Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
La direction des douanes et la ville de Nantes
L’importance historique du port de Nantes, fenêtre de la Bretagne sur les mondes les plus lointains, justifie que l’implantation d’une direction des douanes y soit aussi ancienne que l’imposition des marchandises étrangères. Cette situation que Nantes conne comme tous les grands ports, n’est pas en soi remarquable. L’est davantage le fait que la direction des douanes y ait bénéficié depuis longtemps d’une installation particulièrement heureuse.
Que ce soit au 37, quai de la Fosse avant la dernière guerre, ou au 7, place Mellinet actuellement, les deux bâtiments qui l’abritèrent, représentent en effet assez éloquemment deux étapes de la richesse et de l’évolution du commerce nantais telles que la ville a pu les inscrire dans son architecture. Le premier immeuble, détruit à la suite des bombardements de la seconde guerre mondiale, symbolise parfaitement la prospérité triomphante des armateurs nantais du XVIIIème siècle. Le second illustre la fortune des négociants qui devaient prendre au XIXème siècle les rênes du commerce local après que les secousses de la révolution et des guerres napoléoniennes une fois apaisées, la ville eut connut un nouveau bond en avant.
De l’élégant hôtel du 37, quai de la Fosse…
Dès 1760,1a richesse de la ville procède essentiellement du commerce triangulaire alors florissant : pacotilles et étoffes troquées sur la côte d’Afrique contre la marchandise humaine, acheminement des esclaves aux Antilles dont ils devaient permettre le développement et, au retour, transport vers Nantes des épices et de la canne. Cette prospérité devait marquer le cadre de la ville, car sous l’impulsion du duc d’Aiguillon, intendant de Bretagne, et de J.B. Gellée de Premion, maire de la ville, un architecte né à Paris en 1722, Jean Baptiste Ceineray, membre de l’académie royale d’architecture, mena à bien une œuvre grandiose par le nombre et la qualité de ses réalisations.
Nous lui devons notamment le palais de la chambre des comptes qui abrite la préfecture, les immeubles du quai Brancas, l’hôtel d’Aulx siège de la 33ème division militaire, les immeubles du quai Flesselles, l’hôtel Deurbroucq… et en 1770 l’hôtel qu’érige l’armateur Grou allait devenir l’hôtel des douanes. Peu de bâtiments pouvaient rivaliser en somptuosité et en élégance avec cette splendide construction de quatre étages, dont les trois derniers étaient ornés de balcons en fer forgé, chaque fenêtre comportant une décoration de motifs sculptés dans la pierre.
Guillaume Grou, l’opulent mécène, qui, dit-on, avait commandé l’immeuble afin de loger ses enfants en réservant à chacun d’eux l’usage d’un étage, représente assez bien le riche armateur typique de l’époque. Venu de Hollande, muni d’un assez maigre pécule, il épousa la fille d’un irlandais, O’Shiell, enrichi par le négoce nantais et devint armateur, négociant, banquier. A sa mort, il légua une fortune colossale, estimée à 4 400 000 livres.
Si son testament traduit des soucis humanitaires, il illustre également l’importance qu’il attachait à l’hôtel du quai de la Fosse : «… craignant que la goutte dont il est attaqué, joint à d’autres accidents qui pourraient lui arriver au moment qu’il s’y attendait le moins, le missent hors d’état de pourvoir à ses affaires spirituelles et temporelles, voulant profiter de la grâce que Dieu lui fait d’être en bonne santé, il a, dans la vue de la mort dont l’heure est incertaine, fait et dicté son testament qui suit : … je donne et lègue en faveur de l’humanité une somme de 200 000 livres pour être employée à acheter et à établir. en un endroit convenable et de bon air, une maison d’orphelinat et de bastards dits enfants de police, pour y être nourris et élevés jusqu’à l’âge de dix ans … je veux que la bâtisse et magasins que j’ai fait construire à la Fosse de cette ville soient continués et achevés, parachevés, et finis avec toutes les décorations et agréments que mérite un édifice de cette conséquence …».
Cette noble demeure construite avec tant de goût devait abriter la direction des douanes de Nantes jusqu’en 1943. Les bombardements l’endommagèrent alors, et les occupants, parachevant le désastre, la détruisirent complètement sous le fallacieux prétexte qu’elle gênait l’accès au tunnel du chemin de fer transformé en abri. Ainsi périt, parce qu’une bombe avait manqué son but, un orgueilleux témoin du riche passé de Nantes.
Tout à l’entour, les immeubles qui ont survécu, attendent le Malraux qui décapera leurs façades grises et rendra leur ancien lustre aux entrelacs harmonieux du fer forgé. Comble d’ironie, ces riches demeures d’armateurs. orgueilleusement dressées là où l’on pouvait admirer le retour des navires chargés d’épices, regardent une Loire vide et nue. Le dernier pont dédié depuis deux ans à la mémoire d’Anne de Bretagne, dont on fête cette année le cinq centième anniversaire, a repoussé la Loire maritime bien en aval du quai de la Fosse, où aucun bateau ne posera plus ses passerelles.
Afin sans doute de perpétuer le faste d’une installation chargée d’histoire, la direction régionale des douanes, privée de son siège, émigra au Château de Begraivière en Saint Herblain. Les témoins qui assistèrent à ce déplacement assurent que le directeur régional de l’époque, M. Guillebot, déplaça les colis et les meubles et accomplit les différentes formalités liées au déménagement, revêtu de sa tenue de colonel des douanes, afin de surmonter plus aisément les difficultés que la période engendrait.
Cette installation dans la banlieue nantaise ne fut que de courte durée, la paix retrouvée ayant permis à la direction régionale de s’installer au 7, de la place du Général Mellinet.
… à l’immeuble historique du 7, place du Général Mellinet
Guillaume Grou, armateur et riche négociant, fit construire en 1770 un bel immeuble qui devint l’hôtel des douanes jusqu’en 1943, de verdure des parcs attenants. Sous le toit et la corniche, chaque hôtel comporte deux niveaux. Aux cinq fenêtres rectangulaires et à balustrades de l’étage, répondent les quatre fenêtres et la porte de plein cintre au rez-de-chaussée. On pénètre dans l’immeuble en empruntant les larges marches d’un double escalier de granit.
Aucune transformation intempestive n’est venue altérer le charme de cette place dont un jardin fleuri occupe le centre. Seuls les parcs ont souffert, amputés pour la plupart par la construction d’immeubles. Certains ont quasiment disparu, d’autres comptent encore heureusement de beaux arbres autour d’une pièce d’eau préservée.
Outre la direction régionale des douanes, ces hôtels abritent également celles des impôts, des affaires maritimes, et de l’E.D.F., ainsi qu’une clinique mutualiste, trois immeubles étant occupés par des particuliers. Depuis 1966, la place, qui par sa disposition originale constitue l’un des plus beaux ensembles de la ville, est reprise à l’inventaire des sites pittoresques du département, l’accord ayant par ailleurs été donné pour que les immeubles qui la composent soient classés monuments historiques. Ces mesures devaient contribuer à la sauvegarde d’édifices dont l’intérêt architectural est certain et qui marquent une étape de l’histoire de la ville, celle de son extension vers l’ouest à la faveur d’une nouvelle période de prospérité.
En effet, le développement de l’agglomération grâce aux fortunes qui s’étaient constituées jusqu’au XVIIIe siècle n’était pas allé au-delà de la place Graslin et du quai de la Fosse, la partie ouest étant encore le domaine des vignes, des champs et des bois. Ces terrains et plus particulièrement ceux de la place Mellinet faisaient partie du domaine de Launay-Dionis, comme l’atteste l’histoire depuis une période très lointaine.
L’immeuble abritant actuellement la direction régionale des douanes contraste assez vivement avec le splendide hôtel de l’armateur Grou. Bien qu’un siècle seulement les sépare, ils semblent appartenir à deux mondes totalement étrangers. A la façade hautaine de l’architecture du XVIIIe siècle, rehaussée de sculptures et ornée de fer forgé, succède une construction plus sobre et plus «bourgeoise». Ses volumes s’inscrivent harmonieusement dans l’ensemble architectural que constitue la place circulaire du Général Mellinet. Quatre avenues boisées et quatre rues y aboutissent, entre lesquelles se dressent huit façades semblables, dont le tuffeau blanc se détache sur le fond.
Cette terre appartenait en 1472 à Guillaume Dionis, garde-robier du duc de Bretagne qui la céda au début du XVIe siècle au seigneur de Launay, nantais de qualité dont l’un des mérites fut d’assurer une traduction de «la Cité de Dieu» de Saint-Augustin. La maison seigneuriale de cette famille, dont une avenue du quartier porte toujours le nom, était située approximativement à l’emplacement de la place actuelle, la propriété constituant un magnifique domaine boisé, but idéal des promenades dominicales des nantais.
Après diverses transactions le domaine fut racheté au début du XIXe siècle par deux riches négociants nantais Allard et Van-loup qui y menèrent une vaste opération d’urbanisme au préjudice de l’espace boisé qui fut alors singulièrement réduit.
Néanmoins le mérite de ces «promoteurs» fut de confier en 1826 à deux architectes locaux, Blon et Amouroux, le soin de dessiner les plans d’où devait naître la place, et de concevoir l’architecture de la façade des immeubles qui en orneraient le pourtour. Chaque acquéreur d’un lot avait la liberté d’aménager l’intérieur du bâtiment, suivant son goût. Il est de fait remarquable qu’à partir d’extérieurs identiques, l’agencement de chacun des bâtiments diffère très sensiblement, remarquable aussi que la construction de l’ensemble se soit étalée sur presque un demi-siècle. La petite histoire nantaise rapporte que le projet prit naissance à la suite d’une sorte de pari né dans la chaleur d’une soirée copieusement arrosée au cercle que fréquentaient les industriels et commerçants nantais. En quelque sorte la place Mellinet serait un peu la fille du rhum et du muscadet !
Elle ne portait pas encore ce nom, car la ville qui se rendit acquéreur de la place et des voies qui y aboutissent la baptisa place de Launay par arrêté municipal du 29 septembre 1830. Il faudra attendre le décret présidentiel du 10 mai 1894 pour qu’elle porte son nom actuel. La municipalité inaugura le 29 mai 1898 l’œuvre du statuaire Marqueste, une statue en bronze du général Mellinet, qui au sommet de son piédestal, sabre au clair, bras tendu et le doigt pointé vers des ennemis invisibles, se dresse toujours au centre de la place. Le Général Mellinet, très populaire à Nantes où il était né en 1798, se distingua tout particulièrement à Magenta où il commandait la Garde Impériale, en Algérie et pendant la guerre de Crimée. Après ces batailles où il fut plusieurs fois blessé, ce qui lui valut le surnom de «Balafré», il se retira en sa bonne ville, dans l’immeuble voisin de la direction des douanes où il mourut en 1894 après s’être consacré à la musique et aux belles lettres.
Mellinet aujourd’hui
L’immeuble qui abrite la direction des douanes fut construit à partir de 1870 alors que celui des impôts date de 1867, celui de l’E.D.F. de 1875. Le propriétaire qui en fit entreprendre la construction, Raoul Philippe que l’acte d’achat du terrain passé en 1869 qualifie de négociant, faisait partie d’une vieille famille nantaise. En fait il possédait l’une des grandes firmes de conserverie (ou de «confiserie» pour employer le terme de l’époque), la société Philippe et Canaud. Il s’associa dès 1824 avec un autre conserveur, Colin, fournisseur du roi Louis-Philippe, pour exploiter la découverte de Nicolas Appert permettant de stériliser les conserves en boite métallique qui détrona les bocaux de verre. Sa réussite ne l’entraîna cependant pas à une alliance matrimoniale nantaise, car il épousa une anglaise à Folkestone, et, probablement non conformiste, il divorça en 1887 après avoir eu quatre enfants. L’un de ses fils hérita de la propriété de la place Mellinet, mais ne la conserva que peu de temps. Maire de St Marcel dans le Morbihan, il résidait en son château de «les Hardys Bechelec» qui fut incendié par les occupants en 1944 en représailles des pertes importantes que leur avait infligées le maquis de Saint Marcel au cours de l’un des épisodes héroïques de la résistance.
L’immeuble fut vendu en 1903 pour 190 000 francs, et par dévolution successorale devait revenir à Maître Durand, notaire, qui le loua à l’administration des douanes à compter du 1er novembre 1944. En 1950 le propriétaire ayant souhaité réaliser son bien, l’administration s’en rendit acquéreur pour la somme de 10 millions, ce qui, rapporté au prix actuel du pavillon de banlieue, donne la mesure des ravages combinés de l’inflation et de la spéculation foncière urbaine. Il est assez piquant de retrouver dans les correspondances du moment les termes de la lettre du vendeur adressée au directeur des douanes, où il précise «qu’il préfère passer cette transaction avec l’état, plutôt qu’avec un margoulin enrichi par le marché noir».
Ainsi va le temps, et passent les propriétaires d’une résidence qui à l’origine n’avait pas été conçue pour l’usage qui en est fait aujourd’hui : les dossiers administratifs occupent la salle de billard et les commissions siègent sous le lustre de cristal et les plafonds peints, où les anémones et les roses ne répondront plus à la grâce des crinolines. Faut-il s’attrister de cette intrusion de l’administration dans le charme discret d’une propriété bourgeoise ? Assurément, non, dans la mesure où seule une telle reconversion garantissait la sauvegarde et l’entretien d’un précieux témoignage du passé de la ville de Nantes.