Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes

1968 : Abolition des droits de douane au sein de l’Union européenne, le chef de l’administration nous répond

Mis en ligne le 23 mars 2018

Interview du directeur général des douanes et droits indirects, M. de MONTREMY, trois mois après l’abolition des droits de douane…

 

 

 

M. Philippe de Montremy, directeur général des douanes de 1958 à 1971

 

1. Monsieur le Directeur Général, l’opinion – et non seulement l’homme de la rue – s’attendait à notre disparition à la date du 1er Juillet 1968. Notre «bulletin de santé» est-il aussi préoccu­pant ou l’information a-t-elle été défaillante ?

 

M. Philippe de MONTREMY : En fait il faut bien comprendre que c’est très largement un faux problème. Je ne crois pas que l’opinion mette en cause le douanier en tant que tel… Elle a des préoccupations à la fois plus fondamentales et plus contingentes, c’est-à-dire étroitement liées aux circonstances.. Mais il est exact que deux mythes doivent être détruits, celui de la Douane et celui du Marché Commun.

 

Le mythe de la Douane car presque personne ne sait ce qu’elle est, réellement. Le terme évoque pour l’opinion un préposé en uniforme qui vous pose des questions indiscrètes, retarde vos voyages et dont on ne voit plus guère l’utilité. Or la Douane est une administration spécialisée dans la fiscalité des marchandises ; elle doit appliquer des réglementations économiques dans le domaine du commerce extérieur et éventuellement des changes. Elle s’oppose aux fraudes qui menacent aussi bien l’économie générale du pays que les finances publiques.

 

Le mythe du Marché Commun procède d’une impression également superficielle : l’opinion l’identifie dès à présent à la liberté de circulation des personnes et des produits. Or cette liberté n’existe pas au stade actuel du traité de Rome. Nous sommes purement et simplement au plan de l’union tarifaire qui laisse subsister toutes les distorsions initiales en matière de fiscalité, de lois sociales et de réglementations s’appliquant privativement au territoire d’un quelconque des pays membres.

 

Il s’agit par conséquent d’un mythe un peu «poujadiste» qui voudrait brûler les étapes et les contrôles alors que les formalités ne sont pas supprimées par le Marché Commun bien au contraire, car suprême paradoxe, elles s’en trouvent aggravées. Certes les instances de Bruxelles ont établi un tarif extérieur commun et aboli les droits de douane en trafic intracommunautaire mais, pour ce faire, il a fallu édicter des contraintes supranationales surajoutées aux contraintes nationales. C’est ainsi que, pour un rendement fiscal moindre, le travail pour les douaniers est devenu, au fond, plus compliqué qu’auparavant.

 

De surcroît le marché commun tel qu’il était conçu dans les années 1955-1958 correspondait ù une situation déterminée de l’Europe et de l’économie européenne aux prises avec des difficultés qui incitaient à l’union, quitte à lui sacrifier quelques prérogatives. A l’heure actuelle, les nationalismes prennent le pas sur un certain internationalisme et peu de pays du marché commun cherchent à abandonner volontairement leur souveraineté. Notez que les Etats ont, dans cette voie, le très large soutien de leur opinion publique.

 

Finalement les personnes qui vivaient dans le rêve n’ont pas été décillées le ler Juillet 1968.

 

L’évènement est passé totalement inaperçu, non seulement compte tenu de la situation sociale et politique de la France mais sur le plan de la Communauté qui n’avait pas sorti le quart des règlements nécessaires à l’application du tarif. Le règlement sur l’origine adopté avant le ler Juillet ne permet de répondre à aucune question précise : c’est un article de journal diplomatique et non un règlement.

 

2.- On peut s’attendre à une rapide évolution de nos missions traditionnelles, à une perte de substance localement (nous pensons aux frontières intra-communautaires), sera-t-elle compensée par l’accroissement de notre rôle dans d’autres domaines ?

 

M. de MONTREMY : En 1958 les quatre cinquièmes des effectifs étaient massés sur les frontières ce qui explique, sans doute, qu’aujourd’hui encore on soit obnubilé par l’idée de frontière avec le sentiment que l’on ne peut faire valablement de la douane qu’à la frontière.

 

Les séquelles psychologiques du protectionnisme du 19° siècle ont été autant d’obstacles lorsque j’ai été amené à développer le dédouanement à l’intérieur et les groupes d’intervention et de reconnaissance sur les différents axes de circulation.

 

Du reste les G.I.R. constitués à l’origine par des agents prélevés sur les frontières, éprouvent de la gêne parce qu’ils n’opèrent pas dans le rayon : il leur manque quelque chose… Or juridiquement c’est inexact car la loi du 31 décembre 1963 a spécifié que l’action du service des douanes s’exerçait sur l’ensemble du territoire avec, notamment, des pouvoirs spéciaux dans le rayon.

 

Donc c’est une révolution mais elle est légale. Certains agents ne l’ont souvent pas compris ; aussi sont-ils tentés de rester à la frontière avec la complicité de certains intermédiaires et, en général, de tous ceux qui ne veulent pas renoncer à leurs habitudes. Néanmoins, il est bon d’avoir «dégonflé» les frontières et si les difficultés d’organisation, en pleine mutation, se liguent avec le vieillissement des agents ; l’adéquation se fera avec les nouveaux recrutements. Nous avions, notamment, une abstention presque complète dans la région parisienne qui fait le tiers des opérations et des recouvrements mais malheureusement pas encore le tiers des effectifs… Par conséquent la crise dans ce domaine ne peut-être dénouée que si l’on est bien conscient que le problème des effectifs est certes lié à une indéniable insuffisance numérique mais aussi à une mauvaise répartition.

 

3. Par conséquent l’évolution des techniques ne serait rentable qu’au prix d’une évolution des mentalités ?

 

M. de MONTREMY.- Oui – Il faut tuer définitivement le «vieux vérif». Aujourd’hui, l’inspecteur ne doit plus vouloir tout faire lui-même. Son rôle consiste à vérifier et non à remplir des bordereaux ou apposer des cachets. Il doit être un chef d’équipe ; de même le service doit être mieux doté de machines électroniques.

 

Il est évident qu’en régime communautaire l’espèce du produit est toujours importante mais beaucoup moins que pour le trafic extracommunautaire, par contre l’origine est fondamentale. Pour l’application correcte de la T.V.A. il faut toujours vérifier mais intelligemment.

Les circulaires sont le plus souvent impuissantes à inculquer le goût de prendre la responsabilité des choix nécessaires.

 

4. Comment peut-on définir la stratégie douanière future, préparée par le perfectionnement de notre implantation ?

 

M. de MONTREMY.– La question de l’organisation administrative est essentielle mais il faut bien convenir que tout l’intérêt qu’elle mérite ne lui est pas consacré. C’est une entreprise de longue haleine et c’est peut-être pour cela qu’elle ne passionne pas.

 

En tout état de cause elle repose sur l’idée qu’il faut se donner les moyens de sa politique. En ce qui concerne la douane il convient de rappeler que l’administration centrale est faite pour donner des directives – de même que l’inspecteur doit animer une équipe de visite – et non pour réaliser concrètement.

 

Les services extérieurs ont seul vocation pour agir sur le concret… Aussi faut-il déconcentrer l’administration. C’est pourquoi des services fondamentaux comme la statistique, le S.N.E.D. et le S.N.E.E.M. doivent être détachés nettement de la Centrale et qu’il faut se préoccuper de leur donner des moyens puissants dans un cadre « aérée » nouveau et fonctionnel, de préférence à la périphérie de Paris.

 

L’action de l’administration pourra alors s’exercer dans des structures adaptées à la double nécessité de fluidité et de surveillance requise par le trafic. Sur le plan géographique il n’y aura pas plus d’inconvénients techniques que juridiques, grâce aux bureaux intérieurs, à consentir à une plus grande perméabilité des frontières communautaires.

Autrefois, lorsque le trafic était lent, rien ne s’opposait à des vérifications approfondies à la frontière. Il sera bientôt superflu de perpétuer des ruptures aux fins de vérifications coup par coup dont l’utilité disparaîtra progressivement avec le perfectionnement de notre implantation sur les lieux de production et de consommation.

 

Alors il suffira que les marchandises soient vues en première ligne, l’analyse en profondeur s’effectuant à posteriori par les vérifications du S.N.E.D. et les études du S.N.E.E.M., rendues plus rationnelles par les moyens électroniques dont ils seront équipés.

Il est ainsi parfaitement possible de concilier «l’économique» et le «fiscal». J’ajoute que l’on peut être à la fois fiscal et intelligent ce qui au fond vous fait devenir économiste.

 

5.- Dans le cadre communautaire, notre action sera-t-elle restrictive au concours que nous prêtons aux autres administrations ou jouerons-nous, malgré l’abolition des droits de douane, un rôle fiscal autonome ?

M. de MONTREMY.– J’ai toujours été opposé à l’expression traditionnelle «concours à d’autres services» car je crois que la Douane n’est pas la bonne-à-tout-faire de l’administration française. Cette humilité est malsaine pour deux raisons, d’une part parce qu’elle trahit une fuite devant les responsabilités et d’autre part parce qu’elle dispense d’avoir de l’imagination.

 

Quand elle ne revêt pas un sens purement alimentaire, estimable peut-être mais d’un médiocre secours lorsqu’il s’agit de déterminer notre rôle propre. Or nous avons un rôle de spécialiste à jouer, celui d’être une régie financière qui tient son rang en recette et en dépense.
Ainsi, le paiement des subventions à l’exportation, en juillet dernier, nous a été confié parce que nous étions les mieux armés techniquement pour le faire. Nous seuls pouvons faire des opérations en recette et en dépense au comptant.

 

D’autre part, notre rôle fournit l’occasion d’élaborer des statistiques qui sont irremplaçables à l’Etat moderne, qu’il soit libéral ou dirigiste. Il en a d’autant plus besoin qu’il est plus libéral, car il est place devant la nécessite absolue de connaître exactement sa situation. Or ce ne sont pas les sondages d’opinion publique, quelle que soit leur valeur, qui peuvent la lui donner : pas plus que les enquêtes auprès des entreprises qui sont surchargées de questionnaires et ne s’en soucient guère, l’inexactitude n’étant pas sanctionnée.

 

Cette précision indispensable à la conduite de toute politique économique, nous sommes seuls à l’offrir par la centralisation rapide de nos perceptions de recettes et leur diffusion aux différents utilisateurs. Certes d’autres que nous font des statistiques, telle la Direction Générale des Impôts mais en raison de son mode d’opération, au constaté, elle a besoin de dix jours, de trois mois ou de six mois selon le cas : ce sont des statistiques de résultats fort intéressants mais non des statistiques d’action.

 

En revanche nous sommes en mesure de fournir la physionomie exacte de l’importation ou de l’exportation, deux jours après l’intervention du fait générateur. L’analyse des trafics peut y puiser toute une série de renseignements fondamentaux : non seulement la quantité, le prix, l’origine et la destination, mais encore le mode de transport, le niveau et la nature des relations commerciales entre vendeur et acheteur. Or ces renseignements, aucun document ne les rassemble en dehors de la déclaration en douane.

 

Du reste c’est pour cette raison que le Ministre m’a demandé de lui fournir l’analyse régulière du marché d’un certain nombre de produits sensibles. Nous pouvons perfectionner la base de décision qu’il en attend en intégrant dans nos statistiques toutes les données rendues utiles par les circonstances. Cet exemple prouve à lui seul que la douane est un outil irremplaçable.

6.- Le douanier de demain verra-t-il encore la marchandise ou sera-t-il unique­ment un vérificateur comptable ou un analyste ?

 

M. de MONTREMY.- Le jour ou les douaniers ne verront plus la marchandise il n’y aura plus de douane et tout le monde devra accepter le risque de manipuler des chiffres faux.

Les comptables sont nécessaires, les analystes indispensables mais la qualité de leur travail repose sur la conscience de l’inspecteur de visite et de son équipe qui peut seule vérifier que les mentions portées sur la déclaration correspondent effectivement à la réalité.
Je l’ai souvent répété : si on veut donner à toute force un patron aux douaniers, il ne faudrait pas choisir Saint Matthieu qui était un percepteur mais bien Saint Thomas, le sceptique, qui ne croyait que ce qu’il touchait.

 


 

La Vie de la Douane

 

N° 141

 

1968

 


 

 

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