Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Charles Langevin, mécène du musée du Havre
La Rédaction des Cahiers a appris avec surprise et consternation le décès de Raymond Sider. Ce fidèle adhérent de l’Association pour l’histoire de la Douane qui, quelque mois avant d’être emporté par la maladie, avait offert de participer aux recherches archivistiques menées à l’occasion du prochain Bicentenaire de la Régie des Douanes, laisse le souvenir d’un charmant camarade et d’un infatigable animateur. C’est un hommage que nous voulons lui rendre en publiant un article qu’il avait fait paraître, en mars dernier, dans la revue de l’Association des fêtes et loisirs des Douanes du Havre. Le legs Langevin, accepté par la municipalité du Havre en 1902, a permis au Musée des Beaux Arts du Havre de se classer parmi les Musées de France.
Le 29 décembre 1902, le Conseil Municipal du Havre, sous la présidence de M. Marais, Maire, prenait la décision de l’acceptation du legs de Mme Langevin-Bazan au profit du Musée des Beaux Arts du Havre. Cette décision fut prise à l’unanimité après lecture, par M. le Maire, du rapport enthousiaste de M. Alphonse Lamotte, conservateur du Musée, ainsi rédigé : « Monsieur le Maire, La précieuse collection d’œuvres d’art ayant appartenu à Mme Langevin et léguée, tout d’abord au Musée du Louvre, a été, par un codicile en date du 7 décembre 1900, léguée au Musée des Beaux Arts du Havre.
Cette collection se compose :
1. de seize tableaux à l’huile, dessins et miniatures de maîtres anciens et modernes,
2. de 220 pièces environ : porcelaines et faïences, vieux chine et japon, saxe, Delf, Rouen, verreries vénitiennes, bronzes, émaux, etc.
3. de quelques meubles anciens.
Il n’est pas une pièce de cette collection qui ne mérite une description particulière. Tous ces différents objets ont été réunis avec le savoir et le goût le plus élevé. Contentons-nous, faute de temps, d’indiquer les plus remarquables :
. Portrait de Charles-André Langevin, peint par Jean-François Millet, d’une exécution libre, très enveloppé, dans la manière de Rembrandt, très belle peinture.
. Un des cartons de l’Orgie Romaine par Thomas Couture.
. Un beau dessin aux deux crayons par Bailly.
. Et surtout la Page du Missel, miniature du XVe siècle, sur velin, parfaitement encadré ; une merveille qui amènera de nombreux visiteurs au musée.
Les porcelaines vieux chine et les japons sont de magnifiques spécimens de cet art de la fantaisie ; il y a là plus de 200 pièces que les visiteurs ne se lasseront pas d’admirer.
Enfin, je citerai deux crédences gothiques et renaissance vieux chêne ; deux commodes Louis XIII et Louis XVI en marqueterie. Après le legs Bonvoisin, qui représente en quelque sorte la fondation du Musée du Havre, c’est le legs Langevin qui aura le plus aidé à son classement parmi les Musées de France. Voilà, Monsieur le Maire, l’avis de votre dévoué serviteur ».
Ainsi s’exprimait le conservateur du Musée qui recueillit cette collection en 1902. Mais quel était cet esthète, amateur d’art éclairé, qui constitua cette collection ? Il s’agit de Charles-André Langevin qui fut inspecteur des douanes au Havre. Les archives de la direction des douanes, créée au Havre en 1849, ne possèdent aucune trace de ce douanier qui cependant était en fonction au Havre, puisque son portrait fait par Jean-François Millet date de 1845. Nous savons cependant, grâce aux archives municipales du Havre, que l’intéressé est né à Cherbourg le 3 mai 1816, et se maria au Havre le 21 octobre 1852 avec Caroline Bazan, fille de Constantin Bazan, Avoué. Sur les listes électorales de 1871, Charles-André Langevin demeure dans un appartement de fonction, sur le port du Havre dans le pavillon des Docks et Entrepôts, siège de la société qui avait le privilège de la concession de l’entrepôt réel, placé sous haute surveillance douanière (1).
Ne laissant qu’une veuve sans enfant, il décédait en activité à l’âge de 59 ans à l’Hôtel des douanes, ancien hôtel des fermes royales, rue de la Gaffe, le 23 octobre 1875, alors qu’il devait vraisemblablement occuper les fonctions de chef des services douaniers du port. On a beaucoup plus de renseignements sur son beau-père, Constantin Bazan né le 10 août 1806, lui aussi à Cherbourg. Après un court passage à Fécamp dans la profession d’Avocat, où naît sa fille Caroline en 1831, il s’établit au Havre en qualité d’Avoué. Constantin Bazan fit une carrière politique remarquée au Havre où déjà sous le Second Empire, il fut un des premiers conseillers municipaux républicains. Dès la 3ème République, il devint Premier-Adjoint au Maire et Conseiller Général. Candidat aux Législatives de 1876 de la Gauche Républicaine et rival de Félix Faure, candidat de la République Conservatrice, il se désiste au 2ème tour en faveur de Jules Lecesne del’Union Républicaine, qui l’emporte en écrasant la monarchiste Masquelier. Constantin Bazan fut, en 1866, le fondateur havrais de la Ligue de l’Enseignement, dont il devint le Président en 1868 ; sa fille Caroline, veuve Langevin, prolongea l’œuvre de son père en se dévouant à la cause de l’Instruction Publique et elle obtint la médaille d’Officier d’Académie.
Au demeurant, on peut se poser la question de savoir comment cette collection, remise à un musée inauguré en 1845 et totalement détruit sous les bombardements alliés en 1944, a pu être sauvegardée pendant la période difficile de l’Occupation et de la Libération. La Municipalité du Havre en place en 1940 eut l’heureuse initiative d’évacuer, le 24 mai 1940, l’ensemble des tableaux et objets d’art du Musée vers le château de Bonetable, dans la Sarthe, où on eut la chance de les trouver intacts à la Libération. Pendant l’occupation, en dépit d’ordres de la Kommandantur, la municipalité fit la sourde oreille et ne réintégra pas ses collections dans la mairie.
Revenues au Havre en 1946, les collections furent mises en réserve dans divers dépôts municipaux jusqu’à l’inauguration de la Maison de la Culture, Musée Malraux, en 1961.
Avec l’aide de Mlle Cohen, conservatrice, et après pointage de l’acte de délivrance du legs établi par Maître Theret, Notaire au Havre, qui comporte huit feuillets d’inventaire, il a été possible de faire un recensement global et actualisé du legs Langevin. Sur les seize tableaux d’origine, un seul ne figure plus à l’inventaire du Musée : il s’agit d’une « Marine » de Vernet. Tout laisse à penser que cette toile, qui aurait été prêtée à l’Hôtel de Ville, aurait été détruite en 1944 avec cet édifice.
Bien entendu le tableau vedette de J. F Millet représentant l’inspecteur des douanes Langevin est exposé en permanence au 1er étage du Musée Malraux comme d’autres tableaux de l’école hollandaise de cette collection (Van der Poel, Verbeck, Wandwermans, Van de Velde). Il aurait été trop difficile de dénombrer, par ailleurs, le nombre d’objets d’art les plus variés de cette collection, qui, en dépit de leur fragilité, sont toujours et pour la plupart en possession du Musée. Néanmoins, les visiteurs peuvent admirer de nombreuses porcelaines, faïences et verreries sous l’étiquette Legs Langevin 1902 tant au Musée Malraux qu’au Musée de l’Ancien Havre, au coeur du quartier St- François.
De nombreuses pièces sont également conservées en réserve et sont utilisées pour les expositions temporaires thématiques. Quand on réalise la valeur actuelle de cette collection, on peut se demander comment un fonctionnaire, même de ce rang supérieur, comme l’était Ch. A. Langevin, ait pu accumuler tant d’objets de collection.
On sait d’abord par son acte de naissance que Ch. A. Langevin est né dans une famille très aisée. Son père était capitaine de navire au long cours et ses parents, témoins de sa naissance, notables et commerçants. Compte tenu des origines très variées des objets du legs, il est probable que Ch. A. Langevin n’a fait que continuer une collection commencée par son père au cours de ses voyages dans les mers lointaines. Enfin, en ce qui concerne son portrait peint par J. F. Millet, on apprend par la biographie de ce peintre né à Gréville près de Cherbourg en 1814, qu’il fut un condisciple de Ch. A. Langevin au collège de Cherbourg.
Après le décès prématuré de sa première femme en 1844, J. F. Millet, qui n’avait à l’époque aucune notoriété, a séjourné au Havre en 1845 avant de retourner à Paris et de s’installer définitivement à Barbizon. On pense que J.F. Millet séjourna chez des Havrais de la colonie cherbourgeoise dont faisait partie Langevin et Bazan. Ses meilleurs portraits sont, selon les critiques d’art, ceux de la période 1843-1846, donc par conséquent celle de son séjour au. Havre, pendant lequel posèrent pour lui le Consul de Suisse et des personnalités de la marine de commerce.
Un seul paysage peint le 21 novembre 1845 au Havre pour la famille Westphalen, intitulé « Le Berger et les Buissons » a été recensé pendant cette période havraise. Il est dommage qu’aujourd’hui la plus grande partie des œuvres de ce peintre, qui nous a laissé cependant « Les Glaneuses » et « L’angelus », soit maintenant au Musée de Boston. Par contre, il est heureux que la collection Langevin soit conservée au Musée du Havre au lieu d’être en possession du Musée du Louvre ou du Musée de Cluny, comme le prévoyait le premier testament de Mme Langevin établi en 1878. De nos jours, il n’est pas douteux que la vente de cette collection aurait eu un énorme succès chez Drouot, Sotheby’s ou Christie’s.
Le legs Langevin demeure le plus important dont a bénéficié le Musée du Havre, hormis le legs du peintre montivillon Bonvoisin, déjà cité, qui comportait 21 tableaux, la plupart de l’auteur lui-même, avec quelques toiles de l’école hollandaise du XIIe s. et de l’école italienne du XVIIIe s. Le legs le plus notable dans l’histoire du Musée qui mérite d’être signalé est celui de Raoul Dufy en 1962. Cet artiste havrais a légué au Musée Malraux une vingtaine de dessins et huiles dont la fameuse « Musique de la Douane » tant appréciée des douaniers. En conclusion, nous ne pouvons que nous associer au témoignage de reconnaissance adressé par la Municipalité havraise en 1902 à la mémoire de la généreuse testatrice et à celle d’une famille cherbourgeoise devenue havraise d’adoption.