Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Aspects économiques et douaniers du système colonial français et ses particularismes en AOF et en Côte d’Ivoire
Il y a quarante ans la France « décolonisait » l’Afrique Noire. L’opinion couramment admise veut que cela se fit sans heurts (1). Le mérite en revient sans doute à la clairvoyance des dirigeants français qui préparèrent, dès 1944, le terrain de l’autonomie (2).
Le mérite en revient également à la sagesse des élites africaines qui se placèrent avant tout sur le terrain des libertés publiques et de la réduction des inégalités sociales. Cependant à la fin des années cinquante, ces leaders choisirent l’indépendance sans y avoir été véritablement préparés.
La situation économique laissée par le pouvoir colonial dans les territoires de l’Afrique-occidentale française était paradoxale : d’une part une balance commerciale proche de l’équilibre sinon excédentaire (tel fut le cas de la Côte d’Ivoire), d’autre part un tissu industriel quasi inexistant.
Si quarante années de recul semblent insuffisantes pour dresser un bilan colonial objectif et complet (3) elles permettent tout de même d’en définir les traits économiques et douaniers les plus marquants en les adoucissant en ce qui concerne l’A.-O.F. et plus encore la Côte d’Ivoire.
Sur le plan économique
À l’origine, les préoccupations essentiellement politiques et nationalistes avaient présidé à la conquête d’un vaste empire colonial ; cependant très vite les considérations économiques et défensives prirent le pas pour maintenir et pérenniser l’entreprise.
Ne fallait-il pas préserver un empire qui était passé de la quatrième place en 1896 à la troisième en 1913 (4) puis à la première place, en 1928, des partenaires commerciaux de l’Hexagone; ? Comment expliquer un tel phénomène qui reléguait au second rang des partenaires commerciaux européens aussi prestigieux que l’Angleterre, l’Union Belgo-Luxembourgeoise et l’Allemagne ?
Plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d’abord, cette prépondérance de l’Empire (donc de l’A.-O.F.) dans le commerce général de la France, qui devait se maintenir jusqu’à l’indépendance des territoires, résultait de la volonté métropolitaine de rechercher des débouchés stables aux produits manufacturés fortement concurrencés par l’industrie européenne et américaine et s’expliquait par la stabilité politique des colonies dans lesquelles ne se dessinaient pas encore des velléités de révolte et d’indépendance.
Le marché colonial servit ainsi d’exutoire au trop plein de richesses résultant de la vitalité économique métropolitaine des années vingt (5) : n’étant soumis à aucun risque politique ni diplomatique, il adoucissait les contraintes des marchés étrangers que la France devait affronter (6).
Après la dépression économique des années trente, le domaine colonial constitua une zone protégée et réservée pour certaines branches industrielles (distilleries, usines textiles, construction et bâtiment, sucreries). Ensuite, le marché colonial fut un formidable réservoir de matières premières agricoles et minières brutes. Les quelques semi-produits transformés sur place (huile, peaux, coton égréné, etc.) furent obtenus avec des matériels souvent anciens et démodés.
Il n’y eut donc pas véritablement d’efforts d’industrialisation d’autant que la main-d’œuvre était bon marché, la protection sociale limitée et le patronat omnipotent. Le marché colonial permettait ainsi une formidable économie de réserves en or, avant 1914, et de devises après la Première Guerre mondiale.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les avantages procurés par l’appartenance à la zone franc semblaient trop importants pour qu’on les sacrifiât à la compétitivité des entreprises. En se fournissant dans les pays d’outre-mer, la métropole économisait chaque année plusieurs centaines de millions de devises !
De cette façon, le marché colonial allait constituer le pilier de la puissance économique française et lui assurer l’essentiel de ses débouchés, même si, comme le précise J. Marseille (7), se dessinent déjà les futurs contours de la nouvelle politique commerciale de la France.
Enfin l’Empire était le réceptacle privilégié du trop plein de capitaux. Dès 1880, l’investissement colonial fut essentiellement public et destiné à couvrir les frais des premières installations, mais il se privatisa rapidement au début du siècle. Si 25% de l’épargne furent placés sans doute maladroitement dans l’emprunt russe, 12% de l’épargne totale furent investis dans les colonies (8). Cette proportion passa à 30% en 1929 pour parvenir à 45% en 1939 !
Après la Seconde Guerre mondiale ce pourcentage sera maintenu mais proviendra en grande partie de l’investissement public (9).
Hélas cette politique eut son revers car l’Empire paralysa également le dynamisme de l’économie française. La politique coloniale de la France fut commerciale, elle ne fut jamais économique ni industrielle. Pour amplifier et diversifier davantage les échanges, dans l’intérêt réciproque des partenaires, il aurait fallu se montrer plus hardi et plus audacieux afin d’accroître la mise en valeur territoires coloniaux !
Hélas, la hardiesse et le modernisme ne présidèrent pas aux décisions politiques. Alors qu’on aurait pu, avec un peu d’imagination, envisager le développement de ces pays sous l’angle d’une large ouverture aux marchés extérieurs (au risque de voir disparaître certaines entreprises coloniales incapables d’affronter la concurrence) la politique électoraliste de la Troisième puis de la Quatrième République allait mettre en place et maintenir un système protectionniste rigide, austère et archaïque.
Par une politique monétaire trop rigide et axée sur la stabilité du franc, la métrople rendit les produits coloniaux chers, non compétitifs et invendables sur les marchés étrangers ; elle imposa à ses territoires des produits manufacturés trop onéreux par rapport aux produits similaires étrangers.
La France elle même, à partir de la crise économique de 1929, en pratiquant une politique constante de soutien des cours et de surprix dans le but exclusif de garantir ses débouchés, s’est éloignée des marchés européens, privée des atouts indispensables à une productivité accrue et engagée dans un engrenage préjudiciable à ses intérêts dont la décolonisation pouvait seule la sortir.
Tout semblait donc immuable d’autant que les intérêts des producteurs nationaux et coloniaux étaient dans leur ensemble solidement protégés. En revanche, ceux des consommateurs métropolitains ou ultra-marins l’étaient beaucoup moins car les préférences tarifaires d’entrée et l’absence de droits de sortie sur les produits sommairement transformés étaient immanquablement annihilées par une politique de surprix (10).
Ce système protectionniste sera défendu avec vigueur jusqu’à l’indépendance ou l’autonomie des territoires. En 1957, alors que la loi-cadre avait déjà tracé les grandes lignes de l’évolution des territoires, les milieux coloniaux s’inquiétaient encore des risques d’éclatement de l’unité commerciale française, que pouvaient entraîner l’adhésion de la France au marché européen (11) et le libre accès au marché français des matières premières étrangères, sans se soucier d’améliorer la productivité de leurs activités et de procéder à des restructurations indispensables à la conquête de nouveaux débouchés.
L’association à la Communauté Européenne des territoires autonomes, puis indépendants, ouvrit la porte du marché européen à la quasi-totalité de leurs produits.
Mais ces nouveaux États, par une politique douanière cohérente et ambitieuse, allaient devoir affronter le marché mondial sans y avoir été véritablement préparés. Pendant ce temps, la métropole compensait la perte de son domaine colonial par une expansion commerciale et économique sans précédent (12) ; tout en continuant à fournir ses anciennes possessions et à s’y approvisionner, elle allait montrer ses capacités d’adaptation à la conjoncture internationale.
Sur le plan douanier
§ 1 Une politique volontairement protectionniste
Hormis la période du Second Empire, la métropole garda la maîtrise des régimes douaniers qui réglèrent les échanges de ses colonies jusqu’à leur indépendance. Ces systèmes douaniers, plus ou moins souples suivant les périodes et les territoires, influencèrent la nature et la diversité des échanges.
La philosophie économique coloniale ne pouvant être différente de celle retenue en métropole, ils furent le reflet fidèle de la conjoncture économique de l’époque, mais ils ne permirent pas toujours de faire face à la concurrence trop vive de certains pays étrangers.
Si le sucre colonial perdit toute compétitivité face au sucre de betterave dès l’abolition de l’esclavage, le caoutchouc de cueillette disparut des statistiques douanières ivoiriennes au lendemain de la Première Guerre mondiale, victime du caoutchouc de plantation du sud-est asiatique car les échanges, basés sur l’économie de marché, étaient très sensibles à l’offre et à la demande et à l’évolution des besoins.
Pourtant une constante demeure : le trafic colonial fut toujours un échange de matières premières brutes entre la colonie et la métropole et de produits semi-ouvrés ou finis entre la métropole et la colonie.
Naturellement, l’industrialisation de la métropole a favorisé la diversification des produits bruts, et l’on est ainsi passé de matières premières de consommation directe (épices, tabac, sucre, etc) à des matières premières industrielles (cacao, oléagineux, minerais, bois, etc).
Dans l’autre sens, peu ou pas de modification ; il s’agissait de produits transformés de grande consommation (tissus, alcools, armes, farines, etc) ou de produits destinés à la mise en valeur des territoires ou à faciliter l’évacuation des productions coloniales (biens d’équipement ferroviaires, véhicules routiers, constructions métalliques, etc).
Ceci résultait des survivances du pacte colonial qui prohibait toute transformation des produits de base et du système douanier qui ignorait jusqu’en 1932 le régime de la transformation industrielle et également d’un manque d’audace des industriels français qui se contentèrent jusqu’en 1930 de matières premières à bon marché (13).
Le retour au semi-protectionnisme en France en 1892 fut la conséquence de la concurrence trop vive que certaines colonies françaises (Antilles notamment) opposaient au commerce français (suppression des droits de douane applicables aux produits étrangers) mais également de la crainte de l’arrivée de nouvelles puissances économiques dans le champ colonial (Allemagne, notamment).
Sur le plan budgétaire, la France, par le biais de son système douanier et de l’impôt de capitation, faisait l’économie d’une charge politiquement mal perçue et très vite combattue ; elle parvint ainsi à entretenir à peu de frais jusqu’en 1930 un très vaste domaine colonial. La crise de 1929-1930 fut marquée par un repli des métropoles sur leurs colonies et par une élévation des barrières douanières existantes c’est-à-dire un renforcement de la protection tarifaire.
À partir de 1930, pour sauvegarder les intérêts des maisons de commerce métropolitaines et coloniales, la politique de soutien des cours des produits coloniaux se répercutait inévitablement sur le prix de revient de la production intérieure française et sur la bourse des contribuables français et coloniaux.
Dans le même temps, pour ne pas perdre une partie des effets recherchés l’on institua des zones monétaires (zone franc et zone sterling) où les monnaies furent librement convertibles et dans lesquelles les territoires constituèrent un fonds commun de réserves de devises.
Après la Seconde Guerre mondiale, une politique d’aide fut mise en place (plan Marshall, FIDES, FERDES, subventions d’investissements publics, exonération du matériel d’équipement, etc) mais fut insuffisante pour atténuer les velléités d’indépendance des territoires.
Ainsi, en recourant aux instruments classiques (préférences tarifaires totales, restrictions quantitatives des produits similaires étrangers, restrictions des disponibilités en devises) la France figeait durablement la situation des échanges commerciaux des pays d’outre-mer en les empêchant de se lancer à la conquête de nouveaux marchés.
Cet archaïsme figeait également les échanges métropolitains. Sous la poussée des groupes de pression que constituaient alors l’Union coloniale, l’industrie cotonnière et la Fédération nationale de l’Automobile notamment, le colonisateur imposait la protection douanière en privilégiant tant sur le plan fiscal que sur celui des restrictions quantitatives (14) les produits coloniaux au détriment des produits étrangers similaires, en repoussant aux limites de l’empire les frontières douanières de la France, au grand dam de certains milieux économiques métropolitains (15).
§ 2) les particularismes de l’A.-0.F et de la Côte d’Ivoire
Ce tableau sombre et sans nuance de la politique douanière coloniale de la France mérite d’être retouché en ce qui concerne l’A.-O.F. et sérieusement corrigé lorsque l’on aborde les relations économiques entre la Côte d’Ivoire et la métropole car l’impact du système douanier ivoirien dans cette perspective historique apparaît largement positif même s’il convient de ne pas minimiser les critiques.
En ce qui concerne les aspects négatifs, on peut souligner le freinage du développement endogène de la colonie résultant de la survivance de certains aspects du pacte colonial, telle l’interdiction des régimes suspensifs économiques, qui retarda durablement l’industrialisation du territoire, sacrifiant ainsi la formation technique à des considérations purement matérielles.
De même, si la création des services douaniers permit de protéger le commerce local et de lutter contre la fraude, elle participa aussi à la conquête en en jalonnant les étapes ; l’implantation douanière suivit la conquête et quelquefois la précéda, elle constitua une manne qui permit au colonisateur de poursuivre sa volonté d’hégémonie.
Cette implantation allait à l’encontre des traditions ancestrales et des habitudes commerciales. Sur le plan fiscal, l’avantage fut quasi inexistant pour la métropole jusqu’en 1936 (égalité de traitement des produits français à l’importation en Côte d’Ivoire et admission en métropole en exemption de droit de douane puis en franchise des produits ivoiriens), mais à partir de cette date, la préférence tarifaire résultant de la dénonciation de la Convention du Niger permit de multiplier les débouchés métropolitains.
Sur le plan financier, l’autonomie douanière ne fut pas réelle car l’affectation des recettes douanières au budget de l’A.-O.F pénalisa une colonie prospère qui ne reçut pas les subventions et la part des emprunts proportionnels à ses apports budgétaires. Sur le plan alimentaire, en encourageant les produits agricoles d’exportation (exonération des droits de sortie et entrée en détaxe en métropole) le tarif douanier participait à la marginalisation des cultures vivrières.
Enfin sur le plan du personnel, la douane coloniale fut peu audacieuse, confiant jusqu’à l’indépendance des territoires la responsabilité et la gestion de ses services à du personnel exclusivement métropolitain (naturellement secondé par du personnel local) sans se soucier d’une véritable intégration par le biais d’une ivoirisation de ses agents.
Parmi les aspects positifs, on retiendra qu’en Afrique-Occidentale française la tarification douanière a constamment évolué dans le sens d’un essor économique dont profitèrent à la fois la fédération et la métropole. La loi tarifaire de 1892 (qui se voulait pourtant restrictive) continua d’accorder une large autonomie tarifaire aux colonies africaines. La tarification douanière n’empêcha pas la diversification des approvisionnements des territoires car la surtaxe applicable aux seuls produits étrangers ne fut pas vraiment dissuasive d’autant que ceux-ci restaient très compétitifs.
Les modifications apportées par la loi tarifaire de 1928 et celle de 1954 allèrent dans le sens d’une ouverture sur l’extérieur mais les échanges avec la métropole restèrent prépondérants car les territoires de l’A.-O.F. (Côte d’Ivoire et Dahomey exclus) continuèrent à s’approvisionner en métropole et à lui vendre leurs produits.
En effet, les grandes maisons de commerce coloniales étaient, dans la plupart des cas, tenues par des Français, les grands groupes métropolitains y avaient des succursales, le sentiment nationaliste n’était pas absent de ces considérations, enfin la procédure douanière et les facilités apportées par la zone franc n’étaient pas marginales.
De même, la mise en valeur du territoire fédéral par l’exonération du matériel productif constitua un principe consacré qui ne fut jamais remis en cause lors des réformes tarifaires, traduisant ainsi la préoccupation constante du colonisateur d’encourager les productions coloniales. Si l’on peut penser que la suppression des droits de sortie sur les denrées tropicales a bénéficié à l’industriel français, elle encouragea plus encore les cultures d’exportation (café, cacao, arachides) et le développement de l’exploitation forestière.
En Côte d’Ivoire, la contrainte britannique qui pesait sur la fiscalité douanière et qui résultait des conventions de délimitation territoriale des 10 août 1889 et 14 juin 1898 n’entraîna pas de fiscalité élevée et ne freina pas l’importation des marchandises. Les Britanniques n’ont d’ailleurs jamais influencé le taux de fiscalité globale imposé aux produits mais ils ont, en revanche, jusqu’en 1936, veillé au respect scrupuleux de l’égalité fiscale de tous les produits afin de protéger leur commerce dans cette partie de l’Afrique.
L’on peut d’ailleurs avancer, sans trop de risques, que la Grande-Bretagne se serait volontiers contentée d’une égalité fiscale entre ses propres produits et les produits français et n’aurait rien trouvé à redire, bien au contraire, à l’imposition d’une fiscalité différentielle applicable aux autres marchandises ; ce qui pour la France était inconcevable eu égard à ses engagements internationaux et au contexte de la politique coloniale de l’époque qui se résumait à une lutte d’influence entre les Empires Français et Britannique.
Ainsi la soumission de la Côte d’Ivoire à ce régime douanier particulier, outre qu’elle constituait une atteinte à la souveraineté de l’État (atteinte que la France, soucieuse de privilégier les limites de son domaine colonial, acceptait sans trop rechigner) n’a jamais été dénoncée par les commerçants et les opérateurs économiques locaux (hormis quelques importateurs exclusifs de produits français : liqueurs et spiritueux, équipement agricole et véhicules à partir de 1930). Au contraire, les représentants de la Chambre de commerce de Côte d’Ivoire se sont toujours opposés aux quelques timides tentatives du Gouvernement français de ramener la Côte d’Ivoire et le Dahomey dans le giron tarifaire de Dakar (notamment lorsque le ministre des colonies voulut en 1932 faire de ce retour un préalable à l’accord d’un emprunt fédéral de 1570 millions de francs).
Ils se sont également opposés à certaines branches industrielles ou commerciales métropolitaines qui souhaitaient, en 1928, faire basculer l’ensemble de l’A.-O.F. dans le groupe des colonies assimilées, faisant fi des particularités qui faisaient alors sa force.
Il est donc évident que cette contrainte britannique, contestable sur le plan du droit, fut au contraire une chance pour la Côte d’Ivoire, chance qui lui permit de diversifier ses approvisionnements et ses ventes, d’accroître ses ressources en devises et de faciliter dans le cadre de l’autonomie puis de l’indépendance son entrée commerciale sur le marché européen, même si après 1936, elle était revenue à des rapports commerciaux beaucoup plus étroits avec la métropole en raison de la politique de soutien des produits coloniaux que celle-ci pratiquait.
L’absence de droits différentiels applicables aux marchandises étrangères fut donc pour la Côte d’Ivoire un facteur d’évolution et de progrès plus rapides qui entraînèrent un spectaculaire développement des activités commerciales. Les importations, gages de l’activité économique furent marquées non seulement par un accroissement sensible des biens de consommation (tissus, produits alimentaires) mais surtout des biens d’équipement (matériaux de construction, matériel de transport et d’équipement).
L’exonération du matériel productif fut également un encouragement aux cultures tropicales, à l’extension des terres cultivables, des productions et des revenus. Mais le cas de la Côte d’Ivoire reste particulier.
Alors qu’après la Première Guerre mondiale, le commerce général des colonies connaissait un déficit chronique en raison des fortes importations de biens manufacturés (à la grande satisfaction du commerce français qui trouvait l’occasion d’équilibrer sa balance commerciale), la prospérité de la Côte d’Ivoire et la diversité de ses produits lui procurèrent un excédent commercial permanent (hormis l’année 1939).
Vitalité et constance que l’on est naturellement tenté d’expliquer par la particularité de son tarif douanier, largement ouvert à l’étranger. La politique commerciale ivoirienne a de ce fait obtenu des débouchés extra-métropolitains très importants : bois et oléagineux notamment. Cependant cet avantage n’explique pas tout car le Dahomey qui bénéficiait de la même faveur n’a pas connu un développement aussi spectaculaire de ses échanges, cantonné qu’il était dans la monoculture des oléagineux.
De plus, le retour à la tarification fédérale en 1936 ne remit pas en cause cette prospérité économique ivoirienne. Parmi les autres arguments que l’on peut avancer, le plus important est celui de la diversité des produits d’exportation par rapport à certaines monocultures pratiquées dans les territoires voisins (arachides au Sénégal, coton en Haute-Volta et au Soudan, palmier à huile au Dahomey).
Cette prospérité résulte également de la rareté des produits ivoiriens les rendant plus chers sur le marché (acajou, café, cacao, ivoire). Enfin l’aménagement rationnel des infrastructures (rails et wharfs) permettant un écoulement régulier et rapide des produits n’est pas étranger à cette prospérité. Le dynamisme de l’économie ivoirienne aisément vérifiable par la courbe sans cesse croissante de ses recettes douanières a permis une mise en valeur du territoire même si en fournissant le tiers des recettes de l’A.-O.F., la Côte d’Ivoire ne recevait qu’un quart des subventions.
Hormis le cas du remboursement des emprunts et du rapatriement des bénéfices commerciaux, il n’y a pas d’autres transferts de capitaux vers la métropole. Le rapatriement des bénéfices commerciaux après impôt était-il, à cette époque condamnable ?. Nous pensons que non car cet avantage a favorisé le développement des activités commerciales, comme cela continue de se faire aujourd’hui pour les investissements industriels et l’on constate avec bonheur que tous les pays africains indépendants qui ont attiré les capitaux privés grâce à un code des investissements très libéral sont parvenus à un stade de développement bien supérieur aux autres.
Dès son accession à l’indépendance, la Côte d’Ivoire choisissait le système libéral, option économique qui allait à contre-courant des idées en vigueur dans les milieux politiques et intellectuels africains. Cependant, contrairement aux principes de l’orthodoxie capitaliste, la Côte d’Ivoire ne laissait pas au seul secteur privé le soin de promouvoir son développement ; ce rôle allait être également dévolu à l’´État (planification davantage marquée par une volonté de coordination que de contrainte d’objectifs à atteindre, organisation de la commercialisation des cultures d’exportation ; toutes choses déjà pratiquées par le pouvoir colonial (16).
Ce libéralisme lui permit d’élargir son ouverture commerciale et d’attirer les capitaux étrangers. Pendant les deux premières décennies de son indépendance, la Côte d’Ivoire connut ainsi un essor économique remarquable. N’a-t-on pas parlé de miracle ivoirien ?. Cette croissance fut la résultante d’une politique économique et douanière efficace, souple et adaptée aux exigences locales. Pourtant les dispositions qui furent prises ne constituaient pas une remise en cause de l’héritage colonial, bien au contraire.
Le code des investissements de 1959 qui concédait, après agrément, le statut d’entreprise prioritaire (exonération des droits et taxes d’entrée, sur une longue durée, du matériel d’investissement et exonération de 50% des droits de sortie, rapatriement des bénéfices réalisés) à la quasi-totalité des nouvelles unités de production ou de transformation n’était pas une innovation mais une amplification des dispositions fiscales particulièrement alléchantes (exonération totale de la fiscalité de porte applicable au matériel productif) décidées, en 1955, par le gouvernement général de l’A.-O.F.
De même la publication d’un nouveau code des douanes en 1964 constituait plutôt une révision, certes audacieuse, qu’une véritable refonte du texte de 1932. Ce nouveau texte codifiait les régimes douaniers classiques existants mais proposait des procédures nouvelles (exportation préalable, drawback, régime des retours) qui n’étaient pas prévues par le texte antérieur parce que difficiles à mettre en oeuvre et à surveiller et qui ne correspondaient pas à l’environnement économique de l’époque (17).
Sur le plan tarifaire, il faudra attendre 1973 pour qu’une révision intervienne dans le sens d’une protection accrue (extension des mesures de contingentement) et d’une taxation adaptée aux impératifs du développement (droits de sortie élevés sur les produits de base, exonération des produits transformés exportés). Ainsi l’indépendance se caractérise t-elle sur le plan économique et douanier par une continuité assez marquée des schémas directeurs définis par le pouvoir colonial. Cette continuité suffirait à démontrer que la spoliation de ce territoire colonial par le biais de son système douanier constitue un jugement de valeur qu’il convient de corriger. Si le terme de spoliation est trop fort pour l’A.-O.F., il est tout à fait contestable pour la Côte d’Ivoire qui a su, au contraire, profiter de toutes les voies que lui offrait la particularité de son tarif douanier.
TABLEAU SYNOPTIQUE DES RÉGIMES DOUANIERS DES COLONIES D’AFRIQUE DE L’ANCIEN REGIME À 1958
De l’ancien régime à 1861
Privilège de l’Exclusif jusqu’en 1717, puis pacte colonial jusqu’au Second Empire avec quelques assouplissements sous la Constituante et la Monarchie de Juillet. Interdiction de tout commerce avec l’étranger. Monopole du pavillon. Franchise d’importation en France et dans les colonies.
De 1861 À 1892
Principe d’autonomie (loi du 3 juillet 1861 et sénatus-consulte du 4 juillet 1866 applicable aux Antilles et à la Réunion Chaque colonie constitue une unité économique distincte ayant son budget propre et percevant à son seul avantage les recettes douanières. Le tarif douanier, délibéré localement et avalisé par décret en Conseil d’État, s’applique aux marchandises étrangères (sauf accords particuliers) tandis qu’un droit d’octroi de mer frappe tous les produits. Franchise d’importation des produits coloniaux en métropole. En Côte de l’Or (ancien nom de la Côte d’Ivoire), cette autonomie douanière fut effective à partir de 1889 date de la mise en place du premier régime de douane.
Loi du 11 janvier 1892
La loi crée deux groupes de colonies :
Premier groupe (18) :
Territoires assimilés soumis au régime de la loi de 1892 : Réunion, Mayotte, Madagascar, Gabon, Comores, sauf 2ème groupe :
Application du tarif métropolitain dans la colonie (sauf tarif spécial autorisé par décret). Admission en France et en Algérie le plus souvent en franchise ou en détaxe (50% tarif minimum) ou à un régime de faveur sous réserve de droiture et de justification d’origine. Les produits métropolitains ou coloniaux y sont admis en franchise, mais soumis au droit d’octroi de mer qui frappe toutes les marchandises.
Deuxième groupe :
1) Territoires non assimilés soumis au régime du décret pris en Conseil d’État : Autres pays d’Afrique Noire sauf territoires “de la porte ouverte » mais y compris Obock , Diégo-Suarez, Nossi Bé, Sainte-Marie de Madagascar (19).
Autonomie douanière. Les produits originaires sont admis en France et dans les territoires assimilés au bénéfice du tarif minimum ou en détaxe suivant quotas (sous réserve de droiture et de justification d’origine). L’importation des produits français et algériens est soumise au tarif local, celle des produits étrangers est soumise aux mêmes droits que s’ils étaient importés en métropole.
2) Territoires dits de “la porte ouverte” (zone conventionnelle) : Bassin conventionnel du Congo, Moyen-Congo, Oubangui-Chari (Acte de Berlin, 1885) Maroc (Acte d’Algésiras, 1906).
Ces territoires sont considérés comme étrangers. Egalité douanière de toutes les nations. Application en France et en Algérie du tarif général, sauf exonération ou détaxe suivant quotas pour certains produits.
Modification apportée par la loi du 14 juin 1898
qui prévoyait un régime tarifaire applicable à tous les produits en échange d’accord de délimitation en Côte d’Ivoire et au Dahomey (actuel Bénin).
Premier groupe
Mêmes pays, Aucune modification.
Deuxième groupe :
1-A) Autres pays d’Afrique Noire, sauf Côte d’Ivoire et Dahomey et territoires dits “de la porte ouverte” :
Autonomie douanière de chaque colonie. Importations en France et en Algérie en franchise, au tarif minimum ou en détaxe suivant quotas. Tous les produits importés dans ces territoires sont soumis au tarif local mais les produits étrangers sont en plus soumis à une surtaxe.
1-B) Côte d’Ivoire et Dahomey :
Aucun changement à l’entrée en France ou en Algérie. Tarif d’entrée en Côte d’Ivoire et au Dahomey applicable à tous les produits.
2) Territoires dits “de la porte ouverte”.
Aucune modification.
Alain Vitaux,