Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Accident de service
Accident de service
une nouvelle de M. André Paladre (1)
En ce temps là – qui n’est guère lointain – j’exerçais à La Chapelle, bureau des douanes touristique des Ardennes.
Chaque matin, Tabou, mon bouvier des Flandres, descendait avec moi vers huit heures et, après une courte promenade hygiénique dans les bosquets d’alentour, revenait clopin-clopant s’installer près de l’entrée du hall.
Il faut préciser que l’honorable Tabou est un vieillard-chien. Les années ont peu à peu enneigé son imposante barbiche et un accident de voiture, dans lequel il jouait le rôle du piéton distrait, lui a valu une patte folle que l’arthrite a, depuis, complètement déformée.
Un matin de juin, Tabou paressait au soleil, rêvant sans doute qu’il avait quatre vraies pattes et s’imaginant des courses sans fin dans les sous-bois profonds d’Ardennes où traînent au hasard des sentes les odeurs alléchantes du cerf et du sanglier.
Le car brinqueballant Bouillon-Sedan venait de se ranger sur le terre-plein. Quelques voyageurs belges, désireux de marquer leur arrivée sur notre territoire par la dégustation du traditionnel café-cognac, en descendirent et se dirigèrent vers le non moins traditionnel «Café de la Douane».
L’un deux, s’étant arrêté en bordure du trottoir, considéra longuement le chien infirme et, curieux, se tourna vers le douanier de service :
– C’est à vous cette bête là ?
L’uniforme pivota et un visage sérieux rétorqua sans broncher :
– Non. Il appartient à l’administration.
L’autre s’étonna :
– Quoi ? Mais sa patte de d’vant, elle est cassée ?
Le douanier hocha la tête tristement :
– Que voulez-vous. Il a eu un accident de service.
– ???
– Oui. Il a été blessé par un fraudeur, au cours d’une attaque.
– Alors, ensuite, il a été versé dans le service sédentaire.
– Dans le service… comment ?
– Sédentaire. Maintenant, il est exempté de patrouille. Il ne travaille plus qu’au bureau.
– Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire, comme ça, avec vous ?
– Il sent.
– Il sent ?
– Oui. Le tabac. Sa spécialité, c’est le tabac de la Semois… Vous n’ignorez pas que les français de notre région ont un faible pour lui. En plus, le pays de production est à deux pas.
– Alors, si je transportais du tabac, il le sentirait ?
– Parfaitement. Il irait droit sur vous et se mettrait à grogner.
L’homme ôta son béret noir à lisière, se gratta la tête :
– Faudra bientôt le mettre à la retraite, savez-vous ? hasarda-t-il.
– Pourquoi ?
– Parce que du tabac, j’en ai. Tenez, voilà mon cornet, du Semois, justement.
– Et alors ?
L’homme triompha :
– Eh bien, votre chien, il ne l’a pas senti et il ne m’a pas grogné.
– C’est tout ce que vous avez ?
– Oui.
Un sourire répondit :
– Il n’a pas grogné mais c’est normal. Vous ne dépassez pas la tolérance !
– La tolérance ?
– Puisque vous allez à Paris, vous avez droit, je vous l’ai dit tout l’heure dans le car, à quatre cents grammes de tabac. Notre chien, il le sait lui. Alors, il ne va tout de même pas grogner pour un malheureux paquet de cinquante grammes entamé !
Une voiture qui arrivait devant la barrière mit fin au dialogue. Le douanier se dirigea vers la route, mais je crois bien l’avoir entendu ajouter, pendant qu’il s’éloignait :
– Surtout que maintenant, il est dans la Sédentaire !
André Paladre
Note :
(1) – Ancien Inspecteur central chef du service de la mission des douanes françaises auprès des F.F.A.
La Vie de la Douane
n° 173
Octobre 1977