Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Les grandes phases de la politique douanière de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne de 1815 à 1939 – Episode 2
Nous exprimons nos très vifs remerciements à M. Tacel pour l’article ci-après qu’ il a bien voulu nous remettre à l’intention de nos lecteurs.
N.D.L.R. de « La vie de la Douane » – 1962
II — LA PERIODE DU LIBRE ECHANGE (troisième quart du XIXe Siècle)
A – LA FORMATION DU COURANT LIBRE ECHANGISTE.
Les idées libre-échangistes sont antérieures de quelque trois-quarts de siècle à l’établissement du libre-échange. Apparues vers 1760-1770, elles ont conservé des défenseurs pendant toute la période protectionniste.
En France, le docteur Quesnay, réagissant contre le colbertisme, a prôné, dans son « Tableau. économique » (1758), la suppression des droits de douane, au nom de l’ordre naturel des choses qui exige le laisser-passer comme le laisser-faire, c’est-à-dire la liberté du commerce international comme celle de la production et du travail : Tous les Physiocrates, de Gournay à Dupont de Nemours, ont repris la formule : ils attendaient de l’abaissement universel des barrières une augmentation des exportations agricoles qui, en décongestionnant le marché français, aurait permis aux grains d’atteindre le « bon prix » ou « juste prix » honnêtement rémunérateur du travail paysan.
L’Anglais Adam Smith, dans son « Essai sur la nature et les causes de la richesse des. Nations » (1776), a fourni la première démonstration rigoureuse de la nocivité du mercantilisme et de la fécondité des échanges commerciaux : l’accumulation de numéraire dans un pays, recherchée par les mercantilistes, n’a d’autre résultat que la hausse des prix ; l’échange est toujours profitable parce que chaque pays, important de l’étranger des produits d’un coût inférieur à celui auquel il pourrait lès obtenir par son propre travail, gagne à l’importation la différence entre les deux coûts si un déséquilibre se produit dans la balance des transactions entre deux pays, l’accumulation de numéraire dans celui qui vend à l’autre plus qu’il n’achète entraîne, du fait du renchérissement des produits, un ralentissement des exportations et amène automatiquement l’équilibre, sans que l’État ait à intervenir.
J.-B. SAY, professeur au Collège de France, RICARDO, banquier et économiste anglais, ont enrichi à la génération suivante la pensée de ces pionniers. Le « Traité d’économie-politique » (1803) du premier formule la théorie des débouchés selon laquelle les produits s’échangeant contre des produits (ou des services), il ne peut y avoir de crise si l’offre et la demande jouent librement, chaque produit constituant un débouché pour un autre produit ; la production peut ainsi croitre indéfiniment à condition que les Nations échangent leurs produits. Les « Principes de l’économie politique et de l’impôt » (1817) du second élargissent la thèse d’A. Smith en affirmant qu’un pays a intérêt à concentrer son travail sur les produits que l’étranger demande, parce que, faute de technique ou de matériaux, il ne peut, pas les produire lui-même, et qu’il paie plus cher que le marché national en raison de leur plus grande rareté ; la spécialisation reste avantageuse même si elle contraint à augmenter les importations de produits étrangers à égalité de prix avec les produits nationaux similaires dont la production aura dû être abandonnée ou réduite : en orientant la production vers l’exportation, conception de l’économie nationale révolutionnaire pour l’époque, elle procure un gain égal à la différence entre le prix intérieur des produits exportés et le prix payé par le client étranger.
Malgré l’intérêt que suscitent leurs ouvrages, ces économistes n’ont cependant pas été suivis. La brève expérience du traité franco-anglais de 1786, qui supprimait les prohibitions, est restée sans lendemain. Quelles sont les raisons qui, – vers les années 1840~60 – étendent leur audience et leur assurent une influence décisive ?
Le changement de conjoncture ne fournit pas une explication satisfaisante. Sans doute, l’accroissement de la production d’or, l’écrasement des mouvements révolutionnaires et le rétablissement ou la consolidation des régimes d’ordre ouvrent une période d’expansion, mais seulement après 1950, la mise en valeur des gisements d’or de l’Oural en 1840 n’ayant que faiblement stimulé l’économie européenne. Or c’est à partir de 1842 que l’Angleterre s’engage dans, la voie du libre-échange. La prospérité des années 1850-1873 a seulement contribué à atténuer les résistances protectionnistes dans les États qui l’ont imitée.
Les progrès des moyens de communications : accélération des transports routiers, construction des chemins de fer (première ligne en 1825 en Angleterre), utilisaient de la vapeur sur les voies d’eau et les mers (traversée atlantique du « Savannah », premier navire à vapeur en 1819), en facilitant les relations entre les peuples, soulignent l’insupportable absurdité des entraves douanières qui les contrarient. Encore faut-il attendre les années 1850-1860 pour que l’Europe occidentale se couvre de réseaux ferroviaires cohérents, les années 1880- pour que la marine à vapeur triomphe de la marine à voile.
Le libéralisme politique, qui gagne du terrain malgré les revanches passagères de la réaction, incline à minimiser le râle de l’État et à lui dénier le droit de règlementer les échanges internationaux comme on lui a dénié celui de règlementer la Production, le travail et les prix. Encore doit-on observer que le libéralisme, tendance d’opinion, n’est pas, sauf en Angleterre, doctrine de gouvernement dans les pays continentaux au moment où ils se donnent une structure libre-échangiste.
Le pacifisme issu de la notion de fraternité des peuples, legs de la Révolution Française, et ranimé par la crise franco-allemande de 1840, par le danger de guerre qu’entretiennent les mouvements révolutionnaires et les rivalités d’influence, ne peut vaincre dans un monde cloisonné en économies nationales antagonistes ; la paix des peuples exige que des intérêts communs unissent les Nations, donc que des échanges libres rendent chacune solidaire des autres. Victor HUGO, qui, présidant le Congrès de la Paix de Paris de 1849, avait déjà dit : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autre champ de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées », s’écriera plus tard au Congrès de la Paix de 1873, qui se tient à Lugano « Nous aurons la patrie sans la frontière, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barrière. »
Ces thèmes et ces circonstances forment le fond sur lequel s’inscrivirent les réformes douanières. L’action énergique menée par de petits groupes d’hommes convaincus, en Angleterre et en France, décida en fait de la nouvelle politique douanière.
B – LES MANCHESTERIENS ET LE LIBRE-ECHANGE EN ANGLETERRE
L’industrie britannique dans les années 1830 est franchement tournée vers les marchés étrangers. Les exportations britanniques, de loin les premières du monde, s’élèvent à 38,3 millions de livres en 1830, dont 83 % consistent en articles manufacturés,- les cotonnades du Lancashire représentant à elles seules la moitié du total, les lainages, un septième. Pour les industriels, la protection douanière n’offre plus guère d’utilité, car leur avance technique les garantit contre toute concurrence ; par contre elle présente de sérieux inconvénients: d’une part, elle majore fréquemment le prix des matières premières importées, d’autre part, elle fournit aux pays étrangers un prétexte pour frapper les produits britanniques de droits élevés. Il importe désormais non de protéger l’industrie anglaise mais de lui ouvrir de plus larges débouchés en obtenant l’abaissement des barrières douanières étrangères, ce qui suppose l’abandon préalable par l’Angleterre de son propre tarif protectionniste.
Les taxes douanières sont également critiquées du point de vue fiscal : trop lourdes, elles étouffent l’importation, incitent à la contrebande et rendent peu. Sir Henry PARNELL, président d’un Comité pour l’étude de la réforme financière, préconise dans un ouvrage publié en 1830, « On Financial Reform », de ne garder que quelques droits modérés qui fourniraient, grâce à l’accroissement des importations, un revenu suffisant pour compenser la perte résultant de la suppression des autres droits.
Ce sont pourtant des raisons essentiellement politiques qui ont placé la Chambre des Communes en face du problème douanier. Les difficultés économiques des années 1815-1822 ont renforcé en Angleterre le mouvement radical. Ses dirigeants, petits bourgeois admirateurs de la Révolution Française, s’assignent pour objectif la démocratisation du régime politique par le suffrage universel et se réclament de la pensée du philosophe J. BENTHAM qui, dans son dernier ouvrage : « Le Code constitutionnel », renie lé libéralisme aristocratique du XVIIIè siècle et admet l’autorité illimitée de l’État, à condition qu’elle émane du peuple. Révolutionnaire dans son programme, que Lovett formule en 1838 dans la « Charte du Peuple », le parti radical ne l’est pas moins par les méthodes d’une action qui se situe hors du Parlement : il soulève les foules ouvrières exaspérées par la récente Loi des Pauvres (1834) en leur promettant la souveraineté populaire et les agite par des meetings de masse, des défilés monstres, des pétitions. Le recours à « la force physique » recommandé par l’un des leaders du « chartisme », Feargus 0’Connor, finit par inquiéter les plus modérés des radicaux, qui, tout en restant fidèles à l’idéal démocratique, appréhendent les désordres et la perte des libertés qui accompagneraient la victoire politique des masses incultes. Ces « radicaux parlementaires », F. PLACE, STEPHENS, OASTLER amenés à rechercher l’amélioration de la condition prolétarienne dans d’autres voies que celle de la révolution politique, s’arrêtent à la formule du pain à bon marché par l’abrogation des Corn Laws ; fin 1836, un groupe de « disciples de Bentham fondé la première Anti-Corn Lawn Asso- ciation à Londres ; l’un d’eux, Prentice, invite, dans un grand article du Manchester Times en février 1838, les ouvriers à se détourner de’ l’agitation politique pour faire porter leur effort contre les Corn Laws dont la suppression leur apporterait une satisfaction plus immédiate que le droit de vote : le pain quotidien absorbe 30 à 35 % du gain d’un ménage ouvrier moyen et la hausse du prix du blé, de 55 à 80 shillings le quarter de janvier 1838 à janvier 1839, rend le problème plus aigu. La nouvelle orientation de la fraction libre-échangiste des radicaux est assez favorablement accueillie dans les milieux parlementaires, pour qui l’avènement de la démocratie signifierait la fin de la prépondérance de l’oligarchie à laquelle, whigs ou tories, ils appartiennent tous. Quelle que soit leur position à l’égard des problèmes douaniers, les membres des Communes sont soulagés à la perspective de voir la réforme douanière se substituer à la révolution politique.
Le groupe de Manchester a réalisé la synthèse de ces tendances pro- libre-échangistes : il amalgame les préoccupations politiques des radicaux parlementaires et les préoccupations économiques des industriels en colorant les.unes et les autres de , l’individualisme libéral du XVIIIe siècle. Plusieurs villes avaient déjà créé des associations anti-protectionnistes lorsque Manchester, dont la Chambre de Commerce s’était prononcée contre la loi sur les blés en 1838, créa la sienne,le 22 janvier 1839. Très vite elle allait devenir sous le nom d’Anti-Corn Law League le centre moteur du mouvement libre-échangiste, coordonnant et stimulant l’action des diverses associations municipales ou régionales. Ce rôle national, elle le doit d’abord au fait d’être l’organe d’expression du Lancashire cotonnier, de toute l’Angleterre la région la plus directement intéressée à l’exportation, mais plus encore à la valeureuse impulsion qu’elle reçut de son principal animateur, Richard COBDEN.
Fils de petit propriétaire, né en 1804, il était venu à l’industrie à la suite de la ruine de son père. Après des débuts modestes, il avait gagné une fortune dans la fabrication des étoffes imprimées ; laissant la direction de sa manufacture à ses associés, il voyageait à travers le monde pour placer ses tissus. Ses convictions libre-échangistes étaient fondées sur son expérience des relations commerciales avec l’étranger, mais un pacifisme ardent les exaltait. : libre-échange et, paix universelle sont les deux thèmes indissociables du livre, qui, en 1835, l’avait fait connaître : « Angleterre, Irlande et Amérique ». Il apporta à la Ligue la passion de sa foi la chaleur de son éloquence et son talent d’organisateur.
Avec l’assistance financière des industriels du Lancashire Cobden installa la Ligue dans un vaste immeuble, le Free Trade Hall, construit sur l’emplacement du champ de Saint-Peters, où en 1819 les charges de la cavalerie avaient massacré des manifestants ouvriers. Elle lança une vaste campagne de conférences, et de meetings avec des orateurs qui savaient faire vibrer les foules, J. BRIGHT, J. BOWRING, PAULTON ; la ligue tint 800 conférences en 1840, distribua plus d’un million de brochures et de tracts ; elle publia un journal, « The League », tiré à 20.000 exemplaires et put utiliser la tribune du « Times », converti à ses idées.
Ses thèmes de propagande sont variés. Pour rallier l’opinion populaire, elle utilisa l’argument du pain bon marché. Il fut aisément réfuté par les chartistes intransigeants qui retournèrent contre les libre-échangistes.une démonstration de RICARDO : les salaires ouvriers se maintenant au voisinage du minimum vital, car s’ils le dépassent, l’offre de main d’œuvre s’accroît et les ramène au niveau antérieur, une baisse du prix du pain consécutive à l’entrée en franchise des céréales étrangères déterminera une baisse automatique des salaires. C’était d’ailleurs bien le point de vue patronal, imprudemment affiché : le patronat attendait de l’abrogation des Corn Laws une diminution du coût de la vie qui, en permettant d’abaisser les salaires, faciliterait l’exportation des produits britanniques. Mais le grand public goûtant peu ce raisonnement, les porte-parole de la Ligue Préféraient se rabattre sur un autre développement, celui de la lutte contre le chômage ou de la défense du travail national : tandis que le protectionnisme, qui crée la surproduction, engendre les crises, l’abolition des Corn Laws permettra d’obtenir en contre-partie l’ouverture des marchés étrangers aux produits manufacturés anglais et la production nationale augmentant avec l’élargissement des débouchés, les ouvriers anglais auront plus de travail et un travail plus régulier ; le chômage disparaîtra.
L’action menée par la Ligue provoqua un véritable reclassement des hommes politiques. On pourrait croire a priori que le parti whig, majoritaire depuis la réforme électorale de 1832, est acquis au libre-échange parce que représentant le monde des affaires ; en réalité nombre de députés whigs sont personnellement de grands propriétaires fonciers, d’autres sont les élus de comtés ruraux, aussi une partie seulement d’entre eux est favorable au libre-échange. Inversement parmi les tories il s’en trouve qui, par calcul électoral ou par souci de faire l’économie d’une révolution, acceptent le libre-échange ; aux élections de 1837 quelques libres-échangistes seulement avaient été élus sur leur programme, mais depuis cette date la Ligue était devenue une force politique avec laquelle il fallait compter.
La crise agricole de 1838-39 a donné l’occasion aux députés libre-échangistes de soulever la question des Corn Laws. En mai 1840 ils obtinrent la constitution d’une commission d’enquête et provoquèrent des prises de position qui firent éclater la solidarité ministérielle, lord MELBOURNE, Premier Ministre du cabinet whig, se prononçant pour le maintien du statu quo, sir J. RUSSEL, leader whig de la Chambre des Communes, s’affirmant partisan de la réforme douanière. Finalement en 1841 le gouvernement se résigna à proposer la révision des Corn Laws, mais il fut mis en minorité par une coalition des whigs protectionnistes et des tories, La Chambre dissoute, les divisions du parti whig lui valurent d’être battu aux élections. Le parti tory disposait d’une majorité de 74 sièges et son chef, sir Robert PEEL devenait Premier Ministre.
C’est à ce baronnet, type accompli du gentleman éduqué dans les collèges aristocratiques d’Oxford, ministre pour la première fois à 23 ans en 1811, qu’il était réservé d’introduire en Angleterre le libre-échange combattu par la majorité des membres de son parti. Il s’était rallié au libre-échange d’abord par opportunisme politique, dans l’intention de former un grand parti tory réformiste qui attirerait par son esprit de progrès social les masses déçues par le conservatisme des whigs. Peu à peu il fut conquis par l’argumentation de COBDEN qui lui faisait adresser toute la documentation susceptible de confirmer ses thèses et il se convainquit que la prospérité de l’économie anglaise était conditionnée par le libre-échange. « Réponde qui pourra »; aurait-il dit en 1846 en refermant ses notes au moment de répliquer à une intervention de COBDEN aux Communes.
PEEL fit connaître ses premières intentions par le discours du Trône de 1842. Mais le souci de ménager les producteurs agricoles et son propre parti lui imposait une extrême prudence. Prenant occasion de la crise-agricole, il assouplit d’abord la Corn Law : la taxe sur les blés importés ne pourra plus dépasser le maximum de 20 shillings par quarter ; elle atteindra ce taux lorsque le prix du blé descendra à 51 shillings le quarter et n’augmentera pas au-delà, même si le blé continue à baisser ; elle diminuera en cas de hausse du blé et tombera à 5 shillings, taux minimum, lorsque le blé atteindra 70 shillings. Pour modifier les autres droits de douanes il recourut à la procédure budgétaire : le budget de 1842 supprima les prohibitions et fixa le taux maximum des droits à l’importation à 5 % pour les matières premières, 12 % pour les demi-produits, 20 % pour les produits fabriqués. Les pertes de recettes, qui en résultaient pour le Trésor, étaient compensées par le rétablissement de l’income-tax, impôt sur le revenu qui n’avait jamais existé que pendant les périodes de guerre.
Ces mesures avaient une portée sociale incontestable. Les taxes douanières étant supportées par tous les consommateurs, l’income tax ne frappant que les revenus importants, elles transféraient une partie des charges publiques des plus pauvres aux plus riches. Elles étaient loin cependant de donner satisfaction aux Cobdénites qui reprochaient à PEEL d’avoir fait porter les dégrèvements plus sur les droits industriels, dont l’abaissement profitait aux manufacturiers, que sur les droits agricoles qui continuaient à peser sur le coût de la vie.
Le Premier Ministre se défendait en arguant de la nécessité de sauvegarder la culture céréalière pour pouvoir en cas de guerre, faire face à un nouveau blocus, de celle de conserver quelques droits de douanes pour pouvoir négocier des traités de réciprocité. En fait, il lui avait fallu composer avec les intérêts des grands propriétaires fonciers et certains monopoles coloniaux très puissants, comme celui du sucre que protégeaient les droits élevés sur les sucres étrangers.
La Ligue intensifia donc sa propagande, gagnant Londres qui, jusqu’alors était restée à l’écart du mouvement, s’introduisant dans l’enceinte du Parlement, où COBDEM avait été élu en 1841, J. BRIGHT en 1843, tentant de soulever dans les campagnes les fermiers contre les grands propriétaires, seuls bénéficiaires de la rente assurée par le haut prix des céréales. Les esprits s’échauffaient : des orateurs souhaitaient la mort de PEEL, des industriels envisageaient de refuser l’impôt, de fermer leurs usines pour jeter les ouvriers sur le pavé et déclencher une crise apocalyptique qui engloutirait le Cabinet.
Impassible, PEEL poursuivait sereinement sa tâche ; sans rien brusquer, assuré de l’appui du prince Albert et de la reine Victoria, il effaçait ligne après ligne les articles du tarif douanier. Les droits sur les sucres étrangers furent réduits en 1842 et 1845. Le budget de 1845 supprima tous les droits à l’exportation et exonéra à l’importation 430 produits sur 813 encore taxés. Le Customs Bill de 1846 abolit les droits sur la plupart des objets manufacturés. Une mauvaise récolte de blé en 1845, la maladie de la pomme de terre qui, en 1846, provoqua en Irlande une atroce famine et exigea des importations alimentaires massives, permirent à PEEL de faire céder les prétentions du cabinet et d’une partie des tories. Franchissant le pas décisif, il fit voter le Corn Act abolissant les Corn Laws (28 mai 1846) : à dater du 1er février 1849 le blé entrant en Angleterre n’aura plus à acquitter qu’un droit Statistique de 1 shilling par quarter. Outre son efficacité directe (le blé, que la spéculation avait fait monter, au moment de la crise alimentaire, de 45 shillings en mars 1847 à 92 shillings en juin 1847, tombe à 36 shillings en 1850), la mesure prenait valeur de symbole : les protectionnistes s’étaient si fortement accrochés aux Corn Legs que leur abrogation impliquait le choix irréversible d’une politique libre-échangiste.
Le Corn Bill avait été voté par une coalition de tories peelites et de whigs (104 + 223) ; la majorité des tories (229 sur 333) s’étaient prononcés contre. Désavoué par son propre parti, PEEL allait se trouver en minorité à propos d’une loi policière relative à l’Irlande, ceux des tories qui ne lui pardonnaient pas sa « trahison » libre-échangiste votant avec les whigs contre le cabinet. Il se retira après avoir reçu un éclatant éloge de son ancien adversaire, COBDEN : « Vous représentez l’idée du siècle et elle n’a parmi nos hommes d’État pas d’autre représentant que vous ». Le jugement porté par lui-même sur son œuvre éclaire les intentions sociales qu’il y a mises : « Je laisserai un nom détesté par les monopoleurs qui réclament la protection pour des buts de bénéfice particulier, mais peut-être laisserai-je un nom dont se souviendront ceux qui gagnent leur pain en travaillant quand ils referont leurs forces par une nourriture abondante et non taxée. »
Les whigs revinrent au pouvoir (18e) avec 337 sièges à la Chambre des Communes. Le régime électoral de 1832, strictement oligarchique, combiné avec le progrès de la fortune mobilière et la stagnation de la fortune foncière, devait, en effet, leur assurer normalement la majorité. Ils se maintiendront au pouvoir jusqu’en 1866 – sauf pour de brefs intervalles en 1852 et en 1858-59 – d’abord avec un cabinet RUSSEL de 1847 à 1856, puis avec un cabinet PALMERSTON de 1852 à 1858 et de 1859 à 1866. Ils sont devenus définitivement libre-échangistes : ils ne peuvent revenir sur des réformes applaudies du public, ni même en laisser le bénéfice exclusif aux tories peelites ; de plus le contraste entre les soulèvements révolutionnaire du continent et l’ordre intérieur qui n’a cessé de régner en Angleterre en 1848 les confirme dans la conviction que les réformes douanières désamorcent les colères populaires ; enfin le succès de l’Exposition Universelle de 1851 dissipe leurs dernières incertitudes.
En 1849, une forme particulière de protectionnisme, la protection des transports maritimes disparaissait avec l’abrogation de l’Acte de Navigation. Cette disposition assurait, depuis le milieu du XVIIe siècle, un quasi monopole du trafic portuaire à la flotte anglaise, les produits étrangers ne pouvant être importés que sur des navires de nationalité anglaise ou de la nationalité du pays exportateur. Les colonies, qui y étaient soumises depuis 1825, le,Canada en particulier, et qui devaient se prêter aux exigences exorbitantes en matière de taux de fret des compagnies anglaises d’armement, en demandèrent l’abrogation en contre-partie du sacrifice progressif de leurs avantages préférentiels que leur imposait la politique libre-échangiste.
L’Acte de Navigation fut abrogé le 26 juin 1849 et les transports maritimes devinrent entièrement libres.
La politique de PEEL fut poursuivie par le Chancelier de l’Echiquier, GLADSTONE, un ancien tory venu au parti whig par le peelisme. En 1850 il ne subsistait plus que trois catégories de droits, d’ailleurs légers et peu nombreux : droits sur les bois de charpente (importants pour là construction des navires) et les sucres étrangers, qui garantissaient encore une certaine préférence au Canada pour le premier produit, aux Antilles pour le second ; droits sur quelques matières premières que l’on trouvait en Angleterre ou dans les colonies, plomb, étain, cuivre ; droits sur des produits considérés comme produits de luxe, soieries, tissus de haute qualité, boissons. En 1853, GLADSTONE supprima les derniers droits sur les matières premières, à l’exception de ceux sur le bois, ramenés à 2 %, ainsi que les droits subsistant sur les produits alimentaires autres que le sucre, le thé et les boissons. En 1854, il atténua la préférence dont bénéficiait le sucre antillais en relevant les droits sur les sucres coloniaux. Après une dernière amputation du tarif en 1860, à l’occasion du traité franco-anglais, il ne restera plus de taxes douanières que sur les boissons alcoolisées, le thé, le tabac manufacturé, la vaisselle d’or et d’argent, les cartes et les dés à jouer ; le droit sur le sucre étranger fut lui-même supprimé en 1874, entraînant avec lui la disparition du dernier monopole colonial.
C’était le libre-échange intégral. Il assurait à l’Angleterre une prodigieuse expansion industrielle et commerciale, celle de l’ère victorienne. Les exportations atteignaient 164,5 millions de livres en 1860, 234 en 1880 contre 50 en 1840 ; les seules exportations de cotonnades, 52 millions de livres représentaient 38 % de celles du monde entier. L’industrie entrainée par l’exportation, le chômage disparaissait. L’agriculture, il est vrai, était sacrifiée, l’Angleterre devait recourir au reste du monde pendant six mois de l’année pour se nourrir, mais l’Empire colonial, dont les ressources élémentaires étaient plus largement et plus rationnellement mises en valeur, y pourvoyait très largement.
Cependant certains esprit chagrins n’étaient pas entièrement satisfaits : l’on n’avait pas institué le libre-échange, disaient-ils, mais la libre importation ; COBDEN, qui avait promis que cinq ans après l’abrogation des Corn-Laws tous les pays du continent seraient libre-échangistes, s’était trompé ; il n’avait rien obtenu au cours d’une tournée en Europe en 1846-47. Une association, la Fair Trade League, se fondait pour pousser le gouvernement anglais à exiger des pays étrangers la contre-partie des avantages concédés par l’Angleterre. Sa propagande; l’action inlassable de COBDEN trouvèrent un milieu favorable dans la France du Second Empire et le premier des grands traités de commerce devait être signé entre l’Angleterre et la France le 23 janvier 1860.
(à suivre)
M. TACEL
Professeur agrégé de l’Université
Professeur de géographie économique à l’ E.N.D.
La Vie de la Douane
N° 106
Juillet-août 1962