Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
« Douaniers sans frontières » – Un article du journal Le Monde publié le 23 février 1989
Nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation du groupe Le Monde un article intitulé « Les perspectives européennes de 1993 Douaniers sans frontières » publié dans l’édition du 23 février 1989.
L’équipe de rédaction
La première réunion des douze hauts fonctionnaires chargés de coordonner l’opération consistant à supprimer les frontières intracommunautaires au 1er janvier 1993 devait se tenir le mercredi 22 février à Bruxelles. De retour de Bruxelles, où elle avait rencontré à ce propos le commissaire européen chargé du marché intérieur, M. Martin Bangemann, le ministre français des affaires européennes, Mme Edith Cresson, nous a indiqué que le » Monsieur Europe sans frontières » français vient d’être désigné par le gouvernement. Il s’agit de M. Hubert Blanc, préfet, ancien directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la défense André Giraud.
LES douaniers français sont des fonctionnaires comme on n’en fait plus. Des grognards. Ils portent le même képi et la même bande rouge sur le pantalon que sous le Second Empire. Changer d’uniforme, comme les policiers, aurait coûté cher au Trésor public, et les douaniers sont modestes. Ils assurent 80 % des saisies de drogue sans se mettre tout le temps en avant. Ils font rentrer dans les caisses près du quart des recettes fiscales de l’Etat sans demander la Légion d’honneur.
Après trente ans d’administration au nord de la Loire, les douaniers ont toujours l’accent de Narbonne. D’un coup d’oeil à la plaque minéralogique, ils repèrent, dans la brume franco-luxembourgeoise de Dudelange-Zoufftgen, la voiture qui a fait un drôle de détour pour venir de Grenade. D’un coup de lampe de poche, ils dénichent sur une tôle ouest-allemande de 5 mètres de long le poinçon de 1 millimètre qui trahit ses origines polonaises. Ils ont du flair, et les chiens se fatiguent avant eux.
Des douaniers comme ceux-là, on n’en verra bientôt plus aux frontières terrestres, celles de la Suisse exceptée. Une révolution _ culturelle _ se prépare, et les ex-gabelous français, avec leur tenue d’époque, deviendraient » trop voyants « , comme dit, dans un soupir, le directeur des douanes, M. Jean Weber. Déjà, les droits de douane ont été supprimés par la CEE en 1969. Déjà la police de l’air et des frontières (PAF) s’est installée devant eux en 1975, encore plus près de la frontière. Déjà, ils n’agitent plus qu’une main nonchalante au passage des voitures. Voire plus de main du tout puisqu’il est interdit de faire attendre l’Europe à un poste-frontière.
Malgré tout, les douaniers restaient, en toute modestie, indispensables. Il n’y avait pas d’Etat sans frontière et pas de frontière sans douanier. Mais le grand marché intérieur se profile dans la brume, et les douaniers se frottent les yeux. Personne n’en parle, mais que va-t-on faire d’eux ? Que vont-ils devenir le 1er janvier 1993 s’il n’y a plus de frontières communautaires ? Si les marchandises circulent entre Lisbonne et Francfort comme entre Marmande et Toulouse ? Si les Parisiens peuvent aller faire leurs courses à Amsterdam comme aux grands magasins ?
On a beau leur dire qu’il restera 2 700 kilomètres de façade maritime à garder, sans parler des ports, des aéroports et du nouveau Roissy-3. Que les contrôles se dérouleront autrement, qu’il faudra les renforcer aux frontières extra-communautaires. On a beau citer les chiffres _ de l’administration _ selon lesquels ils seront toujours dix-sept mille en 1993 pour vingt mille actuellement, les douaniers sont » outrés « . Et, à Thionville, le chef de subdivision de la brigade des trains, douanier _ à moustaches _ depuis 1959, ne vous l’envoie pas dire : ce qui se prépare est » aberrant « .
Personne ne sait, à vrai dire, ce qui se prépare. L’Acte unique signé à Luxembourg le 17 février 1986 prévoit la libre circulation des personnes et des marchandises le 1er janvier 1993. Il resterait donc trois ans pour s’y faire. Les accords de Schengen, moins médiatiques, prévoient de leur côté la suppression des postes fixes des frontières de cinq Etats, dont la France, à partir du 1er janvier 1990. Il ne resterait plus que dix mois.
Les Allemands, comme d’habitude, ont pris de l’avance. Ils désarment, unilatéralement. Avant la fin de l’année, ils auront retiré tous leurs policiers et les deux tiers de leurs douaniers. Près de Gambsheim, dans le Bas-Rhin, les Français qui cohabitaient avec des Allemands dans le cadre des » brigades mixtes » viennent de se retrouver tout seuls. En territoire étranger.
Drogue, armes, délits fiscaux et terrorisme
Signés par les gouvernements de Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de RFA et de France, les accords de Schengen prévoient aussi _ ou simultanément, les interprétations divergent _ une harmonisation des législations des pays membres sur des questions aussi consensuelles que la lutte antidrogue, le terrorisme, les » mouvements irréguliers » de capitaux, l’immigration clandestine, l’extradition… De l’avis des négociateurs, ils constituent un » laboratoire » du grand marché à douze et » le moins que l’on puisse dire, c’est que les textes ne sont pas prêts « . Mais en 1993, selon les experts, les Cinq seront parvenus à un accord. Dans le délai prévu pour le désarmement à douze.
A moins d’un an de leur entrée en vigueur officielle, les accords de Schengen en sont encore au stade où on se dit » des choses très très méchantes » dans les groupes de travail. Les Pays-Bas refusent catégoriquement de revenir sur leur législation concernant la drogue. On tente de négocier un » seuil minimum de poursuite » commun, c’est-à-dire, la dose de haschisch que chacun, finalement, aura le droit d’avoir sur soi. La France est contestée pour la vente libre des 22 long rifle. Les Allemands s’inquiètent de savoir si elle possède un plan de ramassage des fusils de chasse, en cas d’urgence. Les Luxembourgeois ne tiennent pas à ce que l’extradition s’applique aux délits fiscaux. Ils sont opposés, en outre, au droit de poursuite qui permettrait d’aller chez le voisin interpeller un suspect, voire de le transférer immédiatement dans le pays ayant constaté l’infraction : » Vous n’avez qu’à vous installer chez nous… «
En matière de terrorisme, en matière de politique des visas, les responsables de la sécurité se font des frayeurs. En 1993, quiconque aura été admis en Grèce pourra prendre l’avion à Athènes comme sur une ligne intérieure et se retrouver à Paris. Chaque pays membre entretenant des relations privilégiées avec ses anciennes colonies, le monde entier ou presque pénètre sans visa dans un des douze Etats. L’Italie, l’Espagne, n’en exigent pas des Turcs, qui n’ont qu’à faire le détour pour se rendre en RFA.
A cinq, les négociateurs de Schengen essaient de trouver une liste commune de nationalités sujettes à visa : ils n’y arrivent pas. Un système informatique commun, qui permettrait à chaque frontière extérieure d’obtenir des informations sur une personne, pourrait, lui, être prêt en 1991, bien qu’on ne sache pas encore si on y fera figurer jusqu’aux voleurs de voitures.
Personne, même à Bruxelles, n’imagine que l’on parviendra à une étanchéité telle aux frontières extérieures de la Communauté qu’on pourra supprimer tous les contrôles internes. Pour la France, plus de lamoitié des saisies de drogue sont opérées aux points de passage intra-communautaires. Mais dès qu’on pousse un peu plus loin le souci du détail, qu’on demande qui va empêcher le haschisch et les défenses d’éléphant infiltrés quelque part de prendre le TGV, qui va empêcher les citrus malades de se faire passer pour des yuccas et le patrimoine national de s’expatrier, là, on s’enfonce dans la brume.
Bruxelles n’est pas opposé à des contrôles » inopinés « , opérés à l’occasion par des brigades volantes des Etats membres. Mais la Commission européenne ne cache pas des préférences révolutionnaires pour » un cadre juridique et fiscal modifié « . A Paris, la direction des douanes penche pour » la libre circulation avec tout de même un contrôle « , c’est-à-dire un aimable retrait, à quelques kilomètres à l’intérieur. On ne démolirait pas les postes frontières. Les troupes y viendraient tous les jours. La ligne de front aurait l' » aspect » d’une frontière libre » plusieurs heures par jour « . A la PAF, également concernée par le retrait, le directeur, M. Pierre Bergès, pense à renforcer le » deuxième rideau « . Sans vouloir insister, Bruxelles juge contraire à l’esprit unique du grand marché toute résurrection d’une frontière, même » invisible « .
Le ministre de tutelle, M. Michel Charasse, chargé du budget, n’en sait pas plus. Il a annoncé un » repli ordonné » sur des » positions préparées à l’avance « , qui se traduira, c’est la seule précision, par une réduction de mille cinq cents emplois d’ici au 31 décembre 1992. Le ministre a aussi assuré que les » missions essentielles » de la douane seraient maintenues, et il a créé, enfin, des groupes de travail pour que remontent, des » bureaux les plus modestes « , quelques suggestions. A Metz, la base a refusé de participer à la réflexion. » Les gens nous demandent : chef, qu’est-ce qu’on fera en 1993 ? Ils comprennent mal qu’on ne puisse pas leur répondre « , explique M. Jean Weber, qui, pour être frontalier, connait bien la psychologie des troupes.
Cet automne, les douaniers ont défilé à Paris, dans leur bel uniforme, y compris les skieurs. Didier Hernandez, le plus fin limier du centre de transit routier de Thionville, n’est pas venu. Il » ne sait pas manifester « . Mais il a envoyé à l’administration quatre pages de suggestions : pour renforcer les contrôles. Fils d’immigrés espagnols, l’inspecteur Hernandez traque les aciers hongrois et yougoslaves qui viennent concurrencer illégalement la sidérurgie lorraine, et il est capable de reconnaitre la nuance H 52 qui n’existe qu’en RDA. Les fraudeurs le craignent. Lorsqu’il a été muté à 20 kilomètres, les statistiques du commerce extérieur s’en sont ressenties.
Force de dissuasion
Les douaniers en deviendraient plus méchants. En un an, les quantités de drogue saisies ont augmenté de 66 % (21 tonnes en 1988). A Thionville, la brigade des trains a doublé ses prises de cocaine. Dans le » modeste bureau » qui donne sur la voie ferrée, on ne rigole pas. Quelques trophées sont rangés dans une vitrine, et le chef de subdivision fait les présentations. Ici, des shiloms (pipes à haschisch) en bois, en onyx. Des pièces de musée, car, de plus en plus, les trafiquants passent la drogue à l’intérieur de leur corps (vingt-neuf l’an dernier).
Des confins de leurs trois frontières nordiques, les douaniers lancent un » cri d’alarme « . Qu’on ne croie pas qu’ils cherchent à nous apitoyer sur leur sort : ils sont fonctionnaires. Mais le contrôle » inopiné » qui se dessine, » c’est la porte ouverte à tous les abus « . Les douaniers ont peur pour nos enfants, qui pourront revenir d’Amsterdam sans même un serrement de coeur à la vue des képis. Ils craignent, pour notre santé, le vin au méthanol, les préservatifs sud-coréens, et, pour notre industrie, les espadrilles chinoises. Dans son coffre de voiture, M. Emmanuel Baudin, de la direction de la CFDT-douanes, transporte un carton plein de jouets. Fabriqués à Taiwan, importés en Allemagne, réexportés avec un certificat de conformité aux normes françaises, dangereux pour les enfants : les yeux des ours s’arrachent et les chiens perdent leurs poils par poignées.
Les douaniers n’inspectent que trois camions sur cent et une proportion encore plus infime de passagers, mais ils croient à leur force de dissuasion. Et, de leurs premières loges, ils tiennent à faire savoir que nos partenaires ne sont pas tous honnêtes. » Tous les pays ne jouent pas le jeu « , se préoccupe Mme Hélène Salaün, secrétaire générale de la CGT-douanes. La RFA exporte tellement qu’elle se soucierait peu de ce qu’elle importe. Elle a des liens privilégiés avec la RDA, où aboutissent toutes les tôles bon marché des pays de l’Est.
Attente trop longue à Roissy
Rotterdam, le premier port du monde, » vit pratiquement sans contrôle » et réexporte 80 % de la marchandise qui y transite. L’opinion doit le savoir : tous les Etats membres ne partagent pas la même philosophie du contrôle. Une tradition latine, » de pauvre « , s’oppose, selon la CFDT, à une tradition » de riche « . Dans les pays du Nord, la douane est » au service des entreprises « . Les douaniers français applaudissent à la libre circulation, à condition de pouvoir aller vérifier eux-mêmes ce qui se passe sur les 36 kilomètres de quais de Rotterdam.
Entre collègues franco-français, l’ambiance ne parait pas plus confiante. Les douaniers, qui se regardaient déjà avec les policiers en chiens de faience, se demandent si tout le monde fait loyalement ses bagages. Ils n’ont pas apprécié que l’un des leurs se fasse arrêter par des gendarmes dans le Nord. Les gendarmes, » on ne les voyait pas » ; il arrive maintenant d’en croiser dans les parages. M. Charasse a assuré aux syndicats qu’il n’y aurait pas d’injustice : » Nous ne partirons pas tant que Joxe n’aura pas retiré ses policiers. «
A la PAF, on ne considère pas moins que les activités » résiduelles » seront essentiellement du ressort de la sécurité, et donc de la police. » Le responsable de l’ordre public, c’est Joxe. «
Partant du principe qu’on n’a jamais trop de policiers, la PAF (cinq mille agents, dont mille cinq cents aux frontières intra-CEE) n’a pas annoncé de réduction d’effectifs. Tout au plus ne compense-t-elle plus les départs à la retraite et envisage-t-elle le déplacement de cinq cents personnes. Les policiers s’adjugeraient bien le droit de pouvoir fouiller les véhicules sans commission rogatoire, mais les douaniers tiennent à leur privilège.
Les agents des douanes, eux, trouvent qu’on attend trop longtemps à l’immigration à Roissy, et que la PAF ferait mieux d’y doubler ses effectifs. Quelques conciliateurs parlent de brigades volantes communes, mais un essai de cohabitation dans le Doubs, le Bas-Rhin et la Moselle n’a pas été très concluant. Les brigades se sont retrouvées au même moment au même péage d’autoroute.
En ce qui concerne le tunnel sous la Manche, en tout cas, tout le monde est d’accord, et, pour une fois, Bruxelles n’a pas d’objection. Le tunnel restera une frontière digne de ce nom. Les douaniers de Mme Thatcher y seront, dans le cadre du non-désarmement général que préparent les iles Britanniques. La douane française y sera, puisque la » sûreté » et le contrôle des bagages font partie de ses » missions essentielles « . La police aussi, naturellement. Le tunnel, de l’avis général, sera bien gardé.
La présidence française de la Communauté constitue une perspective moins réjouissante, du même avis général. Elle commence le 1er juillet, et l’occasion ne se représentera pas avant six ans. Les syndicats, et même les administrations, craignent qu’une » décision politique » ne leur tombe sur la tête. Qu’un « trait de plume Kohl-Mitterrand » ne renvoie les gardes frontière au musée. Les douaniers les premiers, avec leur bande rouge sur la couture du pantalon.
Le Monde