Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

« Avec la douane et les douaniers », une enquête de René Sédillot

Mis en ligne le 1 juillet 2024
Extrait de la vie française du 17 juin 1955

 

 

La douane n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Pour l’homme de la rue (et de la route), elle se présente sous les dehors d’un poste de frontière, dans lequel des Corses, coiffés d’un képi, attendent près d’un poêle vétuste l’occasion de tourmenter de pauvres voyageurs. Jean Giraudoux, dans Siegfried, a immortalisé cette image sommaire.

 

Les réalités douanières sont un peu différentes. Pour les découvrir, j’ai pris contact avec l’administration des Douanes, à tous les échelons de sa hiérarchie, depuis le directeur général, rue de Rivoli, jusqu’au préposé des brigades, et, sous quelques-uns de ses innombrables aspects, depuis le contrôle des films étrangers, en l’hôtel parisien de la Douane, jusqu’à l’entrepôt des cotons au Havre.

 

Que la douane soit tracassière, c’est son rôle : toutes les administrations fiscales ont leurs victimes et leur ambition n’est pas d’être populaires.

 

Mais la douane remplit une double mission, économique et financière et, à ce titre, elle est indispensable à la nation comme à l’Etat. Sa mission économique consiste à protéger, par le contrôle des entrées et des sorties, et plus particulièrement par la perception de droits, la production nationale.

 

Les libéraux purs en pourraient discuter. Mais c’est un fait qu’aucune puissance moderne ne se dispense de ces pratiques.

 

Les droits à l’exportation sont rares (il n’est perçu actuellement, à la sortie de France en tout et pour tout, que 25 % sur les déchets de poissons, pour conserver une matière première utile à la fabrication de la colle) ; en revanche, les prohibitions d’exportation ne manquent pas, depuis l’or jusqu’aux pigeons voyageurs et aux « chiens de forte race ».

 

A l’entrée, l’arsenal des contingents et des licences se superpose à celui du tarif douanier, dont la nomenclature en 2.025 numéros et quelques 6.000 positions couvre 320 grandes pages, encore au tarif minimum, qui est en fait le tarif courant, s’ajoute le tarif général, dont les droits équivalent à trois fois ceux du tarif minimum, et qui reste applicable aux produits japonais ainsi qu’à certains produite espagnols.

 

La mission financière de la douane se mesure à l’importance de ses apports au budget. En 1954, les droits et taxes perçus par la douane ont produit 470 milliards sur 2000, soit environ le sixième des recettes fiscales.

Mais il faut ajouter que la douane assure son concours au chiffre d’affaires, dont elle perçoit les droits sur les marchandises emportées, comme à l’Office des changes, dont elle fait respecter les consignes aux frontières.

 

Les douaniers juristes…

 

Que de problèmes la douane ne doit-elle pas résoudre ! Problèmes juridiques d’abord, parce qu’il lui faut asseoir les droits sur la valeur des marchandises.

 

Jadis, les droits étaient spécifiques, c’est-à-dire perçus au poids, au volume ou a la quantité. Seuls aujourd’hui ou presque, les films et les pétroles sont encore taxés selon ce vieux système (ceux-là au mètre, ceux-ci à la tonne ou au mètre cube) : C’était trop simple — c’était, en tout cas, peu rémunérateur en période de dépréciation monétaire.

 

Depuis 1948, la plupart des droits ne sont plus perçus qu’ad valorem. Mais qu’est-ce que la valeur ?

 

Reprenant à leur manière les querelles de Ricardo et de Marx, les douaniers ont eu grand mal à la définir. Ils ont fini par se rallier à la définition de la Convention de Bruxelles (de décembre 1950) ; convention qui a enfanté un groupe d’études pour l’Union douanière européenne, aujourd’hui Conseil de coopération européenne, présidé par notre directeur général des douanes, M. Degois : c’est tout ce qui reste des rêves de Zollverein européen.

 

Inspirée de l’expérience des Anglais, pionniers des tarifs ad valorem incorporée en 1953 dans notre code des douanes (articles 35 et 36), cette définition est ainsi libellée : la valeur d’une marchandise, c’est « le Prix réputé pouvoir être fait pour les marchandises lors d’une vente effectuée dans des conditions » de pleine concurrence entre acheteurs et vendeurs indépendants.

 

Quand et où ? Au moment et dans le lieu du dépôt de la déclaration en douane.

 

Tous les mots de ce texte ont été pesés, et douze nations l’ont accepté.

 

En fait, que se passe-t-il ? La marchandise est généralement accompagnée d’une facture, et la douane en accepte l’évaluation dans le majorité des cas ; mais elle n’est pas liée par elle : il est classique, en effet, de solliciter et de présenter une facture minorée : N’avez-vous pas, monsieur, acheté naguère une verroterie à Murano, et demandé au marchand de vous délivrer une facture de complaisance ?

 

La douane n’y a rien vu. Mais elle aurait pu se fâcher.

 

Elle dispose de moyens de contrôle : les mercuriales, les catalogues, la comparaison des marchandises du même type, la recherche dans les écritures du destinataire.

 

Il lui arrive d’être incertaine en présence de produits nouveaux, comme il en apparaît désormais tons les jours ; que vaut cette matière plastique inconnue ? Et comment taxer ces pièces détachées isolément sans grande valeur, mais qui, regroupées et remontées, feront une machine à calculer que l’importateur, d’ailleurs n’offrira qu’en location ?

 

S’il y a contestation et désaccord entre l’importateur et la douane, l’affaire est portée devant le comité supérieur du tarif, qui siège à Paris, quai Branly, environ une fois par semaine.

 

Présidé par un conseiller d’Etat, il réunit des représentants des Chambres de commerce, de la direction des Douanes, du secrétariat aux Affaires économiques des ministères intégrés et des experts.

Il juge d’abord les contestations d’espèces : quelle ligne du tarif faut-il appliquer ? Ce tissu mélangé, est-ce une soierie, est-ce une cotonnade ? Cette poudre d’os doit-elle être considérée comme une farine de viande, ou doit-elle être taxée comme os ? Cet harissa sera-t-il assimilé à du piment, ou aux autres épices ?

 

Le comité juge aussi la contestations d’origine : cette marchandise donnée comme belge ne vient-elle pas du Japon ?

 

Il se prononce enfin sur la valeur même du produit importé. Au total, sur quelque 125.000 articles déclarés par mois, on ne note guère qu’une quarantaine de contestations sur l’espèce ou l’origine, et quatre ou cinq sur la valeur c’est dire la fréquence des accords à l’amiable.

 

Pour les marchandises omises dans le tarif, la direction des Douanes rend des décisions de classement ou d’assimilation, que publie le Journal officiel. Par exemple, elle vient de décider que telle moelle épinière desséchée d’esturgeon, utilisée pour la préparation de plats cuisinés serait classée comme poisson séché ; ou que la gelée royale (gelée d’abeilles) serait classée, non comme miel, mais parmi les produits pharmaceutiques. Ainsi la douane est-elle amenée à connaître de toutes les techniques modernes, au moins pour les cataloguer.

 

…et statisticiens

 

Juristes, techniciens, les douaniers doivent être aussi des statisticiens : on leur a confié le soin de totaliser, chaque mois, le chiffre du commerce extérieur, et ce n’est pas une petite besogne.

 

J’ai été visiter, rue Croix-des-Petits-Champs, dans ce bâtiment qui servit d’annexe à un grand magasin et qui est devenu une succursale des Finances, les services mécanographiques de la douane, installés au troisième étage.

 

J’ai vu le centre de perforations, avec les machines Bull, traduire sur Cartes perforées, rosé ou crème ; les déclarations en douanes qu’ont expédié les bureaux dans de vertes sacoches (et qui leur seront soigneusement retourné).

 

Ces cartes, auxquelles s’ajoutent toutes celles qu’expédient à Paris, par la voie postale, les six centres de perforation de province (Lille, Strasbourg, Rouen, Bordeaux, Marseille et Lyon) sont classées par des trieuses électriques (en attendant les deux trieuses électroniques dont commande a été passée).

A volonté, les documents sont ainsi groupés selon la nature des Marchandises, les pays d’origine ou de destination, les bureaux d’entrée ou de sortie.

 

Des tabulatrices lisent ensuite les cartes, les additionnent, impriment les résultats : c’est le miracle des rebuts magnétiques et des tableaux de connexion, avec leurs entrelacs de fils multicolores. Les données numériques sont traduites en clair : 63, c’est Haïti ; 151, c’est le Libéria.

 

Par la vertu de la machine, nous pouvons savoir, à volonté, combien la France a importé de café, combien il en est venu de Colombie, combien il en est entré par Le Havre, et pour quelle valeur. Toutes les déclarations d’exportation, centralisées le 28 du mois. et devenues matière à statistique, sont recensées avant le 4 du mois suivant, les chiffres globaux sont communiqués le 7 ; pour les importations, le travail statistique est achevé le 10.

 

Du 27 au 10, deux équipes d’opératrices travaillent de l’aube à la nuit (7 heures à 13 h. 30, 13 h. 30 à 20 heures). C’est le triomphe du labeur à la chaîne et de la vitesse mécanisée.

 

Dans ce même immeuble de la rue Croix-des-Petits-Champs, au même étage, vous pouvez vous instruire à votre fantaisie de toutes les statistiques relatives au commerce extérieur de la France : une salle de renseignements vous accueille. Voulez-vous savoir combien le Portugal nous a vendu en 1818 ? Quels achats de fromages nous avons faits à la Hollande en mai 1925 ? Combien nous avons vendu de bicyclettes à la Turquie le mois dernier ? De 9 h. 15 à 11 h. 45 ; de 14 h. 15 à 17 h. 45, la statistique des douanes vous est ouverte ; ses registres sont à votre disposition. Et certaines maisons de commerce le savent si bien, et tiennent ce service pour si précieux qu’elles y entretiennent des agents permanents.

 

Rue de la Douane

 

Allons voir la douane en action — non plus sur fiches, mais à la base. Derrière la place de la République, l’hôtel parisien des Douanes a élu domicile à l’angle de deux rues qui ont reçu les noms commodes de rue de la Douane et rue de l’Entrepôt (mais cette dernière, débaptisée, a pris le nom d’Yves-Toudic). C’est un bâtiment louis-philippard dont les fenêtres s’ornent de solides barreaux, la porte d’ancres et de caducées, les murs d’affiche blanches annonçant des ventes aux enchères publiques.

 

Je commence par y apprendre que Paris est la plus grosse douane de France — tout au moins pour les recettes, car Marseille remporte pour le tonnage : Paris reçoit par le rail (à La Chapelle, tout ce qui vient du Nord, de l’Est et du Sud ; aux Batignolles, tout ce qui vient du secteur maritime compris entre Dieppe et Nantes, c’est- à-dire, en fait, tout ce qui vient d’Amérique du Nord) ; par la route (Pantin et Le Bourget reçoivent et dédouanent les camions Plombés à la frontière) ; par voie d’eau, c’est-à-dire à la fois par la Seine (Gennevilliers, Austerlitz) et par le canal Saint-Martin quai de Valmy, précisément derrière l’Hôtel des Douanes, quelques péniches apportent encore un peu de plomb ou de café, ou emportent du sucre) ; par air, enfin (Orly et Le Bourget).

 

A tout ce trafic, s’ajoutent celui de la poste, qui dispose de bureaux de dédouanement ambulants (dans les gares) et de bureaux sédentaires (rue Choron pour les timbres, les diamants et les pierres, à Paris-IX pour les timbres encore, rue du Louvre et à Paris-XV pour la librairie). Au total, Paris encaisse environ 22 % du produit annuel des douanes françaises.

 

A la vieille bâtisse de la douane, la Chambre de commerce, sur un terrain de la Ville de Paris, a ajouté de très modernes entrepôts : c’est là que parviennent et demeurent les marchandises en suspension des droits.

 

Il existe, d’ailleurs, d’autres entrepôts parisiens pour les cafés et les produits chimiques, à Saint-Ouen ; pour les pelleteries, quai de La Rapée ; pour les produits acheminés par la route, à Pantin ; pour le pétrole, dans une quinzaine d’entrepôts de banlieue.

 

Rue de la Douane, s’entassent les tapis, le thé et les objets d’art : moyennant une taxe de magasinage, ils peuvent attendre sur place, durant cinq ans, le client désiré.

 

Je gravis les étages  » Agence Trans océane, tapis persans « . Entrons dans une salle nue, aux murs blancs, au sol cimenté, aux fenêtres grillagées, mille tapis de prix sont entreposés.

 

Chacun d’eux porte une étiquette plombée, qui indique sa date d’entrée. Les grossistes viennent ici, examinent, font leur choix, achètent, dédouanent. Il y a ainsi, – dans cet immeuble, une soixantaine de cabinets d’entrepôts -, véritables magasins étrangers en France, fermés sous doubles clefs que la Chambre de commerce loue, avec leurs téléphones, à des particuliers, moyennant quelque 80 francs par mois et par mètre carré.

 

D’autres locaux voisins sont consacrés aux marchandises que les importateurs ont omis de dédouaner dans les quinze jours et qui restent ici quatre mois, après lesquels ils sont vendus aux enchères (au profit de leurs propriétaires, s’ils se font connaître).

 

Ici encore, sont entreposés les objets d’art destinés à l’exportation. Chaque mercredi, les musées nationaux dépêchent leurs inspecteurs pour examiner ces objets ; ils délivrent l’autorisation de sortie ; Ils peuvent aussi la refuser ou préempter le chef-d’œuvre qui en vaut la peine.

 

Tout en haut, au cinquième étage, une salle de cinéma présente quotidiennement aux distributeurs, en avant-première, les films que l’étranger propose à la France.

 

C’est une salle de projection sous douane : vingt fauteuils profonds sont prêts pour des spectateurs de choix, qui décideront du dédouanement : s’ils acceptent le film, ils paieront à la douane l’un des rares droits spécifiques qui subsistent encore et que j’évoquais tout à l’heure : 28 francs le mètre, ou 25 pour les films en couleurs.

 

Aux portes, vigilants, les douaniers pointent les entrées et les sorties, comme à une frontière ; et c’est bien une frontière en plein Paris.

 

Gare de La Chapelle

 

Mais allons voir le marchandises à leur arrivée même en douane. Au pied de Montmartre, la gare de La Chapelle est une autre enclave douanière dans la capitale.

 

Voici, sur le rail, un wagon frigo venu de Dunkerque. Il va être déchargé de ses cageots pleins de poires australiennes, de pamplemousses de la Trinité. L’opération parait toute simple. Elle ne l’est pas. La douane est là, qui veille et qui exige force documents, moins pour elle-même que pour d’autres administrations : il lui faut la lettre de voiture ; chaque wagon doit avoir sorti la lettre d’accompagnement, qui indique le nombre des colis, leur nature, leur poids. Il faut encore le certificat d’origine, le certificat de salubrité. Elle exige le contrôle unitaire du ministère de l’Agriculture, le certificat de qualité que délivre la Répression des fraudes.

 

Pour d’autres articles, elle ne donne sa mainlevée qu’après d’autres contrôles : celui du vétérinaire pour les viandes importées, celui de la police pour les livres, celui des poids et mesures pour les balances, celui de la garantie pour les bijoux, celui des laboratoires pour les produits à expertises. On accuse la douane d’être lente mais elle ne fait, souvent, que subir et filtrer des exigences qui lui sont étrangères.

 

Les wagons qui viennent d’autres pays et que je vois alignés au long d’un quai, sous un hangar de 450 mètres, portent, avec l’étiquette bleue plomb de douane trois ou quatre plombs ; celui de l’expéditeur, celui de la douane étrangère, celui de la S.N.C.F., celui enfin, de la douane — un scellé de laiton, marqué d’une grenade et d’un cor de chasse (ce sont les insignes que la douane doit à Napoléon, parce que les douaniers étaient alors recrutés parmi les grenadiers et les chasseurs).

 

Sous le hangar, dans un désordre apparent qui, sans doute, n’est qu’un ordre déguisé, les caisses, les cartons, les cageots et les bonbonnes se mêlent et se superposent : toutes les marchandises du monde se donnent ici rendez-vous. Elles seront enlevées demain, après pointage.

 

Enlevées ? Sous réserve, bien entendu, de quelques formalités. La déclaration courante de mise à la consommation, formule D3, comporte trois déclarations en double exemplaire ; et la gare de La Chapelle voit passer 100.000 D3 par an. S’il s’agit d’une admission temporaire (par exemple pour ce conditionneur d’air qui est expédié en France pour réparation), formule D18 !

 

S’il s’agit d’une opération de transit, d’un transport de bureau à bureau par exemple pour cette machine-outil destinée à une exposition, formule D15. La salle publique de la Chapelle, avec ses comptoirs, tient de la banque plus que de la gare.

 

Des tubes pneumatiques la relient aux halles sous douane, pour transmettre les déclarations. Les dossiers des clients sont volumineux : chacun d’eux comprend, pour le moins, la facture de la marchandise importée, la demande de licence de l’Office des changes, le papier vert, l’avis d’importations, sur Papier blanc, la déclaration souscrite par le destinataire,  sur papier jaune.

 

Tout cela est si compliqué que 95 % des opérations de douanes (et 99 % si l’on se réfère à la valeur) sont faites par des maisons spécialisées pour le compte des importateurs. La fameuse libération des échanges a-t-elle simplifié les choses ? Point du tout.

 

Les licences ont été remplacées par des certificats. Dix mille de ces papiers sont, ici, constamment en instance. Et l’on a eu beau mécaniser le service, autant que faire se peut : je vois encore un préposé mouiller son doigt pour faire glisser les formules et les marteler de l’un des trois cachets dont il dispose — à la cadence moyenne de 4.000 cachets par jour.

 

Mais la douane me réserve d’autres surprises, d’autres enseignements. C’est à peine si j’ai fait connaissance avec elle. Je veux aller voir en fonctions sur un aérodrome, dans un port. Nous la retrouverons à Orly, au Havre. Et nous tâcherons de juger ce que vaut le système.

 

René Sédillot

 


 

 

Journal de Formation Professionnelle

 

N° 47

 

1955

 


 

 

 

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