n’est pas rose, et notre organisation, malgré tous les soins que nous y apportons,ne se passera pas sans grandes brioches. Il faudra bien les avaler, nous ou les autres quand on en fait, c’est toujours pour quelqu’un. »
Au demeurant, on fait fort peu « de la douane proprement dite » dans les ex-Etats romains. Il est vrai, dit Boucher de Perthes, qu’il serait « fort embarassé pour en faire, n’ayant ni peseur, ni emballeur, ni sonde ni balance ; et ses agents sont des Romains (qui) ignorent, les barbares, ce que c’est qu’un acquit-à-caution, ou, s’ils savent, (qui) s’en fichent ! O honte ! on ne respecte plus rien !!«
Pendant son séjour dans le « patrimoine de St-Pierre » (et si l’on excepte le temps qu’il est autorisé à consacrer à la visite de Rome et de Naples). Boucher de Perthes devra accomplir bien des « corvées ». Parmi les plus désagréables, il faut compter celles qui naissent de la dissolution des congrégations, de la fermeture corrélative des couvents et de l’expulsion de leurs occupants, enfin de l’exigence du « serment » auquel beaucoup d’ecclésiastiques se refusent.
La douane reçoit l’ordre de convertir en casernes certains couvents, ce qui la conduit à prêter la main aux expulsions. Par ailleurs « on ressuscite une loi qui prohibe le numéraire à la sortie : or, les Etats romains étant devenus France, on trouve tout naturel de considérer comme fraudeurs d’argent les voyageurs qui quittent le territoire, c’est-à-dire qu’on en chasse… C’est, ironise l’auteur de Sous-Dix-Rois, une admirable industrie, et l’une des branches actuellement florissantes des services publics dans ce département.«
(1) Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 6 – Septembre 1988 (Numéro spécial)
Bicentenaire de la naissance de Jacques Boucher de Perthes
« père de la préhistoire » et fonctionnaire des douanes 1788-1988)