Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Marco Polo, inspecteur général des douanes du Grand Khan
Transformer Marco Polo, marchand vénitien du XIIIème siècle et voyageur illustre entre tous, en un fonctionnaire supérieur des douanes de l’Empire du Milieu peut paraître saugrenu. Et pourtant…
Tout n’est pas à. prendre au sérieux dans le récit, riche en extravagances, que l’auteur du « Devisement du Monde » prête à « Messire Marc Pol ». Cependant, les historiens admettent que le plus célèbre des fils de la Sérénissime République s’est vu confier des missions officielles par Kubilal, héritier de Gengis Khan. Et notamment l’inspection des douanes en plusieurs provinces de l’immense empire.
Jacques Heers, l’un des plus récents biographes de Marco Polo, ne s’en étonné pas(1). Il observe que les envahisseurs mongols ne pouvaient ni faire entière confiance aux fonctionnaires chinois, ni se passer de leur concours; il leur fallait donc exercer sur la gestion de ces collaborateurs obligés une surveillance attentive. Or les mongols, peuple nomade, étaient peu familiarisés avec les subtilités administratives d’un Etat aussi structuré que la Chine. C’est pourquoi le Grand Khan jugea-t-il sage de recruter des étrangers dont les compétences et la fidélité lui semblaient certaines. A ces « conseillers techniques », il confia la mission de parcourir le pays afin de l’informer de ses ressources et de son administration ; il les chargea aussi de contrôler les rentrées fiscales, tout particulièrement la perception des taxes douanières, source essentielle des revenus publics.
Mais pourquoi Kubilal choisit-il Marco Polo, négociant de Venise ?
Il serait hasardeux de donner a cette question une réponse catégorique. Sans doute (mais ceci ne résout rien) doit-on admettre que notre homme sut plaire et qu’il eût la bonne fortune de se trouver, au bon moment, là où il fallait.
Il est quand Même possible de s’engager un peu plus. Encore convient-il de présenter Marco Polo et les siens pour ce qu’ils sont réellement durant leur séjour en Asie : des marchands certes (installés à Constantinople, puis en Crimée), mais aussi, et surtout, des agents du Pape. Certainement comptaient-ils retirer de leur séjour en Extrême-Orient un profit commercial (en y installant des comptoirs ou, plus simplement, en en ramenant des marchandises précieuses), mais leur objectif essentiel consistait à. recueillir, à l’intention du gouvernement pontifical, le plus de renseignements possibles sur le mystérieux empire mongol, allié possible de la Chrétienté pour une reconquête éventuelle des Lieux Saints.
Même au XIIIème siècle, on ne confie pas de missions de cette nature à des intermédiaires incompétents. Or, les Vénitiens (et plus généralement les Italiens du Nord) établis dans l’Empire byzantin, avaient pénétré de longue date les rouages • d’une administration complexe, énergique et souvent corrompue. Ils en connaissaient parfaitement les règlements et l’organisation (spécialement en matière douanière) et ils avaient ainsi réussi à obtenir un traitement équitable, voire préférentiel. Mieux encore, ils s’étaient introduits dans le système : de réductions en exonérations, ils avaient même fini par obtenir localement la concession des douanes. A la fin du XIIIème siècle, les Génois disposeront ainsi, à Galata, de leur propre douane et ils y percevront 6 à 7 fois plus que la douane impériale de Constantinople ! (2)
Ainsi peut-on expliquer que, dans le récit prêté à. Marco Polo « , la description …des richesses des provinces ou des villes ne cherche pas, avant tout, à informer des marchands compatriotes sur les ressources d’un marché… mais sur les profits que les officiers des taxes et douanes peuvent en tirer. Les curiosités de l’auteur ne sont pas celles d’un négociant mais d’un agent du fisc, …ce qu’il fut d’ailleurs comme il le dit volontiers » (1). De fait, le « Devisement du Monde » nous fournit d’intéressantes indications sur la nature et l’importance des ressources douanières de Kubilal Nous n’en citerons ici que quelques exemples.
A Tching-Tou-Fou (que Marco Polo appelle Sindafu), aux bords du Yan-Tse-Kiang dans le Se-Tchouan, s’il admire la beauté et la richesse de la ville, il n’en oublie pas d’évaluer pour autant le produit de la douane locale : « … Au milieu de cette grande cité, court un fleuve où l’on prend beaucoup de poissons. Il est large de bien un demi-mille, très profond, et si long il va jusqu’à la mer Océane, sur quatre-vingts à cent journées de distance. Il est appelé Quiansui.
Sur ce fleuve, il y a si grande quantité de navires qu’il n’est nul qui ne le vit mais rouit conter, qui put le croire ; et est si grande l’abondance de marchandises que les marchands transportent en amont et en aval, qu’il. n’est homme au monde qui pût le croire. Il ne semble pas fleuve mais mer, tant il est large. Sur ce grand fleuve, au milieu de la ville, est un grand pont de pierre, large de huit pas et long d’un demi-mille.
Tout le long du pont, il y a des colonnes de marbre qui soutiennent la couverture du pont, car il est tout couvert, d’un bout à. l’autre, d’une belle couverture de bois toute peinte de très riches peintures. Et sur ce pont, il y a beaucoup de maisons où se font grand commerce et métiers mais elles sont toutes de bois, et on les dresse le matin pour les enlever le soir. Il y a encore sur ce pont le péage du Grand Khan où l’on reçoit. le droit et la rente du Seigneur. Et vous dis -que le droit de ce pont vaut bien au Seigneur mille poids et plus de fin or, chaque jour. » (3)
Le « Devisement » est plus précis encore lorsqu’il est question de Singui (Kieu-Kiang 7), de Quinsay ou de Caiton (Thsiouan-Tcheou). Dans la première de ces cités (port fluvial sur le Yang-Tse-Kiang), Marco Polo a rencontré « celui qui perçoit les droits sur ce fleuve pour le Grand Khan » : il en a obtenu des renseignements sur le trafic montant et avalant.
A Quinsay, le Vénitien évalue à « quinze millions sept cent mille poids d’or » (« et chaque poids d’or vaut plus d’un florin d’or ») les droits perçus sur les marchandises, « un des plus démesurés nombres de monnaie de rente qui fut jamais oui ». Quant au port de Caiton, il reçoit « toutes les nefs de l’Inde qui apportent les épices et autres marchandises précieuses ». « Et je vous dis, indique le narrateur, que le Grand Khan touche dans ce port des droits considérables. Car sachez que toutes les marchandises qui y arrivent paient au Seigneur dix pour cent de droits ; ceci pour les pierres précieuses, les perles et les marchandises fines ; mais, pour le poivre, c’est quarante quatre pour cent, et pour les bois précieux, le santal et d’autres fines marchandises, cinquante pour cent ».
Pour attester de l’exactitude de ces renseignements, le « Devisement » insiste sur le caractère officiel des investigations de Marco Polo : « Et sachez en vérité que le dit Messire Marco Polo qui raconte tout ceci, fut plusieurs fois envoyé par le Grand Khan pour contrôler les droits et les rentes du Seigneur ».
Alors ? Marco Polo, inspecteur général des douanes ? Sans doute pas, dans le sens moderne d’une telle appellation, mais certainement en tant qu’administrateur et agent du fisc.
Jean Clinquart
Notes:
(1) Jacques HEERS, Marco Polo, Fayard, 1983.
(2) Georges OSTROGORSKY, Histoire de l’Etat byzantin Payot, 1983. Hélène ANTONIADIS – BIBICOU, Recherches sur les douanes à Byzance, Armand Colin, Cahiers des Annales.
(3) A. T’SERSTEVENS, Le Livre de Marco Polo ou Le Devisement du Monde, Paris, 1953.
Cahiers d’histoire des douanes
N° 5
Mars 1988