Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Louis Mandrin, capitaine général des contrebandiers (2ème partie)
Pour faire suite à notre précédente « Une » sur « Ceux d’en face: les contrebandiers » , nous reproduisons ci-dessous la seconde partie de la rétrospective de la vie de Louis Mandrin parue dans la revue professionnelle « La vie de la Douane » de mai-juillet 1967 sous le titre « Louis Mandrin, capitaine général des contrebandiers ». Elle est extraite de « Lecture pour tous » (10e année – 2e livre – novembre 1907).
L’équipe de rédaction
LUTTE SANS MERCI, RÉSISTANCE DÉSESPÉRÉE.
Il fallait en finir. En décembre 1754, les autorités, chargées de faire poursuivre Mandrin, donnent à leurs agents ordre de redoubler de zèle. C’est maintenant que va se jouer la partie suprême entre le contrebandier et les troupes lancées à ses trousses.
Le rôle des soldats de La Morlière, surnommés les « argoulets », et des compagnies placées sous les ordres du baron d’Espagnac devait être surtout défensif vis-à-vis des Mandrins : le rôle actif était réservé à un corps d’élite, les chasseurs de Fischer. Jean-Chrétien Fischer, d’origine allemande, peut-être alsacienne, s’était distingué au siège de Prague et de Berg-op-Zoom. Ses hommes avaient une réputation de soldats particulièrement braves.
Vers le milieu de décembre, Fischer, avec ses hussards, serre de près Mandrin. A Autun, le 19, il apprend que les Mandrins sont campés à une lieue et demie. Dès le lendemain matin, à la nuit noire, il se met en route avec sa petite armée. Bientôt, en approchant de Gueunand, il aperçoit une trentaine de contrebandiers à cheval qui vaguaient : Mandrin était rejoint I
Fischer commença par envoyer ses hussards, soutenus par les dragons de Beaufremont, pour couper la retraite aux contrebandiers; mais déjà Mandrin, avec une hardiesse inouïe, avait commencé l’attaque. Il n’avait avec lui qu’une centaine d’hommes. Sur ces cent hommes, il en choisit dix-huit, les plus résolus. A leur tête, il contient les soldats de Fischer, tandis que le reste de sa troupe bat en retraite à travers les vignes et les chemins creux. Du haut des maisons qu’ils occupaient, les contrebandiers faisaient pleuvoir sur les hussards de Fischer un feu meurtrier. Celui-ci sentait ses troupes fléchir. Enfin il parvint à mettre le feu dans une ferme où Mandrin avait posté neuf de ses compagnons. Dans la grange s’entassaient jusqu’au faite les bottes de foin sec. En quelques instants, l’incendie prit des proportions effroyables, dévora tout : les nappes de flammes, battues par le vent, montaient dans les airs. Les neuf contrebandiers se laissèrent brûler vifs plutôt que de se rendre, fidèles à la consigne du chef. De leurs mains calcinées, ils tiraient encore des coups de fusil.
Fischer perdit sept grenadiers, cinq hussards, deux officiers et un maréchal des logis, et il eut autant de blessés. Les contrebandiers perdirent leurs neuf compagnons brûlés; quatre autres furent faits prisonniers. Mandrin avait perdu dans la bataille son fameux chapeau galonné d’or; il avait été blessé de deux coups de fusil ; mais il s’était échappé et dans la journée même, il fit dix-sept lieues.
Poursuivi , harcelé par des troupes légères, il se jette dans les monts du Forez. Le 22 décembre, à Ébreuil, près de Gannat, il rencontre cinq gapians de la brigade de Vichy. Il les massacre tous. Enfin, par le Velay et les Cévennes, il se dirige vers Alais et, le 26 décembre, arrive à la Sauvetat, village qui se trouvait tout bondé des cavaliers de La Morlière— cent cinquante environ. Les contrebandiers n’étaient que trente-six.
Mandrin ne perd pas courage, et pendant que des deux côtés, dans la nuit, on se fusille à bout portant, un contre quatre, il parvient à faire échapper ses hommes par petits groupes, ne laissant entre les mains de l’ennemi que deux chevaux.
Cette sixième campagne avait porté à son comble la réputation de Mandrin. Ses adversaires eux-mêmes parlaient de lui avec étonnement. Durant les six derniers jours qui avaient précédé l’affaire de la Sauvetat, il avait franchi avec ses compagnons plus de cent lieues en plein hiver, dans des pays de montagnes aux sentiers perdus sous les neiges, souvent dans l’obscurité de la nuit, et – dans le froid de la saison la plus rigoureuse qu’on eût jamais vue, un hiver plus dur et plus froid que le fameux, hiver de 1709 lui-même.
LE CONTREBANDIER PRIS AU GITE
Aussi Mandrin prend-il l’audacieuse résolution de frapper un grand coup qui mettrait ses adversaires, les fermiers généraux, à sa merci. Il emploie les mois d’hiver de 1755 à organiser une expédition plus redoutable et mieux ordonnée encore que les précédentes. Du château de Rochefort en Novalaise, dont le fermier Antoine Perrety et sa femme lui donnent l’hospitalité, il s’est mis en rapport avec Ies révoltés d’Auvergne : il voit se ranger autour de lui tous les réfractaires et les insoumis. Il prépare avec méthode sa nouvelle campagne. On lève publiquement des recrues pour la « brigade de Mandrin ». Près de 2000 contrebandiers qui, vaguent en Savoie ne demandent qu’à s’enrôler sous ses ordres.
Son dessein est de pousser cette fois l’expédition jusque dans les environs de Paris, où les financiers avaient leurs maisons de plaisance, afin d’y enlever un ou plusieurs de ces « matadors de l’or », qui deviendraient pour lui des otages. Les fermiers généraux comprirent le danger. Ils sollicitèrent d’abord du roi de Sardaigne qu’il leur livrât Mandrin, celui-ci se trouvant sur ses États. Le roi refusa. Alors, on résolut d’aller, au mépris du droit international, saisir de vive force le contrebandier en territoire étranger.
Le 9 mai, sur les quatre heures après-midi, par une pluie battante, Mandrin et Saint-Pierre le cadet revenaient à leur logis habituel, le château de Rochefort en Novalaise, situé à une petite lieue de la frontière française que traçait le Guiers-Vif. Mandrin boitait, son cheval Iui étant tombé sur la jambe.
Apprenant que le gibier était au gite, La Morlière rassembla, dans la nuit du I0 au 11 mai 1755, une troupe composée de cinq cents hommes environ, et l’accompagna jusqu’au point où le Guiers est guéable. Dans la nuit très sombre, les cinq cents hommes, conduits par le capitaine d’Itburbide-Larre, passèrent la rivière en désordre, et marchèrent en ligne droite sur le château de Rochefort, dressé sur le coteau, parmi les vignes et tes plants de tabac.
Gapians et soldats de La Morlière arrivèrent au château sur les trois heures du matin. Ils firent un terrible vacarme à la porte grillée et aux fenêtres, dont les volets de bois plein furent enfoncés par eux. Un domestique, sous menace de mort, indiqua le degré de pierre accédant à la chambre où couchait le contrebandier.
Éveillé par le bruit, Mandrin n’a vu les argoulets qu’au moment où ils pénétraient dans la cour intérieure. Il n’a auprès de lui qu’un seul de ses compagnons, Saint-Pierre le cadet, qui couche avec lui dans la chambre de la tour du coin.
Résister, fuir sont également impossibles.
Mandrin et Saint-Pierre sont saisis, garrottés et, sans qu’on leur permette même de se vêtir, transportés sur des charrettes, tenues prêtes à cet effet.
Inquiet, La Morlière avait, tout ce temps, attendu ses hommes avec impatience sur le bord du Guiers.
DEVANT LES JUGES.
Mandrin et Saint- Pierre durent partir le jour même pour Valence. On le mit avec son ami sur une charrette couverte. Les cordes qui les garrottaient furent remplacées par des chaînes. Une soixantaine de dragons de La Morlière les escortaient. « Mandrin, écrit M. de Saint-Mauris, paraissait d’un aussi grand sang-froid que s’il allait à des noces, la pipe à la bouche, fumant, riant et goguenardant. Son camarade, qui est un jeune homme, n’est pas de même. »
De fait, Saint-Pierre pleurait beaucoup. « Va, lui disait Mandrin. Il ne vaut pas la peine de s’attrister. Un mauvais quart d’heure est bientôt passé. »
Partout, la foule se pressait pour voir le célèbre contrebandier. Mandrin, par moments, était surpris et un peu choqué de cette indiscrète badauderie.
« Voilà bien des curieux! » lui arrivait-il de murmurer.
L’entrée dans Valence se fit le 13 mai sur les huit heures du matin.
Les dragons de La Morlière se tenaient raides sur leurs chevaux, sabre au poing. Devant eux, des trompettes sonnaient une marche triomphale. Mandrin et Saint-Pierre furent conduits dans les prisons du présidial, où les reçut Levet de Malaval, président de la Commission de Valence, nommée aussi « Chambre ardente » tribunal d’exception pour juger les contrebandiers.
Du fond du cachot où il était attaché par des chaînes, rivées à ses chevilles et à ses poignets, il fixait l’attention de toute la province. Chacun voulait voir le « héros » et l’entretenir. Les curieux étaient introduits par groupes de cinq ou six, après avoir fait queue très longtemps. Lui répondait avec un inlassable entrain aux questions qu’on lui posait.
On venait en poste des villes voisines; les voituriers organisaient des coches de plaisir. Quand, fatigué de ces visites, Mandrin demandait à se reposer, les gens attendaient son réveil à la porte grillée.Et c’étaient d’incessantes arrivées de pâtés, de saucisses, de gâteaux à l’eau-de-vie, de becfigues confits dans de la gelée, de bouteilles de bourgogne et de flacons de liqueur. Mandrin faisait honneur à ces envois, au vin vieux surtout. Chaque jour, de même, le courrier lui apportait une nombreuse correspondance.
Les témoignages recueillis sont unanimes sur l’attitude courageuse que Louis Mandrin garda durant tout son procès. Aussi bien, Levet de Malaval, à qui Mandrin en avait imposé, le traitait avec égards, lui donnait du a monsieur » et le faisait asseoir.
Comme le juge lui demandait quels étaient les fauteurs de ses crimes : « Ce sont les receveurs et les employé des Fermes », répondit-il.
A la question s’il n’avait pas été soutenu par les subsides de quelque puissance étrangère, il riposta : • J’avais assez de ressources en moi-même. »
Et comme on l’interrogeait sur les noms de ses complices : • Je n’en ai pas meublé ma mémoire pour les livrer aux tribunaux. »
Il fit élargir un garçon perruquier en déclarant qu’il l’avait forcé, par menaces de mort, à entrer dans sa bande, parce qu’il avait besoin de lui pour lui faire la barbe.
Les derniers jours qu’il fut en prison, Mandrin disait en riant à son juge : « Après tant de visites que j’ai reçues, ne serait-il pas dans la bienséance que j’allasse en faire de porte en porte mes plus respectueux remerciements?
— Vous êtes trop fatigué, répondit le magistrat, mais dans quelques jours vous pourrez bien donner au public cette marque de reconnaissance. »
Singulière allusion au supplice qui devait être subi sur la grand’place de la ville.
DERNIER SUPPLICE. — UNE POPULARITÉ TOUJOURS VIVACE.
Le jour de l’exécution, 26 mai, la ville fut envahie par une foule d’étrangers, venus de quinze lieues à la ronde. On en compta jusqu’à dix mille. Si l’on avait pu prévoir la rapidité que les juges mirent à expédier le procès, il en serait venu bien davantage. Mandrin, condamné au supplice terrible de la roue, mourut avec un grand courage.
Peu après, le théâtre de Nancy donnait la première représentation d’une tragédie en trois actes, La Mort de Mandrin, par Lagrange de Montpellier. En hâte, était imprimé un « canard » où sa vie était racontée. Huit ou dix jours après, paraissait à Lyon sa prétendue oraison funèbre, suivie d’une complainte sur sa vie et sur sa mort. Et voici que,- de toutes parts, viennent au jour des biographies, des testaments supposés, des discours et des précis dont le célèbre contrebandier est le héros. Poèmes, petits vers, dialogues et satires, chansons et canards, nouvelles à la main, lettres, factums et pamphlets, c’est une pluie de « Mandrinades ». Divers tirages de ses portraits sont répandus à des milliers d’exemplaires; ils vont jusqu’aux villages perdus au fond des gorges ou à la crête des montagnes. Le paysan inculte cloue l’image du bandit dans sa salle basse.
Aujourd’hui encore, après plus de cent cinquante années, en Dauphiné et en Savoie, le peuple a conservé au grand contrebandier de fidèles sympathies. Il y est resté un héros.
Un des érudits qui ont consacré leur temps à étudier l’histoire de Mandrin visitait Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Une bonne vieille en bonnet tuyauté, courbée et tremblotante sur son bâton de frêne, lui faisait voir la maison où naquit Mandrin.
Le voyageur laissait aller la vieille en son bavardage, trottant menu ; car elle avait interrogé dans sa jeunesse les anciens d’un pays qui avaient connu Mandrin. Enfin, feignant d’ignorer la fin du contrebandier : « Et après tout cela, Mandrin, qu’est-il devenu? »
Et la brave femme, avec une indéfinissable expression, où se mêlaient l’admiration, la tristesse et la colère : » Ah! monsieur, ils l’ont tué! »
La vie de la Douane
N° 135
Mai-juillet 1967