Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Un aspect de la vie quotidienne du douanier au XIXe siècle : le mariage des agents des brigades
La vie quotidienne des agents des brigades, déjà fortement aliénée si l’on considère la durée du travail, se trouvait affectée de surcroît par diverses contraintes inconcevables aujourd’hui : le casernement, avec sa réglementation de type militaire, la surveillance exercée sur certains aspects de la vie privée du personnel ( fréquentations, train de vie, attitude politique) en portent témoignage. Joséphine LEFOULON évoque ici un autre aspect, bien démodé, du contrôle exercé par l’autorité administrative sur ses employés : l’obligation faite aux agents des brigades de solliciter l’autorisation de contracter mariage.
Autres temps, autres moeurs !
NDLR – Cahiers d’histoire des douanes n° 5 – 1988
Au XIXème siècle et encore au début du XXème, les employés des brigades des douanes, désireux de se marier, devaient au préalable en demander l’autorisation à leur directeur. Cette obligation concernait les préposés, sous-brigadiers et brigadiers. Comment expliquer une telle ingérence de l’Administration dans la vie privée de ses employés ?
1 – Les raisons de l’autorisation de mariage
Ecoutons la réponse du ministre des Finances J. Caillaux, adressée au député de l’Aube G. Arbouin en janvier 1902: « Vous voudrez bien tout d’abord reconnaître avec moi qu’en certains cas, elle (l’Administration) a, non seulement le pouvoir, mais le devoir de s’immiscer dans la vie privée de ses représentants, et qu’il est certaines fautes comme certains vices qui, en dehors de toute disposition légale, disqualifient un citoyen au point de vue des fonctions publiques et doivent entraîner sa radiation ». (1)
Ces quelques lignes contiennent les règles générales de conduite de l’Administration, souveraine et toute puissante, mais aussi maternelle, veillant sur ses propres intérêts et sur ceux des agents qui la servent.
Une telle attitude paraît pleinement fondée pour l’Administration qui doit assurer la sécurité nécessaire à son bon fonctionnement : tout employé doit donc être irréprochable, tant dans ses fonctions administratives que dans sa vie privée. Afin d’écarter les mauvais sujets, il n’est que de les bien recruter et de les observer ensuite, et même de les guider dans le choix d’une épouse, « sage demoiselle appartenant à une honnête famille » (2), « sur la fortune et la moralité de laquelle il a été fourni des renseignements avantageux ».
2 – Le recrutement des agents des brigades
Longtemps, le recrutement des employés des brigades des Douanes, s’est effectué exclusivement parmi les hommes célibataires. Comme le précise une circulaire en 1849, « l’Administration admet, avec les directeurs, que les hommes mariés doivent être écartés du recrutement » (4).
Cette règle sera abrogée quelque cinquante années plus tard : « A l’avenir, les postulants ayant contracté mariage, avant ou depuis l’inscription de leur candidature, ne seront pas, pour cette seule raison, exclus des listes de recrutement » (5).
La précaution prise de recruter des célibataires s’explique dans la mesure où l’Administration doit s’assurer les services d’employés honnêtes, non corrompus, fidèles et dociles, dont elle connaît bien les habitudes et les fréquentations. C’est pourquoi « dans quelques directions, les sujets nouveaux sont prévenus que, pendant la première année de leur admission, ils ne doivent se considérer que comme placés à l’essai…
Rien ne milite en faveur des préposés auxquels on a à reprocher , dès leur début, des écarts de conduite, de la paresse ou de l’insubordination » (6). Le préposé nouvellement admis est donc étroitement encadré par ses chefs qui devront s’assurer de ses bonnes dispositions.
Un préposé célibataire est plus facile à observer qu’un préposé déjà marié avant son entrée en fonctions, dont on ne connait pas la belle-famille pas plus que les habitudes. Il est aussi plus facile de le licencier s’il ne fait pas l’affaire. L’Administration préfère donc des employés célibataires, souvent fils de douaniers et connus d’elle (7), dont elle suivra et guidera les fréquentations.
3 – La demande d’autorisation de mariage
Bien entendu, il n’est nullement question d’interdire à un agent de fonder une famille. « Après avoir fait ses preuves et lorsqu’on aura jugé qu’il peut être maintenu, c’est-à-dire dans le courant de la deuxième année, un préposé devra être admis à former une demande de mariage » (8).
Cette demande est adressée, par voie hiérarchique, au directeur des Douanes, seul habilité à délivrer l’autorisation nécessaire. Une telle pratique, qui avait cours dans toutes les directions, est légalisée par l’Administration centrale : « L’usage s’est généralement et depuis longtemps établi que les agents du service actif, jusque et y compris les brigadiers, ne se marient qu’avec l’autorisation du directeur » (9).
Encore faut-il répondre à deux autres conditions pour que la demande ne risque pas d’être rejetée. Les employés doivent justifier de « deux à cinq ans révolus de service à solde entière dans l’Administration, ou bien de l’âge de 28 ans accomplis » (10).
Enfin, l’épouse choisie doit avoir un minimum de ressources : « Elle appartient à une des familles respectables de cette commune… Elle apportera en dot la somme de trois mille francs, soit en immeubles, soit en argent, y compris le trousseau, somme exigée par les règlements en vigueur pour contracter mariage avec des préposés des Douanes » (11). Dans le cas où la femme choisie n’a pas de patrimoine personnel, ses qualités d’ordre, d’honnêteté et de bonne ménagère suffisent comme caution à l’Administration quant à la tenue du ménage (12).
La demande de mariage peut être rédigée sur un document spécialement imprimé à cet effet. Celui-ci regroupe la demande proprement dite, le certificat du contrôleur des brigades et l’autorisation du directeur. Cette demande peut aussi être manuscrite, rédigée sur papier libre.
Dans la plupart des archives rencontrées, il s’agit de demandes manuscrites : « Le préposé Boulmois de la brigade n° 7 a l’honneur de vous supplier de bien vouloir l’autoriser à se marier avec Melle Marguerite Viaud, couturière à la caserne (des Douanes), âgée de 17 ans, dont le père est sous-brigadier ambulant de la brigade n° 1. Au décès de ses parents la demoiselle sera héritière de mille à douze cents francs et quatre cents francs de dot le jour de son mariage.
Il est avec un profond respect, Messieurs les Chefs Supérieurs, votre très soumis subordonné » (13).
4 – La décision du directeur
Avant de se déterminer à autoriser ou refuser l’union projetée, le directeur des Douanes doit prendre l’avis des chefs des intéressés. C’est pourquoi les demandes d’autorisation de mariage portent obligatoirement en marge les avis des contrôleurs de brigades, capitaines et inspecteurs. Ces derniers ont pris des renseignements sur la fiancée et se sont assurés que les conditions requises par l’Administration pour le mariage sont bien remplies. Leurs annotations sont nécessaires au directeur afin de motiver son accord ou son refus.
Le plus souvent le directeur accorde l’autorisation de mariage : le préposé est un bon employé, connu de ses chefs ; sa fiancée jouit d’une bonne réputation, apporte en outre une petite dot ; les avis des chefs ne comportent aucun motif sérieux pouvant retarder le mariage.
« Nous, directeur des Douanes, vu le compte qui nous a été rendu par le contrôleur de brigades sur la demande formée par le sieur Guillon de se marier avec Melle Dornier Mathilde, vu également l’approbation donnée à ce mariage par les chefs supérieurs de l’Inspection, d’après leur vérification, donnons notre autorisation pour qu’il ait lieu.
Besançon, le 5 février 1833″. (14).
Cependant il est des circonstances dans lesquelles le directeur refuse son accord au mariage projeté.
En effet certaines conditions n’ont pas été remplies et le mariage ne peut avoir lieu. C’est ce qui arrive au brigadier Fannius de la brigade de Rouet en 1849 : « Je ne vois pas venir de réponse à ma demande » (15) et « n’ayant encore reçu aucune nouvelle de ma demande, je me suis décidé à en faire une nouvelle aujourd’hui même.
J’espère que celle-là ne restera pas ans réponse, ou bien j’irai à Marseille, car, je commence à m’ennuyer de bien bon coeur dans ce pays de chien » (16). Si l’affaire traîne, c’est que le directeur des Douanes a reçu une lettre anonyme envoyée par « un employé de l’Administration » et rédigée en ces termes : « Le brigadier du Rouet, Fannius, à qui je porte un vif intérêt, se proposant d’épouser une déguenillée, je croirais manquer à l’amitié et à l’Administration que je sers en ne vous donnant pas des renseignements sur la famille de Marie Lamouroux.
La postulante est d’une moralité… douteuse, ne possède absolument rien au monde, pas même des chemises… Vous voudrez bien refuser votre adhésion à ce mariage dans l’intérêt de mon ami, qui y est, peut-on-dire, forcé par les menaces de cette famille » (17). Prose d’un « ami », d’un envieux, ou d’un amoureux éconduit ?
Lorsqu’il refuse une autorisation de mariage, un directeur s’appuie sur des motifs sérieux qui lui ont été transmis dans les renseignements pris sur les habitudes du douanier, celles de la famille de la fiancée, et celles de la fiancée elle-même.
Le directeur doit alors faire part de sa décision à l’Administration centrale : « Dans le cas, nécessairement rare, où un directeur aura refusé son consentement au mariage d’un employé de brigade, il devra en rendre compte aussitôt à M. le Sous-Directeur de la 3ème division, ainsi que des motifs de sa décision, afin de mettre l’Administration à portée de reconnaître si la mesure a été judicieusement appliquée… » (18).
Cette disposition qui peut sembler offrir une garantie d’impartialité aux employés ayant essuyé un refus d’autorisation de mariage, n’apparait pas ainsi à T. Duverger : » Le droit donné aux directeurs d’en refuser l’autorisation était peut être exorbitant, mais celui que s’est réservé depuis l’Administration de casser leur décision est, à mon avis, peu réfléchi, parce qu’à la distance où elle est placée, l’Administration ne peut apprécier les circonstances locales et morales qui auront déterminé les directeurs » (19).
Et l’ancien directeur des Douanes propose : » Ne vaudrait-il pas mieux restreindre le droit de ceux-ci à la suspension de l’autorisation de mariage et donner celui de statuer définitivement au Conseil qui s’assemble tous les ans près d’eux, et dont la composition assure l’indépendance ? » (20).
5 – Les conséquences de la décision du directeur
L’autorisation de mariage donnée à un agent par le directeur des Douanes avait une conséquence directe : le changement de résidence. Cette mesure n’était pas systématique, mais elle intervenait très fréquemment.
Le changement de résidence d’un agent des brigades nouvellement marié semblait se justifier pour plusieurs raisons : il fallait éloigner l’agent de la région d’où souvent était originaire son épouse, afin de ne pas risquer de voir survenir des situations embarrassantes pour l’agent lui-même. En effet, le préposé, le sous-brigadier ou le brigadier pouvait être amené à arrêter un fraudeur appartenant à la famille de sa femme, et se laisser attendrir par ses liens familiaux. Les fraudeurs, familiers de douaniers par alliance, pouvaient aussi observer la façon dont était effectué le service des Douanes, et ainsi recueillir de précieuses informations sur la manière de déjouer les embuscades des douaniers.
Pour l’Administration le changement de résidence consécutif à un mariage est un moyen efficace d’éviter que ses agents ne se posent de problèmes de conscience et surtout ne cèdent à la tentation de faire alliance avec des fraudeurs. Ce changement est aussi, bien sûr, une garantie de secret nécessaire au bon fonctionnement du service.
Le directeur des Douanes décide, en bon père, du changement de résidence d’un de ses agents nouvellement marié, dans le seul but de faire son bien. Ainsi le préposé Pierre Tholozan en 1869, est changé de poste, suite à l’avis émis par l’inspecteur : « le sieur Tholozan a passé pour poitrinaire et le docteur N … estime que le mariage ne convient pas à ce préposé. Je le lui ai dit ainsi qu’à la future. Puisque Tholozan insiste, je ne m’oppose pas à ce que son mariage soit autorisé. Mais c’est un homme de chétive apparence et de représentation très ordinaire. Je pense que l’air de la campagne lui conviendrait mieux que celui de la ville et je conclus à son changement dès qu’il sera marié » (21).
Le changement de résidence ne sera plus systématique après le 25 octobre 1897 : « Il conviendra, dans les localités où cela sera possible, de ne plus astreindre à un changement de résidence les agents qui désireront contracter mariage » (22).
Lorsque le directeur des Douanes a refusé son consentement, l’agent ne peut se marier, du moins avec celle qu’il a choisi. Il est
libre de choisir une autre fiancée si c’est la position sociale de la jeune femme qui lui a valu le refus d’autorisation de mariage. Il peut aussi persister dans son intention d’épouser la femme qu’il a choisie. Dans ce cas l’employé est « mis dans l’alternative d’opter entre une telle union et son état » (23).
Parmi les dossiers du personnel des Douanes au XIX° siècle, on trouve fréquemment l’annotation « a quitté pour se marier », ce qui prouve que, l’amour ayant triomphé (ou l’intérêt !), les employés ont préféré se marier plutôt que de continuer leurs fonctions (24).
Les motifs qui ont poussé l’Administration à exiger une autorisation du directeur pour les agents des brigades désireux de prendre femme s’inscrivent dans un contexte, aujourd’hui dépassé, d’Administration mère poule, guide et protectrice des agents réfugiés sous son aile. En guidant ses employés, l’Administration se protège aussi elle-même. Cependant, à la fin du XIXème siècle et dans les premières années du XXème siècle, les fonctionnaires prennent conscience que cet état de choses ne peut continuer et réclament une indépendance accrue de leur vie privée par rapport à leur vie administrative. « Cette intervention dans les affaires les plus intimes des employés est … abusive et même immorale. C’est la plus grave des atteintes portées au libre arbitre et à ces fameux « droits de l’homme » dont on parle si souvent sans les respecter jamais » (25) : en ces termes, de vives protestations s’élèvent dans la presse. Le ton volontairement agressif marque la fin d’une époque et l’arrivée d’une ère basée sur une nouvelle définition des rapports entre l’Administration et les personnes qu’elle emploie (26).
Notes et références
(1) – « Le douanier » 1er février 1902 AR 27. Musée des Douanes.
(2) – Demande manuscrite de mariage du préposé Jacques VIVES de la brigade des Martigues – 11 juin 1842 AR 347 pièce 4. Musée des Douanes.
(3) – Autorisation de mariage du préposé Jacques VIVES de la brigade des Martigues – 11 juin 1842 AR 347 pièce 4. Musée des Douanes.
(4) – Circulaire n°2360 du 14 décembre 1849.
(5) – Circulaire n°2847 du 11 novembre 1897.
(6) – Circulaire n ° 2270 du 7 août 1848.
(7) – Cette remarque sur les « dynasties » de douaniers justifierait une étude plus approfondie, qui n’est pas le propos ici.
(8) – Circulaire n° 2360 du 14 décembre 1849.
(9) – Circulaire n° 1943 du 30 novembre 1842.
(10) – Circulaire n° 2360 du 14 décembre 1849.
(11) – Certificat établi par le maire de la commune de MURATO (Corse) en faveur de Marie Catherine MORATI – 19 juin 1850 AR 347 pièce 1, Musée des Douanes. Le magistrat municipal exagère ! On ne trouve pas de trace officielle d’une prétention de cette nature.
(12) – Le salaire d’un préposé suffisait à peine pour le faire vivre modestement. Aussi les dettes étaient-elles très fréquentes. En s’assurant des qualités de bonne ménagère des épouses de ses agents, l’Administration s’évitait de nombreuses plaintes pour dettes des agents contractées envers divers commerçants. Elle espérait aussi ne pas s’exposer à ce que des agents endettés ne deviennent des proies faciles pour les « corrupteurs ».
(13) – Demande de mariage du Préposé BOULMOIS de la brigade n° 7 (Direction de Marseille).
(14) – Demande de mariage du sous-brigadier GUILLON de la brigade de Deseux – Janvier 1833 AR 347 pièce 2. Musée des Douanes.
9 novembre 1838 AR 347 pièce 3. Musée des Douanes.
(15) – Lettre de FANNIUS à Marie LAMOUROUX – 22 mai 1849 AR 332 pièce 3. Musée des Douanes.
(16) – Lettre de FANNIUS à Marie LAMOUROUX – 4 juin 1849 AR 332 pièce 4. Musée des DOuanes.
(17) – Lettre anonyme adressée au directeur des Douanes de Marseille – 14 mai 1849 AR 332 pièce 2. Musée des Douanes.
(18) – Circulaire n° 1943 du 30 novembre 1842.
(19) – T. DUVERGER : « la Douane française » Paris, 1858, p 224 – 225.
Cahiers d’histoire des douanes
n° 5 – 1988