Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Un douanier musicologue Anatole Loquin (1834 – 1903)
Il y a cent ans, plus exactement le 14 février 1889, était créé au Grand Théâtre de Bordeaux un ballet tiré du Cantique des Cantiques et intitulé « La Sulamite ». L’œuvre était due « à la collaboration de trois auteurs bordelais » : M.Anatole Loquin pour la « conception », M. Alfred Lamy « pour la technique des danses, enfin M. Charles Haring, chef d’orchestre du Grand Théâtre, pour la musique (1). Si l’on en croit la presse de l’époque, plus ou moins critique (2), le ballet connut un grand succès et « le public nombreux et élégant qui garnissait la salle (…) a réclamé les auteurs » (3). L’un d’entre eux nous intéresse plus particulièrement : il s’agit d’Anatole Loquin, commis de la direction des douanes de Bordeaux.
QUI ETAIT ANATOLE LOQUIN ?
Personnage marquant de la vie bordelaise dans la seconde moitié du XIXème siècle (4), Anatole Loquin était né à Orléans le 22 février 1834. Son père, François-Paul, qui avait vu le jour à Paris le 13 août 1799, était fonctionnaire des douanes ; musicien exercé, il initia son fils à l’étude de la science musicale et à la connaissance des œuvres des grands maîtres du XVIIIe siècle et du début du XIXe et acquit une notoriété certaine pour son talent aux échecs (5).
La mère d’Anatole Loquin, Félicie-Joséphine Lavigne, née à Paris en 1812, était une femme de lettres qui publia dans le journal littéraire orléanais « Le Foyer », où débuta Henry Mürger, et laissa deux œuvres posthumes éditées par son fils (6).
« Doué d’une vocation irrésistible pour la musique », Anatole Loquin l’étudia donc d’abord avec son père, avant de recevoir à partir de 1853 des leçons d’harmonie du compositeur Jean-Denis Ferroud (7).
Après s’être essayé quelque temps à la composition, Loquin s’orienta vers l’analyse et la théorie musicales et, bientôt, attira l’attention sur lui par la qualité de ses études : Lettres sur l’enseignement populaire de la musique (1860), Examen de l’intonation enseignée par elle-même (1861), Notions élémentaires d’harmonie moderne (1862).
Cette même année 1862, il commença, sous le pseudonyme de Paul Lavigne, sa collaboration de critique musical au journal « La Gironde »(8).
Mutipliant, sous divers pseudonymes (9), les « papiers » dans plusieurs journaux et les publications intéressant la musique et le folklore (10), Anatole Loquin apporta sa contribution au Dictionnaire de Littré – il est l’auteur des articles musicaux depuis la lettre N -, participa à la rédaction du Supplément de la biographie universelle des musiciens et prit le risque de publier, seul, en 1877 et 1878, une revue mensuelle intitulée « La musique à Bordeaux ».
Cette débordante activité littéraire et artistique trouva une première consécration dans son élection à la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, qu’il présida en 1876. Membre de la Société Ste Cécile dès 1863, il fut ensuite accueilli dans les rangs de la vénérable Académie de Bordeaux en 1869 et obtint les palmes académiques en 1885 (11).
LES FAUSSES NOTES … DOUANIÈRES
Quel douanier fut Anatole Loquin ? Ayant refusé en mars 1853 le surnumérariat à Nantes, Loquin fut admis comme surnuméraire à la direction de Bordeaux le 1er août 1853 (12).
Le 1er janvier 1855, par suite « de la mise au pied » de M.C., il fut muté comme receveur à Espelette avant de revenir dans sa direction d’origine, le 1er août, en qualité de commis à Maubert. Après un bref passage à Libourne – de janvier à mai 1856 -, il fut nommé, toujours comme commis, à Bordeaux qu’il ne voulut jamais quitter (13) et où il prit sa retraite le 1er août 1895.
Son entrée dans le journalisme en 1862 et ses activités littéraires eurent quelques répercussions sur son travail administratif. Dès 1864, Anatole Loquin fut considéré comme « un employé ordinaire dont le zèle a besoin d’être excité ». Des démêlés avec ses supérieurs (14) l’obligèrent à consentir à faire des efforts mais, bientôt, « sa passion pour la musique l’entraîna (de nouveau) à négliger son travail ».
Désormais, inspecteurs et directeurs ne purent que souligner son désintérêt manifeste pour la matière douanière ; au fil des ans, Loquin :
– « A le tort de négliger son métier pour s’occuper de travaux artistiques et littéraires » (1870),
– « A une intelligence au-dessus de l’ordinaire qu’il n’a malheureusement pas appliqué au service des douanes » (1883),
– « S’occupe plus de musique que de douane » (1884),
-« Est un artiste et fait de la douane en artiste » (1887),
-« Est une non-valeur pour l’Administration » (1888).
Cette dernière appréciation fut répétée jusqu’en 1891, le directeur, M. Kellermann, « ne pouvant que maintenir ses notes précédentes ».
Jean Paloc, dans ses Mémoires, s’est fait l’écho des jugements peu flatteurs que la hiérarchie douanière de Bordeaux portait sur Loquin. « M.A.L…,(…) sous un pseudonyme bien connu, faisait partie, depuis 1862, de la rédaction du journal républicain « La Gironde ».
Ses chefs ne lui en ont jamais tenu rigueur (15), ce qui leur eût été d’autant plus facile que, malgré son immense érudition et son talent d’écrivain, il était le plus mauvais employé qu’on pût rêver.
Pendant les trente années qu’il a passées à Bordeaux, on n’a guère pu l’utiliser qu’à la délivrance des passavants de cabotage. Partout ailleurs, il se rendait impossible. Tout cela ne l’a pas empêché d’arriver commis principal de 1 ère classe »(16).
A partir de 1892, les jugements sur Loquin prennent cependant une autre tournure. Serait-ce à cause de la proximité de son départ à la retraite ou plutôt à la suite de l’arrivée à Bordeaux d’un directeur, M. Roussel (17), plus sensible aux arts et lettres ?
En 1893, le dossier d’Anatole Loquin porte qu’il « est un parfait honnête homme, depuis de nombreuses années un des membres les plus estimés de l’Académie de Bordeaux où il représente avec autorité l’art musical(…).
Cette nature d’artiste se plierait mal aisément aux exigences d’un travail administratif un peu soutenu, aussi l’a-t-on chargé de l’inscription des permis d’exportation dont il s’acquitte convenablement ».
En 1894, le sous-inspecteur n’hésitait pas à mentionner que Loquin « présentera à la docte et sage compagnie cette année même, avec un orgueil que j’oserai dire légitime, la publication de son gros traité d’harmonie, fruit bien mûri du labeur de sa vie ». Et M. Roussel d’ajouter : « M. Loquin remplit avec exactitude ses obligations professionnelles.
Sous le nom de Paul Lavigne, il signe des articles de critique musicale qui sont fort appréciés.
C’est un excellent homme qu’estiment et aiment tous ceux qui le connaissent ». L’ultime dossier – celui de 189 – conclura la carrière douanière d’Anatole Loquin en ces termes : « M. Loquin est un parfait honnête homme d’un caractère amène et sympathique. Il est en instance de retraite, sa santé fatiguée lui commandant le repos. Il laissera parmi ses camarades et ses chefs de réelles sympathies ».
LOQUIN ET LA DOUANE VUS PAR L’ACADÉMIE DE BORDEAUX :
Anatole Loquin mourut à Chabanais, en Charente, où il s’était retiré, le 13 avril 1903. Dans sa séance du 28 décembre 1904, l’Académie de Bordeaux accueillit dans ses rangs Gaston Sarreau qui, discours de réception oblige, prononça l’éloge de Loquin.
« Anatole Loquin fut universellement connu du monde intellectuel bordelais. Auditeur assidu de toutes les premières lyriques, de tous les concerts, il ne se produisit aucune démonstration musicale où vous n’ayez pu le voir assister en témoin nécessaire et attentif.
Qui ne nous n’a jamais lu avec intérêt quelqu’une de ces chroniques si documentées qu’il publia pendant de longues années dans la Gironde sous le pseudonyme de Paul Lavigne ? (…) Loquin travaillait toujours. son esprit sans cesse en éveil, préparait à toute heure, dans la rue même, les matériaux qu’à peine rentré dans son modeste cabinet, il mettait en ordre, classait, pour en édifier, avec une prodigieuse facilité de mise au point, ses traités, ses études, ses articles…
Gustave GOUNOUILHOU, directeur de la Gironde
On lui a reproché certains revirements inattendus, qui étonnèrent quelques lecteurs. Il me semble au contraire qu’il faut en déduire la preuve d’une respectable sincérité. Je me souviens qu’il avait voué à la musique d’Ambroise Thomas et à celle de Gounod une égale antipathie.
En ce qui concerne la première, il resta inébranlable et qui songerait à l’en blâmer ? Quant à la seconde, il finit par changer d’avis et ne s’en défendit point, loin de là !… Je ne connais qu’un seul ordre d’application où la dévorante ardeur de Loquin se soit trouvée en défaut, vaincue, désemparée, l’abandonnant à l’unique sentiment du devoir professionnel.
Écoutez l’aveu non déguisé qui lui échappa dans ce conseil aux jeunes gens en quête d’une situation sociale : « O vous qui vous croyez aptitude et puissance, si modestes fussent-elles, pour les choses de la réflexion et de la pensée, n’entrez jamais dans une administration ».
Or Loquin était rentré le 1er janvier 1853 à la Douane comme surnuméraire, pour n’en sortir que quarante deux ans après à titre de retraité ; et ce fut pour lui selon ses propres expressions, un malheur sans compensation que d’avoir été voué ainsi à une profession qui absorba la plus belle part de son existence.
Comprend-on ce que devait endurer notre pauvre ami pendant de longues heures où, dans son bureau, toujours en proie à la hantise grisante des pensées qui emportaient sans cesse son esprit vers les plus hautes sphères, il lui fallait contraindre sa plume, si avide des plus nobles travaux, à une besogne fastidieuse, invariablement monotone, automatique et chargée de responsabilités qui n’excusent aucune distraction, aucune absence d’esprit.
Aussi quelle joie lorsque, au milieu des clients habituels, se glissait un ami venu pour lui parler musique, littérature ! Hélas ! joie de peu de durée ! L’entretien réconfortant ne pouvait se prolonger.
Les clients de la Douane, les contribuables (genus irritabile), n’aimaient guère attendre ; il fallait bientôt, héroïquement, congédier l’ami et retourner aux barèmes et autres plates écritures. Je ne crois pourtant pas qu’il réussit toujours à y retourner tout entier et j’ai oui dire que maint client fut parfois surpris de l’entendre rédiger un vulgaire acquit sur la musique d’un beau récitatif de Gluck, Berlioz ou Meyerbeer, discrètement murmuré à voix basse… » (18).
S’il n’est guère étonnant qu’Anatole Loquin ait été repris par les Annales des Douanes du 1er novembre 1919 parmi « les infidèles de la Douane », plus surprenant est de constater que son souvenir est resté vivace chez les érudits girondins.
En 1957, Jean et Bernard Guérin lui ont consacré une notice dans leur ouvrage « Des hommes et des activités autour d’un demi-siècle ». Mieux. Dans la magistrale Histoire de Bordeaux publiée sous la direction du professeur Charles Higounet, l’action de Loquin dans le domaine musical est particulièrement mise en exergue.
Enfin, en 1976, lors de la publication de sa table centennale historique et méthodique, l’Académie de Bordeaux ne manqua pas de souligner qu’ « en musique Anatole Loquin écrivit beaucoup et continua la tradition de Sarrau de Boynet ». Mais, le temps passant, l’appartenance de Loquin à l’administration des douanes a été gommée. Il convenait donc de réparer cet oubli.
Michel Boye