Jacques Boucher de Perthes, Le trafic (Les maussades : complaintes), 1862 (5/50)
S’il fut reconnu essentiellement comme l’un des pères de la préhistoire et comme un précieux mémorialiste de la douane sous l’Empire, Jacques Boucher de Pertes rêvait de devenir un écrivain célèbre. Il fut tour à tour dramaturge, nouvelliste, romancier, autobiographe, chansonnier, poète…. C’est au titre de ces deux dernières qualités qu’il apparait dans le présent florilège, sans doute trop satirique pour être lyrique, mais trop passionné d’ethnographie pour se limiter aux romances. Avant d’être l’auteur des “Antiquités celtiques et antédiluviennes”, Jacques Boucher de Perthes composa les “Chants armoricains ou souvenirs de Basse-Bretagne” ; il fut un douanier poète et nous le prouve dans les vers suivants :
Le trafic (Les maussades : complaintes), 1862
Le trafiquant sans reproche
N’est pas un mythe aujourd’hui ;
Non, j’en connais dont la poche
Est nette du bien d’autrui.
Mais si rare en est la race
Que pour arriver au cent,
Il faut la levée en masse
De tout un département.
Si j’avais voix au chapitre,
Je dirais : Point je n’entends
Que l’on nous vende pour huître
La coquille et rien dedans.
Car allant de mal en pire,
Passant de la fraude au dol,
Un jour on entendrait dire :
Le commerce, c’est le vol.
On en dirait trop, sans doute,
Et pourtant je conviendrai,
Quoique cet aveu me coûte,
Que ce dicton a du vrai ;
Et les faits, mis en histoire,
Offriraient certains récits
Qui vaudraient, pour l’auditoire,
Les mystères de Paris.
Ce n’est plus en écriture
Qu’on dévalise les gens,
On fait le faux en nature
Sans timbres co-partageants.
Au comptoir est l’innocence
Au regard si doux, si beau,
Une main sur la balance
Et l’autre sous le plateau.
Le thé ne vient plus d’Asie,
Depuis que la Suisse en a.
Sous le soleil d’Arabie,
L’épicier fait le moka.
Et, chez nous, la fièvre en reine
À son aise moissonna,
Du jour où la peau du chêne
Se vendit pour quinquina.
Sur Cérès et sur Pomone
On ose porter la main :
Sans raisin s’emplit la tonne,
Sans blé l’on pétrit le pain.
Et devenu l’officine
D’un produit déshonoré,
Redemandant sa farine,
Le vieux moulin a pleuré.
C’est la bourre qu’on admire
Dans nos tissus les plus beaux :
Le duvet de cachemire
Vient du ventre des chameaux.
Chez nos colons, chaque plaine
Se couvrant d’une toison,
Le coton, devenu laine,
A détrôné le mouton.
La belette est faite hermine ;
On sait blanchir jusqu’aux rats,
Et cette beauté divine
Brille sous des peaux de chats.
Le putois et la fouine,
Fiers de si nobles emplois,
Sous le nom de zibeline,
Ornent le manteau des rois.
On accueille ce faussaire,
Cet assassin patenté,
Dont la drogue délétère
Va narguant la Faculté.
Qui mérite plus de blâme
De ce charlatan voleur,
Ou du marchand de réclame
Qui s’en est fait le prôneur ?
Partout ne voit-on pas faire
Presqu’une divinité
De cet autre victimaire,
De ce dentiste éhonté,
Dégarnissant la mâchoire
Du trop crédule client
Pour loger l’œuvre d’ivoire,
Enseigne de son talent ?
La rage pharmaceutique
Gagnant jusqu’au cabaret,
C’est du procédé chimique
D’où vient son gain le plus net.
L’on purge, l’on émétise
La pratique et le passant,
Et l’on nomme marchandise
Le poison que l’on y vend.
Qu’est donc, chez nous, le négoce ?
Le secret de La Voisin.
C’est à qui creuse la fosse
De ce pauvre genre humain.
Cet empoisonneur prospère ;
Judas vit sous les lambris ;
Cartouche est millionnaire,
Et Mandrin est fait marquis.
