Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Histoire des écoles de la caserne des douanes du Havre
Nous sommes en 1966, les travaux de rénovation de la caserne des douanes du Havre vont coïncider avec la fermeture de ses deux écoles primaires garçons et filles qu’elle hébergeait depuis près de 120 ans. Son école maternelle adossée à sa cour de récréation (1) se retrouve maintenant isolée de la cité douanière par une clôture grillagée. Une entrée indépendante donne directement sur la rue Casimir Delavigne. Une page vient d’être définitivement tournée à peine soulignée par quelques articles dans la presse locale.
Les écoles qu’ils créèrent et financèrent, les douaniers en étaient légitimement fiers et elles leurs apportèrent en retour d’appréciables services. Ces écoles privées ont été globalement ignorées des historiens locaux. Pourtant, leur parcours vers le statut d’écoles communales laïques ne manque ni d’originalité ni de rebondissement.Leur naissance ne peut être dissociée de celle de la caserne des douanes inaugurée en 1847.
Le choix du site de la caserne des douanes
La réforme de la Masse intervenue en 1837, en autorisant l’utilisation des capitaux disponibles pour financer les logements des douaniers, va inciter l’Etat à investir dans la construction de vastes casernes. Celle du Havre en est certainement l’illustration la plus spectaculaire. Le Havre n’est encore qu’une inspection divisionnaire lors de la mutation de son nouveau chef de service, en 1844, Pierre Alexandre Victor Barbier. Ce dernier connaît bien l’environnement du site pour avoir occupé jusqu’alors à la Direction Générale, le poste de chef de bureau spécialisé dans les dossiers portuaires et les côtes.
Le port du Havre est alors en pleine expansion. La ville espère bientôt s’affranchir du carcan de ses remparts pour enfin s’agrandir. Un projet, approuvé par le gouvernement en 1844, prévoit l’amélioration du chenal et de l’avant port, l’achèvement du bassin de la Floride, la construction du bassin des docks et le creusement d’un grand bassin à flot, « le bassin de l’Eure ». Pierre Barbier s’attend donc à recevoir des effectifs supplémentaires et va l’intégrer dans ses prévisions d’amortissement de la future caserne.
En 1842 une centaine de préposés célibataires occupent un lotissement loué par l’administration selon un bail renouvelable tous les trois ans. Il est situé à l’extérieur de la ville fortifiée, rue de Turenne, non loin de l’emplacement de la future caserne. Pour les 235 hommes mariés les conditions de logement sont difficiles. Elles sont rapportées par le docteur Lallemant, médecin en chef des brigades des douanes au Havre depuis 1844, dans un ouvrage sur la caserne du Havre la caserne des douanes et les cités ouvrières paru en 1858. « … les agents se logeaient par mesure d’économie dans les communes limitrophes du Havre et par conséquent très éloignés de leur service sur le lieu duquel ils arrivaient souvent épuisés de fatigue… ».
En 1845, le choix du site de la future caserne n’est toujours pas arrêté. Pierre Barbier invite le docteur Lallemant à donner son avis sur les trois terrains susceptibles de l’accueillir, l’un sur la commune d’Ingouville, l’autre dans le « quartier » de la Floride et le troisième sur la commune de Graville.
S’agissant du secteur d’Ingouville, le médecin de la douane souligne l’intérêt de sa proximité du Havre historique mais s’empresse d’ajouter : « il perd ses avantages, par la situation qu’il occupe dans le voisinage des fossés de la ville, lesquels pendant une grande partie de l’année exhalent une odeur fétide occasionnée par le séjour des eaux rarement renouvelées ce qui le place dans des conditions de salubrité presque aussi défavorables que celui de Graville. ».
Le terrain désigné sous le nom de la Floride, compte tenu de sa situation dans l’enceinte même de la ville, de son isolement en forme d’île encaissée au nord et à l’est par les quais de l’avant port, au sud par le quai du bassin de la Floride et à l’Ouest par une écluse, emporte nettement les faveurs le D Lallemant qui ajoute : « les murailles épaisses qui le circonscrivent, empêchent les eaux de la mer de s’y infiltrer et d’y pénétrer, l’air en est continuellement renouvelé, ce qui mettrait la caserne à l’abri de toute appréhension de maladies contagieuses… »
Enfin, le troisième terrain situé sur la commune de Graville et qui sera finalement retenu par l’administration présente toujours selon le docteur Lallemant bien des inconvénients ! « Je me suis transporté dans la commune de Graville et ai pris connaissance topographique d’un terrain affecté à l’établissement projeté. Cette commune, dans ses parties inférieures surtout, est loin d’être encore dans les conditions de salubrité et d’assainissement propre à offrir toutes les garanties qu’on est en droit d’exiger pour le casernement et l’agglomération d’un grand nombre de personnes réunies sur un même point. La partie du territoire que j’ai visitée est marécageuse, submergée à l’époque et dans la saison des pluies, ce qui produit des miasmes dangereux pour la santé de la population qui l’habite, laquelle est souvent en proie à des fièvres. Quelques moyens hygiéniques que l’on emploie, quelqu’exposition que l’on donne à la construction projetée, il sera difficile, pour ne pas dire impossible de détruire ou d’atténuer cette influence de position et cette caserne se trouverait exposée aux mêmes inconvénients que l’on reproche à juste titre à l’édifice consacré aujourd’hui à cette destination ».
Le docteur Lallemant implique les principales sommités médicales locales comme le docteur Lecadre, médecin des épidémies en leur faisant cosigner son compte- rendu. Pourtant, dans son ouvrage déjà cité, le D.Lallemant tempère ses propos. « …la caserne construite sur un terrain marécageux, naguère foyer permanent de fièvre intermittentes graves et qui inspirait aux agents des craintes sérieuses, craintes non fondées hâtons nous de le dire ».
On peut alors comprendre dans ces circonstances le peu d’enthousiasme affiché par certains locataires obligés d’intégrer une caserne, dans un environnement sanitaire peu engageant même si, au final, comme le rapporte Jean Clinquart dans son ouvrage sur l’Administration des douanes sous la Restauration, la construction de la caserne des douanes « allait au final contribuer à améliorer le sort des agents des brigades ».
Les écoles congréganistes de la caserne des douanes (1847-1889)
Sous la Restauration, l’enseignement est remis entre les mains de l’Eglise. Le gouvernement de juillet, sorte de compromis entre la tradition monarchique et les revendications populaires pose avec la loi Guizot du 28 juin 1833, à nouveau la question de l’instruction primaire avec, dominant en transparence, le maintien de son caractère facultatif. Au Havre, en 1831, un quart des enfants de 6 ans ne sont pas scolarisés. (2)
Pierre Barbier va alors intégrer dans son projet la création d’une école primaire de garçons et de filles pour les futurs locataires de la caserne. (3) En effet comment imaginer pouvoir scolariser dans de bonnes conditions des centaines d’élèves supplémentaires dans les écoles déjà surchargées du quartier. Ces écoles devraient accueillir environ 500 enfants, chiffre qui restera d’ailleurs relativement constant tout le long de leur existence.
Le temps est compté et les moyens de communication plutôt rudimentaires en ce milieu du XIX ème siècle. Pierre Barbier dispose pour mener à bien son chantier d’une bonne marge d’initiatives. Il propose de rajouter un ouvroir, pour les travaux d’aiguilles et une salle de repassage qui seront mis sous la direction des Sœurs de la charité. Enfin, idée très novatrice pour l’époque, il va créer une salle d’asile destinée à accueillir les enfants de 2 à 6 ans.
Au milieu du 19ème siècle la scolarisation repose principalement sur les écoles congréganistes, tendance encore accentuée par la loi Falloux de 1850.Les communes y ont plus ou moins recours et tout particulièrement dans la région havraise. Pour le recrutement des enseignants des écoles de la caserne, Pierre Barbier, comme c’est l’usage dans ces circonstances, va s’adresser au Curé de la paroisse de Ste Marie M. Liot dont il dépend. Après quelques pourparlers sur le genre d’enseignement souhaité, le choix est arrêté pour un enseignement congréganiste. Pour les filles quatre religieuses du Sacré Cœur seront recrutées avec un salaire de 500f00 chacune. Les sœurs des Sacrés cœurs sont présentes localement dans toutes les actions de charité : enseignement aux plus pauvres, soins aux malades, foyer…Elles enseignent déjà dans deux écoles rue Hélène et dans le quartier de l’Eure. Elles seront logées à la Caserne et disposeront d’un réfectoire et d’une cuisine indépendante dans le pavillon situé à l’ouest du bâtiment. Deux sœurs seront chargées de l’enseignement proprement dit, une s’occupera de la salle d’asile et la quatrième de l’ouvroir et de l’atelier de repassage. (4)
Pour l’école primaire des garçons et toujours par l’entremise du curé de la paroisse, Pierre Barbier contacte dès 1846 le Frère Aimare, Directeur de l’école Notre Dame au Havre. Il souhaite obtenir deux frères pour la future école. Cette congrégation est installée au Havre depuis 1821/1822 .Les frères des écoles chrétiennes qui instruisent et éduquent les enfants à la grande satisfaction de la Municipalité posent cependant leurs conditions : « … les frères des écoles chrétiennes n’acceptent d’établissement qu’autant que les écoles sont parfaitement gratuites…ils faut que les frères soient au nombre de 3 au moins dont deux seront employés aux écoles, l’autre à gérer le petit temporel ( préparation des repas etc.…) il faut aux frères un logement convenable à la vie commune…la pension de chaque frère ne pourra être moindre de 600f00 pris sur les octrois ou fonds de quelque bienfaiteur… il devra être payé pour chaque frère une somme de 1200f00 pour les frais de leur voyage et l’ameublement de leur maison….on demandera une indemnité de 500f00 par frère pour la formation des jeunes maîtres. …la maison, meubles et livres d’étude de l’école seront fournis… ».
Avec le recrutement d’un 3ème frère, Pierre Barbier projette la création d’une classe d’adultes pour les douaniers désirant compléter leur instruction primaire, répondant ainsi aux revendications exprimées par un certain nombre d’entre eux qui disaient t-ils craignaient en intégrant la caserne de perdre les ressources d’instruction qu’ils trouvaient auparavant en ville. Pour les Frères les conditions de logement posent problèmes. La maison de la ville du Havre qui accueille les enseignants des congrégations est déjà complète. S’y rajoute la difficulté de faire venir les Frères tard le soir pour assurer les cours du soir des adultes. Il est donc convenu, en accord avec le Supérieur Général, de ne pas faire appel à un recrutement local et de créer une Communauté dans la caserne des douanes. Les Frères prendront pension au restaurant de la caserne. (Doc 4).
Les prévisions des dépenses annuelles de fonctionnement des écoles à prélever sur le fonds de Masse sont estimées par Pierre Barbier à 12650f00.
Ces écoles vont être une chance pour l’ensemble de la communauté douanière et en particulier pour les enfants qui vont bénéficier d’une école de proximité, gratuite, aux classes moins surchargées qu’ailleurs. Selon le D Lallemant, ils les fréquenteront plus volontiers et seront mieux tenus : «… les parents, forcés de les envoyer chaque jour fréquenter les écoles, les tiennent dans un état de propreté qui offre un contraste frappant avec celui dans lequel ils se trouvaient avant leur réunion en caserne… ».De plus les écoles de la douane vont jouir rapidement d’une excellente réputation ne serait-ce qu’au regard des matières enseignées (6) bien en avance sur ce que prévoyait la loi de 1850 pour les écoles primaires laquelle privilégiaient avant tout l’instruction religieuse, la lecture, l’écriture, un peu de calcul et d’orthographe, ignorant l’histoire la géographie et les chants.
Lecture du français et du latin, – écriture anglaise, ronde, bâtarde et gothique,- orthographe, orthographe et grammaire,- arithmétique, quatre premières règles, fractions, système métrique, règle d’intérêt, d’escompte, racine carrées et cubiques,- analyse grammaticale et logique, histoire sainte, histoire de France,- géographie,-style et narration,- dessin d’ornement, dessin linéaire,- cours de religion.
Ecole des filles, sous la direction des Soeurs.
Lecture,- écriture,- langue française,- arithmétique,- doctrine chrétienne,- géographie,- histoire,- style,- tenue des livres,- commerce,- langue anglaise,- musique vocale,- dessin travaux à l’aiguille,- lingerie,- couture en robes,- raccommodages,- tricot,- repassage,- marque du linge,- broderie,- tapisserie.
Il faudra attendre 1871 et le plan Jules Siegfried, du nom de l’adjoint au Maire en charge de l’enseignement, pour améliorer la situation. D’un autre côté la création d’une salle d’asile va donner la possibilité aux femmes des préposés de « faire des travaux dont les ressources viennent accroître les ressources du ménage et présente des avantages incontestables du point de vue du bien être de la famille…. » Le succès de la salle d’asile ne se dément pas, et dès 1852 le Directeur demande son agrandissement. En 1847 la salle d’asile qui accueillait 95 enfants en comptera 130 en 1852 et 247 en 1889 ! (7).
Enfin pour l’Administration également ces écoles vont représenter un « plus », rehaussant l’image d’une résidence peu attractive, aux effectifs appelés à s’accroître en raison de l’agrandissement du port. La communauté douanière entoure la manifestation de remise des prix de fin d’année de toute la solennité souhaitée créant chaque fois l’évènement auquel il est de bon ton d’assister, comme ce jour d’août 1850 où la vaste cours d’honneur de la caserne de Graville présente un air de fête. (8). L’imposante estrade est couverte de jeunes enfants, de magistrats, d’ecclésiastiques avec en vis-à-vis des tables chargées de livres et de couronnes.
Au bas de l’estrade près de 500 enfants attendent avec une vive et joyeuse impatience la distribution de ces récompenses acquises par une année de travaux avec à droite et à gauche leurs instituteurs et institutrices. Partout des drapeaux, des oriflammes, des pavillons se détachent sur de verts feuillages. Les faisceaux de sabres et de baïonnettes, de mousquetons ont été ressortis de la salle d’armes et groupés avec un goût parfait et rappelant aux élèves la profession de leur père.
Aux 200 croisées qui s’ouvrent sur cette cour, des centaines de spectateurs et sur le terre plein de la cour même, mêlées aux familles des enfants, des dames et notabilités du Havre et des environs sont conviées à cette fête. M. le Sous – Préfet du Havre, le Maire de Graville, les Officiers supérieurs de la douane, le clergé occupent les places réservées sur l’estrade. La séance a commencé avec la musique de la douane au complet qui entame l’ouverture du « serment » dirigée par M. Haumout. Puis M.Fouquessolle, (9) Directeur des douanes du Havre dans un discours aussi bien pensé qu’écrit a résumé en ces termes l’objet de la fête.
« Jeunes élèves, mes enfants, »
« Deux fois déjà à pareil jour, vous avez été réunis dans cette enceinte pour y recevoir des témoignages de sympathie et des paroles d’encouragement. Je viens à mon tour applaudir à vos succès et de tous les soins que la création de la Direction des douanes du Havre m’a dévolus, celui-ci est un des plus doux qui me soit donné de remplir. En fondant cet établissement, en confiant la direction de ses écoles à ces religieux qu’il vous est si facile de respecter et d’aimer, en appelant au partage de cette sainte tâche ces sœurs providentielles qui vous offrent sans fastes leurs vertus pour modèles, l’administration songe aux services de vos pères qu’elle a voulu rémunérer en vous ; Vous étiez disséminés ; sa sollicitude vous a rapproché les uns des autres sous les yeux protecteurs de vos parents…… ». Le discours du Sous Préfet conclut la cérémonie.
Les frères ayant pris pension au restaurant de la caserne, le frère du temporel va pouvoir renforcer la seconde classe dont les élèves sont fort nombreux. A la rentrée de 1848 on lui confie la troisième classe qui vient d’ouvrir. En 1851, les Supérieurs trouvant les Frères mal logés expriment le désir de les réunir à la nouvelle communauté de Saintes Marie au Havre.
L’Administration comprend le message et fait alors opérer de notables améliorations dans la distribution intérieure des appartements de la Communauté. Elle demande et obtient un quatrième frère pour s’occuper spécialement de l’école du soir. La communauté comptera jusqu’à cinq Frères en 1862.
Les frères n’ayant pas de jardin sont provisoirement autorisés par leur Communauté à aller respirer le bon air soit auprès du Bassin Vauban, à quelques centaines de mètres de la caserne, soit le long des fortifications. En 1863 l’administration met à leur disposition un jardin entouré de haies avec une petite tonnelle pour leurs méditations, les mettant ainsi à l’abri du soleil et des regards indiscrets.
La laïcisation des écoles de la caserne.
Depuis plusieurs années et en particulier avec les lois Ferry de 1881 et 1882 souffle sur la France un vent de laïcisation. La municipalité du Havre en retard dans ce domaine s’engage dans un vaste programme d’ouverture d’écoles laïques avec de 1871 à 1888 la construction de 25 écoles neuves. Les familles des douaniers délaissent les leurs, en particulier les classes des garçons pour se diriger vers les écoles de la République. Anticipant ce phénomène ; le Chapitre Général de 1873 avait convenu de la suppression des « maisons en souffrance » pour « fortifier les autres ». C’est ainsi que devant le constat d’une diminution régulière de leurs effectifs, le Régime décide par anticipation l’abandon des écoles des douanes du Havre et de Marseille pour les vacances de Pâques 1881. (Au Havre l’école primaire des garçons qui comptait 120 élèves en 1873 était réduite à un effectif de 105 en 1878).
Les écoles de la caserne ne deviennent totalement laïques qu’en 1889, dernière année d’exercice des sœurs de l’ordre du Sacré Cœur .Pour leur première entrée sous le régime de la laïcité les écoles disposent de trois classes de garçons composées respectivement de 26, 39, et 45 élèves, trois classes de filles avec 35, 50 et 68 élèves et une salle d’asile composée de 126 garçons et 121 filles soit un total de 510 élèves. Toujours en 1889, 7 garçons et 5 filles viennent d’obtenir leur certificat d’étude. Comme pour les écoles de garçons en 1881, le Directeur des douanes obtient du Préfet la nomination d’instituteurs relevant de l’administration académique pour son école primaire filles.(Doc 11).
Le contrôle de la Cour des Comptes en 1889
Le prélèvement sur les fonds de Masse des traitements et indemnités du personnel enseignant des écoles de la caserne constaté par la Cour des Comptes, aboutit selon ses conclusions à « exclure de fait les agents de la gratuité assurée à tous les autres concitoyens ». Dans un premier temps, l’administration, bien que la « force des considérations présentées par la Cour des Comptes ne lui ai pas échappée » croit bon de surseoir à toutes modifications de l’actuelle situation eu égard aux avantages évidents qu’offre la présence des écoles dans la caserne. Cependant la saisie officielle du Ministre par le 1er Président de la Cour des Comptes, contraint le Directeur Général, Georges Pallain, à réagir. Il demande au Directeur du Havre de se rapprocher du Maire pour savoir, hors école maternelle, (10) si la ville consentirait à prendre à sa charge la dépense supportée par la Masse.(Doc 12).
Les écoles laïques et privées deviennent des écoles légales.
Durant cette période la législation modifie le paysage scolaire en profondeur. En juillet 1889, donc postérieurement aux observations de la cour des comptes, les traitements du personnel des écoles élémentaires et maternelles sont mis à la charge de l’Etat, les communes conservant quant à elles les frais de fonctionnement. Un arrêté de mai 1888 procède à la révision de classement des écoles primaires. Leur nombre, nature siège, relève du Conseil départemental de l’instruction publique, après avis du conseil municipal et accord du Ministre le tout conformément à la loi du 30 août 1886. Négligence, ou volonté délibérée de l’administration de conserver leur statut particulier au sein de la caserne toujours est il que les écoles de la douane ne figurent pas sur cette liste. En 1889 le coût de fonctionnement des écoles y compris les salaires des instituteurs s’élève à 16750f00, somme représentant environ les salaires d’une douzaine d’agents des douanes.
Le Maire informe le Directeur du Havre M. De Teste de son intention de saisir la Commission de l’Instruction Publique de la ville afin de débattre sur sa demande de transfert des frais de scolarité supportés par la douane. Le dossier paraît bien engagé d’autant que lors de sa séance du 22 août 1889 le Conseil départemental approuve le projet de classer les écoles de la caserne en écoles publiques.
Un an plus tard, tout semble remis en question. Le Ministre de l’Instruction Publique adresse une lettre au Ministre des Finances en réponse à une demande de renseignements sur les écoles du Havre et de Marseille sur leur mode de financement. Il rappelle que « les écoles n’ayant pas été créées ou maintenues dans les conditions de la loi du 30 août 1886 et du décret de mai 1888, leurs frais de fonctionnement ne peuvent être mises à la charge de la ville ou de l’Etat.
En février 1891, certains conseillers municipaux frappés des avantages incontestables que trouvent les agents à avoir leurs écoles dans la caserne font valoir qu’il serait regrettable de voir disparaître « ces établissements qui d’ailleurs jouissent depuis longtemps dans la ville d’une réputation méritée ».Le conseil municipal nomme une commission afin d’examiner la question. Elle hésite devant le chiffre élevé de la dépense et propose la fermeture de l’école des garçons qui intègreront celle de la rue Dumé d’Aplemont située juste derrière les jardins de la caserne, la municipalité prenant en charge les traitements de la directrice et des adjointes de l’école des filles.
La réponse du Directeur Général Georges Pallain va être sans ambiguïté : « l’Administration ne saurait se rallier à la combinaison indiquée. Elle verrait avec satisfaction que les deux écoles (garçons et filles) fussent maintenues à la caserne et dans ce but sous réserve de l’approbation du Ministre, elle fournirait gratuitement les locaux nécessaires pour les classes et les logements des instituteurs et institutrices. Mais elle estime que les deux écoles doivent subir le même sort : soit être maintenues toutes les deux ou disparaître également !… ».
Félix Faure, député du Havre et futur Président de la République va intervenir à plusieurs reprises dans ce litige et y jouer un rôle de médiateur efficace en soutenant le maintien de ces écoles pour le quartier. Après bien des tractations, le Conseil Municipal décide dans sa séance du 18 mars 1891 « de prendre à sa charge le traitement du personnel enseignant des écoles primaires de garçons et de filles de la caserne des douanes. Ces écoles seront maintenues dans les locaux actuels, mais le conseil laisse l’entretien, le chauffage et l’éclairage à la charge de l’administration » (11)
Le 24 juin 1891, le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux arts prononce la « reconnaissance légale de l’école de garçons et de l’école de filles à 3 classes chacune ».En juillet de la même année, le Ministre des Finances entérine cet accord. L’école maternelle obtient rapidement son statut d’école légale mais reste pour l’instant une école laïque et privée composée de 2 classes à la charge exclusive de la douane, personnel enseignant inclus.
La reconnaissance légale des écoles primaires de la caserne va avoir incidemment une conséquence heureuse pour le budget la commune du Havre, en effet, le 1er janvier 1894 le traitement des institutrices est mis à la charge de l’Etat en vertu de la loi du 25 juillet 1893 (article 12) les charges de fonctionnement restant supportés par la douane. Les écoles de la Caserne sont toutefois encore « réservées » aux enfants douaniers avec une exception marquante.
Son plus célèbre pensionnaire.
Dans ses mémoires, l’écrivain Armand Salacrou né en 1899, raconte les circonstances l’ayant amené à fréquenter les écoles de la caserne des douanes situées en face de la boutique d’herboriste de ses parents. « …En face de la boutique s’agitait une école maternelle, école réservée aux enfants des douaniers qui habitaient en famille dans une caserne dont vivait tout le quartier et dont mon père espérait bien vivre lui aussi. J’entendais les cris joyeux des récréations. Un jour, traversant la rue, contournant les grilles, je me mêlai aux autres gosses. Jusqu’alors, abandonné dans la cuisine avec la petite bonne de l’Assistance publique, pendant que mes parents servaient les clients, voici que je jouais à crier et à m’agiter avec des petites filles et des petits garçons.
Hélas, l’école était réservée aux enfants des douaniers et je fus refoulé. Ma mère me conduisit alors à l’école maternelle du quartier, devant les jardins du square Holker. Quand ma mère vint me chercher à 11 heures et demie, de la rue elle m’entendit hurler. Je hurlais depuis 8 heures et demie. Je ne voulais pas vivre dans cette école où l’on nous faisait tourner en rond en chantant et ron et ron petit patapon. Je voulais retrouver mon paradis perdu ou j’avais découvert le bonheur parmi les cris jaillissants de tous ces gosses qui sautaient devant la boutique et que je regardais maintenant en pleurant à travers les vitres de la devanture. J’eus un tel chagrin que mon père alla trouver le capitaine de la caserne des douanes. Comme la réputation d’herboriste de mon père s’était déjà infiltrée dans la caserne, je fus admis grâce à un passe – droit. Plus tard, j’allai de la maternelle à la grande école primaire des douanes dont les instituteurs étaient devenus les amis de mon père… »
Du statut d’écoles légales au statut d’écoles communales 1908-1928
En 1908, le Directeur du Havre, Rincheval rappelle au Maire du Havre que les écoles de la douane sont des « écoles communales » possédant la particularité de fonctionner avec un budget alimenté grâce au fond de Masse dont insiste t-il le prélèvement sur les traitements des agents vient d’être supprimé. Son budget en déficit chronique ne lui permettant plus d’assurer cette charge, le Directeur propose le versement par la commune d’une somme de 6000f00 jusqu’au jour où les écoles cesseront d’être installées dans la caserne. Cette somme, correspond aux frais de fonctionnement des trois écoles y compris la perte des locations des 21 logements qui pourraient être loués si les écoles n’existaient pas.
Pour le Directeur Général, Marcel Delannay les dispositions retenues en 1891 (prises en compte des frais de fonctionnement par la douane) ne peuvent être interprétées que comme une libéralité de la douane vis-à-vis de la commune et non comme l’avancent certains responsables en charge du dossier scolaire de la ville, un « contrat liant les deux parties. » Il propose donc en juin 1909, en contrepartie du maintien des écoles dans les bâtiments de la caserne l’octroi d’une subvention de 2000f00 par école ainsi que sa participation à la réfection des parquets. Le 30 juillet 1909 le Conseil municipal décide de prendre en charge à compter du 1er octobre 1909 les frais de fonctionnement des deux écoles primaires à hauteur de 2000f00 par école. Par contre, concernant le remplacement des parquets « seules » les dépenses d’entretien seront prises en compte. Le 29 septembre soit 2 jours avant la rentrée scolaire, rien n’est réglé. En absence de solution, M.Rincheval propose au Directeur Général de fermer provisoirement les écoles. La Mairie donne son accord la veille de l’ouverture des écoles. Ce sera la dernière « crise » sérieuse entre la municipalité et la douane à propos de ces écoles.
En octobre 1917 la ville du Havre va porter sa subvention de 4000f à 6000f00 pour tenir compte dans cette période difficile des frais d’entretien en augmentation notamment des frais de chauffage au charbon.
En 1925, le Conseil de la Masse dénonce la situation actuelle et demande que la ville accorde aux écoles de la caserne les mêmes avantages que les autres écoles primaires. Il faut dire que la situation a bien évolué depuis la fin de la guerre, puisque sur 208 élèves, 50% viennent de l’extérieur de la caserne. Dans sa délibération du 4 août, le Conseil Municipal décide de prendre à sa charge l’ensemble des frais de fonctionnement des écoles en échange de la concession gratuite des locaux.
En 1928, les écoles maternelles de la caserne accueillent dans leurs deux classes 177 enfants dont 135 d’agents des douanes. Or, les dispositions du décret du 15 juillet 1921 limitent à 50 maximum le nombre d’élèves inscrits par classe. L’inspectrice départementale des écoles maternelles souhaite obtenir une 3ème classe sauf à ne considérer les écoles que « comme un garderie ».
Un accord intervient rapidement entre la douane et la municipalité. Cette dernière prend en charge la moitié du coût des travaux qui s’élèvent à 7712f00.L’Administration quant à elle règlera l’autre moitié et fournira le matériel qu’elle a en stocks. (Bureaux…) Les fournitures courantes seront à la charge de la ville qui supportera également les dépenses supplémentaires liées à la création d’un 3ème emploi.
A la veille de la seconde guerre mondiale, les écoles des douanes ont gagné depuis longtemps leur statut d’écoles communales à part entière avec toutefois l’originalité d’être toujours« hébergées » dans un bâtiment douanier. Bien entendu, l’histoire d’une école ne se résume pas qu’à des problèmes de gestion et de financement, il faudrait idéalement pouvoir l’enrichir des biographies de tous ces enseignants qui contribuèrent à la faire vivre et de ces milliers d’élèves dont parfois le destin s’en trouva transformé.
Nous avons la chance de posséder les souvenirs de M. Pierre Lescouarch, ancien élève des écoles de la caserne sur la période 1957-1960, lui-même fils de douanier et lauréat d’un concours organisé par le service action retraite de la ville du Havre sur le thème « racontez les souvenirs que vous conservez d’un instituteur qui a marqué votre enfance ». Je lui laisse volontiers le relais en le remerciant vivement d’en avoir autorisé la publication.
Chronique : l’école des « douanes », 1957-1960. Henri DEFAYE Directeur.
L’Université a trouvé sa place dans la ville, transformant un quartier au riche passé populaire et peuplé, ou se tenait très tôt le matin, dans les années cinquante, le marché aux fruits et légumes au lieu dit « le Palais des expositions ».C’était l’heure où se croisaient les marins en retour de goguette, les dockers qui rejoignaient le port pour la première bordée et les « douaniers » qui retrouvaient ou quittaient la caserne toute proche de la rue Casimir Delavigne. La bicyclette était alors le moyen de locomotion répandu.
C’est dans cette « caserne des douanes », dont l’aile Est abrite aujourd’hui des logements d’étudiants, que se sont déroulés les évènements que je me propose de vous conter, sollicitant à l’avance votre indulgence quant au respect de la chronologie et attestant toutefois la véracité de mes propos que bon nombre de havrais anciens élèves (ou parents) comme moi de « l’école des douanes » pourront vérifier. L’instituteur dont je me propose de vous parler m’a non seulement marqué à titre personnel, mais, bien au-delà, toute la communauté des « Douanes » de l’époque dont chaque acteur garde un souvenir dense et admiratif. Les superlatifs ne sont pas ma tasse de thé, mais il est indéniable que ces quelques années resteront à jamais inscrites dans l’histoire de la cité douanière.
C’est donc à la rentrée 1957 qu’est nommé à la direction de l’école primaire de garçons monsieur Henri DEFAYE, jeune instituteur qui nous arrive de l’école des Dahlias sur le plateau d’Aplemont. Limougeaud d’origine, il est ancien élève de l’Ecole normale d’instituteurs de Rouen. « C’est un jeune enseignant qui apportera beaucoup à l’école » nous prévient son prédécesseur, le jour de son au revoir.
C’est donc avec curiosité que chacun d’entre nous, futurs élèves, guette le moindre signe du coté de l’école à la fin des grandes vacances. Car il faut préciser la particularité de la « caserne des douanes » de ces années là. Véritable enclave dans la ville, cette cité, notre cité, vit avec un règlement un peu militaire derrière ses hautes grilles de fer et dont les portes fermées chaque soir n’autorisent plus l’accès que par le corps de garde ou veillent jour et nuit, avec relève, les plantons de service.
Cette communauté abrite ses écoles, primaires garçons et filles, mais aussi maternelle, pour éduquer les enfants de 300 ménages. Une coopérative alimentaire et ménagère est installée dans un bâtiment au-dessus des bains douches que les « Douaniers » fréquentent le samedi, seul jour d’ouverture. Le lavage du linge se fait dans les cuves des buanderies pour la fréquentation desquelles il faut s’inscrire à l’avance, et il faut bien souvent plusieurs mois de patience pour se voir attribuer un cellier. Ah oui, j’oubliais : les « gradés » ont droit au soleil, au centre de la façade dite « principale », au sud, les non gradés participant à la bourse au logement en fonction d’un barème. Notre famille de trois enfants a par exemple habité quasiment trois années sur les cours intérieures sans voir le soleil à la fenêtre. Il va sans dire que s’engager à diriger l’école « intra-muros » dans cet univers particulier est un vrai challenge qui n’autorise pas la médiocrité.
Un matin de début octobre, donc, agitation chez les « petits douaniers ». Une voiture stationne devant la grille de l’école de garçons. Une automobile en cet endroit aiguise la curiosité. C’est qu’il est en effet interdit de garer un véhicule dans l’enceinte de la caserne. Quel culot pense-t-on à la ronde…Que va dire le planton ? Nos supputations vont bon train. La journée passe sous l’œil attentif des observateurs qui se relaient ; un Lieutenant lâche le morceau : le nouveau Directeur de l’école a obtenu l’autorisation exceptionnelle du Capitaine de casernement. Nous saurons plus tard qu’il avait présenté habilement et efficacement son projet pour l’animation de l’école, vitrine observée de la caserne. Oserai-je dire que ce fut le premier coup de maître de M.DEFAYE ? Nanti de cette première reconnaissance de son statut, le nouveau Directeur va pouvoir alors donner toute la mesure de son talant de pédagogue, d’animateur hors pair, mais aussi et surtout d’humaniste.
Pour gagner la confiance de ses élèves, l’enseignant doit d’abord faire preuve de sérieux, d’écoute, de compétence, de générosité, et surtout de sens de la justice. Je me répéterai certainement, mais Henri DEFAYE réunissait toutes ces qualités. Il savait intéresser, donnait d’autant d’importance à la réponse de Paul, l’élève en difficulté, qu’à celle de Martial, brillant et sérieux élève. Son accent induisait parfois quelques rires communicatifs, notamment lorsque, parlant d’une « année » il prononçait, le répétant, le mot « an-née » en deux syllabes. Cette particularité est restée à jamais un mystère pour nous. Son sérieux atteignait parfois le sévère et il lui arrivait bien de pincer la joue, comme si cet afflux de sang provoqué en cet endroit libérait le cerveau de quelque toxine entravant la réflexion.
Ce moment tant redouté par la « victime » procurait une jouissance de mauvais aloi chez ceux qui s’estimaient naïvement à l’abri d’une sanction de même nature. Quelle chute morale lorsque leur tour arrivait ! Mais ces moments étaient rares, car M.DEFAYE consacrait la plupart de son temps à aider, encourager les plus faibles, n’hésitant pas à les garder le soir en « soutien », après en avoir convenu avec les parents, bien sûr. Il dirigeait la classe de cours moyen fin d’études, avec un summum de 54 élèves en 57-58. Il semblait infatigable, arrivant très tôt le matin, partant tard le soir. J’habitais le troisième étage en face de l’école, et de la fenêtre de la cuisine j’avais l’impression que sa voiture Renault Dauphine ne quittait jamais sa place, prolongeant exagérément et sans sanction apparente la fameuse autorisation exceptionnelle du Capitaine. On pouvait passer voir le Directeur pour un problème scolaire ou autre, on était reçu et écouté, il conseillait avec cette foi éducative qui l’habitait toujours.
L’école devenait ainsi une annexe du bureau d’aide sociales où les « Douaniers » n’hésitaient pas à se rendre, certains de recevoir de bons conseils, quitte à se remettre en cause, ce qui n’est pas forcément facile lorsque l’on est papa d’un élève mais aussi haut placé dans la hiérarchie de la caserne, ou tout se sait, se dit, se commente et se juge, ne le perdons pas de vue. Quantité de souvenirs reviennent à ma mémoire, et il va bien falloir en choisir quelques uns relevant tout à tour de la simple anecdote ou de l’événement.
Je me souviens que les leçons de sciences constituaient un moment très agréable. On expérimentait beaucoup, et les séances de vases communicant participaient à l’ambiance. Quel est celui qui n’a pas réussi à se tatouer les mains d’encre bleue ou rouge lorsqu’il s’agissait de colorer l’eau des éprouvettes ? Qui ne cherchait pas à quatre pattes l’escargot échappé de la grande boite d’allumettes ? Un des grands moments fut l’utilisation de la balance Roberval, la définition de la tare et l’équilibre si fragile du couteau. Le maître passait sans les rangs, conseillait, encourageait et, bien sûr, évaluait. Nous n’avions plus le sentiment d’être des élèves, mais bien des petits chercheurs.
L’époque des billes valait son pesant d’or en terme de joies simples. Il était interdit de garder les billes sur soi. Elles devaient être impérativement rangées dans un petit sac bien fermé. Mais parfois ce dernier s’avérait trop petit après une partie fructueuse. Je me souviens que M.DEFAYE avait repéré un vainqueur aux poches de la culotte (courte à l’époque) pleines à craquer de ces précieux trophées. Il invite notre camarade à monter sur l’estrade, ce qu’il fait, mains dans les poches. Il lui demande alors d’écrire quelques mots au tableau. Vous devinez que le poids des agates fait glisser inexorablement le short vers le bas et oblige son propriétaire à un réflexe salvateur incompatible avec l’écriture main en l’air. C’est alors, après l’éclat de rire général, la confiscation des précieuses sphères avant leur partage entre les méritants du jour. Cela semblait dur la première fois, mais le maître, à notre insu, s’arrangeait toujours pour faire tourner la roue et chacun au bout du compte s’y retrouvait au final. Je soupçonne que certaine billes aient pu retrouver à la fin du mois leur sac d’origine après avoir transiter par les poches de chacun d’entre nous. Justice était rendue.
Aucune cantine n’existait pour les écoles des douanes, puisque les enfants habitaient sur place et que la grande majorité des épouses de douaniers étaient mères au foyer. Et pourtant, l’Inspection académique obligeait l’école à inscrire quelques « extérieurs » dont le domicile situé Cours de la République les rendait plus proches de notre écoles que de celle de Raspail ou Dumé – d’Aplemont qui recrutait essentiellement les enfants de la caserne des pompiers toute proche. Pour cette poignée d’écoliers, dont quelques uns étaient de familles très pauvres, M.DEFAYE mit en place un accord qui leur permettait de fréquenter, avec une aide sociale, la cantine de « Dumé ». A ma connaissance, ce fut la première personne à se préoccuper de ce problème local. De ce fait, des liens se tissèrent entre les écoliers des deux casernes, si prompts d’ordinaire à se chamailler et s’opposer au nom chacun de son appartenance à sa caserne.
Ce contexte encore particulier m’amène à vous conter l’histoire des patronages, qui aurait pu valoir une parodie de « Don Camillo ». Les petits de douaniers fournissaient dans ces années cinquante le gros du contingent des enfants de chœur de l’église Ste Anne toute proche de la caserne. Tout nouvel arrivant aux douanes était, comme ce fut mon cas, invité par ses nouveaux camarades à rejoindre le groupe liturgique en question. C’est que du côté de l’église officiait un prêtre dynamique, ancien scout, qui avait su fédérer les énergies des mômes du quartier et créer un patronage paroissial qui nous offrait des après-midi chargés d’activités le jeudi, avec complément le dimanche pour les volontaires. La télé n’existait pas et c’est donc un groupe fort de dizaines de garçons et filles qui fréquentaient ce patronage et bien évidemment le catéchisme. Lorsque M.DEFAYE innova en créant la section basket scolaire, faisant adhérer l’école à l’USEP, d’obédience laïque, un gros problème vit le jour.
En effet, certains d’entre nous, conquis par le projet sportif désertèrent quelque peu le « caté » et le « patro » au profit de l’école et de son quasi patro laïque. L’abbé VAIN, le prêtre éducateur, meneur d’hommes lui aussi, réagit vivement et intima l’ordre de choisir. Quel dilemme pour nous qui appréciions les deux hommes et souhaitions la paix entre les deux camps : pourquoi ne pas essayer de s’entendre ? Un froid s’installa quelques semaines entre les deux camps : pourquoi ne pas essayer de s’entendre ? Pensions nous, le cœur gros.
Nous nous en sommes ouverts courageusement à M.DEFAYE, et après un certain nombre d’échanges par « messages parlés » dont nous étions les transmetteurs, notre maître eut la bonne idée d’inviter notre prêtre à le rencontrer. Ce dernier eut l’intelligence de répondre à l’invitation, et je ne pourrais vous décrire avec exactitude les « têtes » des témoins qui virent arriver le grand abbé, à la silhouette bien connue dans sa soutane d’époque, dans la cour de l’école primaire laïque des Douanes. Ce fut un évènement « de mémoire de Douanier ».Les deux éducateurs réussirent le compromis et c’est heureux et soulagés que nous avons pu continuer nos pratiques ludiques et spirituelles.
La Coopérative était une préoccupation importante pour M.DEFAYE. Le côté éducatif et citoyen prévalait dans nos coopératives de classe et c’est là que j’appris les notions de président,, secrétaire et trésorier, occupant fièrement cette fonction pour gérer trois sous. Mais l’argent commun donne des responsabilités. Je me souviens que nous tenions effectivement des réunions de bureau, avec compte-rendu auprès de l’ensemble de la classe.
C’était quand même bien pour l’époque ! La grande coopérative, celle de l’école, était quant à elle gérée par les enseignants. L’idée de génie » de M.DEFAYE fut de confier pleinement cette gestion au conseil de parents d’élèves. Il n’avait pas son pareil pour impulser les actions et entraîner les bonnes volontés : persuasion par la qualité de l’objectif fixé, réelle confiance aux gens élus et présence régulière à toutes les réunions de concertation. Ce travail foncier nous permettait de mieux vivre à l’école, car l’argent récolté lors des bals à la salle Franklin toute proche était utilisé à l’acquisition de matériel, à l’organisation de sorties au cours desquelles la grande famille de la caserne se sentait unie et productive. C’est ainsi que deux cars furent loués pour , dans une joyeuse ambiance aller soutenir le HAC en 1959 lors de la finale de la coupe de France de football, que je connus mes premiers voyages scolaires avec une visite du château de Versailles, mais aussi une longue escapade au Mont St Michel avec retour la nuit, ou plutôt très tôt le matin puisqu’une crevaison de l’un des cars qui nous avait retardés de côté de Villers Bocage, nous faisant manquer le dernier passage du bac du Hode et nous obligeant à passer par …Rouen pour rejoindre le Havre, le pont de Tancarville n’étant pas encore en service. Je me souviens entendre M. DEFAYE dire à l’arrivée, à des voyageurs heureux mais fourbus : « il ne sera pas nécessaire de fournir un mot d’excuses pour ceux qui ne viendront pas en classe ce matin, car il est quand même quatre heures… ». Le maître a assuré sa matinée, avec quelques élèves dans sa classe : ceux qui n’avaient malheureusement pu participer au voyage.
Parmi les innovations apportées par notre cher instituteur, il en fut une particulièrement marquante. La « caserne » fonctionnait, comme je le rappelais en réseau fermé, ou seuls les douaniers foulaient l’espace particulièrement protégé. M.DEFAYE, toujours aussi habile, obtint une nouvelle dérogation au strict règlement. Il fut autorisé à organiser, avec les parents d’élèves, une véritable kermesse dans l’enceinte même de la bâtisse militaire. A défaut d’être héroïque, elle fut unique, non seulement parce qu’il n’y en eut qu’une, mais aussi par son caractère populaire qui vit tout le quartier Danton Douanes et du Rond Point passer par les stands, remplissant abondamment les caisses de la coopératives pour le plus grand bien de l’école. Ce fut pour nous une journée inoubliable, où les jeux et animations proposés bénéficièrent d’une journée ensoleillée. Je me souviens avoir aidé mon père, quelle fierté ! à tenir le stand du cochon numéroté. L’on vendait des cartons correspondant à des cases numérotées de 1 à 20. Un cochon d’Inde, enfermé dans une cage, était ponctuellement libéré et se réfugiait au hasard dans l’une des cases, faisant gagner au porteur du numéro correspondant un lot quelconque. Mais voilà que mon cochon n’a pas d’autre idée que de choisir plusieurs fois le même trou. Les joueurs dépités désertes le stand.
Apprenant ce désastre, M. DEFAYE s’enquiert d’une solution, et bien sûr la trouve : le stand voisin est celui de la vente de jeunes lapins à élever. Cà ne marche pas fort non plus, car on vend, on ne joue pas. Le maître d’école propose alors de remplacer le borné cochon d’Inde par les lapins, les joueurs gagnant l’animal qui fréquente la case dont ils ont le numéro. On fait un tabac, et on n’a pas eu assez de lapins ! J’ai été ébloui par le génie commercial d mon maître d’école …. On a soufflé l’idée pour la kermesse de la paroisse.
M.DUFAYE, ce fut aussi le Ciné Club. Il faisait venir un projectionniste des œuvres laïques et une salle de classe devenait salle de cinéma improvisée, avec un grand drap blanc pour écran. C’était salle comble, et on vendait les billets à la récré la semaine précédente. Quel bonheur, car la télévision naissait seulement et une soirée passée en compagnie de « Charlie Chaplin, Laurel et Hardy ou encore Sissi » nous permettait de nous évader à peu de frais dans une ambiance familiale élargie. Je dois dire que l’abbé VAIN évoqué tout à l’heure pratiquait la même activité au patronage paroissial, ce qui nous valait parfois de nous délecter de deux films la même semaine ! Oui, c’était une autre époque !
M.DUFAYE était vous l’avez compris, un animateur hors pair. Il participait, à titre individuel à la troupe amateur des « baladins » qu’il avait créé, constitué majoritairement d’ « instits » chantant le répertoire des frères Jacques. La troupe se produisait régulièrement aux fêtes organisées par la coopérative, à la salle Frankin, pour l’arbre de Noël, pour la remis des prix. Il était pour moi difficile d’assimiler que mon maître d’école, référence du savoir, se sérieux et d’exemplarité pouvait devenir « mime chanteur » à la silhouette arrondie, de démenant avec ardeur sur les planches, qu’il soit l’objet de rires, pourtant dûment provoqués, au risque de porter atteinte à son prestige, d’écorner son aura. Et pourtant, c’était à chaque fois le triomphe, tant son engagement était sincère et franc. Je garde précieusement dans mon grand tiroir à souvenirs la photo carte éditée à l’époque, et j’ai l’impression, à chaque fois que je la regarde, qu’il suffirait de peu de choses pour qu’il se mette à chanter…
Car il chantait, M.DUFAYE, et le tabac qu’il fumait ne voilait pas sa voix. La « Marseillaise » incontournable du « certif » ne connu jamais le sacrilège de la fausse note. Pourtant il lui arrivait, bien que respectueux des règles de vie commune, de fauter à son tour, ce qui le rendait d’autant plus humain à nos yeux de gamins. Ainsi s’approchait-il parfois du mur ouest de la classe, mur particulièrement garni de hautes et lourdes fenêtres. Il s’accoudait alors et l’air penché vers une fenêtre entr’ouverte, grillait aussi discrètement que possible une superbe gauloise tandis que nous planchions sur notre rédaction, dans un silence seulement troublé par les crissements de plumes ou trempages dans l’encrier ? Il portait une épaisse blouse de tissu gris, uniforme de l’instituteur de l’époque, qui avait l’avantage de bien protéger les vêtements, mais aussi de proposer deux énormes poches dans lesquelles on pouvait glisser les craies, l’éponge, quand elle n’était pas trop humide, et… le mégot, à vite écraser, lorsqu’il fallait réagir rapidement lors d’une visite impromptue de l’inspecteur par exemple. J’ai remarqué bien des fois que le maître se plaçait toujours, dans ce cas, de telle manière à avoir la porte d’entrée de la classe dans son champ de vision ? Je me souviens aussi que, parfois, des « grands » ne fréquentant plus l’école faisaient un tour du côté cours, à l’Ouest, pour ramasser les mégots jetés en fin de parcours. C’est fou ce que l’on observe quand on est gamins !
Je vous ai beaucoup parlé de l’impact qu’a eu M. DUFAYE dans la vie de la caserne, mais il va sans dire que ses qualités d’animateur n’auraient pas pris la même dimension si ce maître n’avait été avant tout un éducateur consciencieux, travailleur et motivé. C’est que le Certificat d’études à l’époque gardait une grande importance, et la réussite maximale à cet examen de fin de scolarité était un objectif que relevait d’ailleurs l’Inspecteur dans ses rapports de visite. C’est ainsi que, avec quelques camarades qui avaient quitté l’école des Douanes pour rejoindre le collège, nous avons été présentés l’année suivante au fameux examen, présentés par l’école des Douanes. Pour augmenter nos chances de réussite, les programmes de sixième étant quand même différents, M.DEFAYE nous a donné des cours trois fois par semaine, pendant un mois, le matin dès 7 h et si nous en avions le temps, et il faut admettre, le courage, nous pouvions aussi rejoindre de 17 à 18h le gros des troupes qui bénéficiaient de « révisions » dirigées bénévolement par le directeur après sa journée de classe. Je ne saurai jamais combien d’heures il a donné ainsi de son temps personnel, mais je suis sûr que c’était phénoménal. Ah ! Oui ! J’oubliais… nous avons grossi le rang des reçus. Nous avons participé aux mémorables fêtes de la jeunesse laïque, auxquelles il inscrivait régulièrement l’école, ce qui nécessitait un travail préparatoire conséquent, répétitif. Mais pour rien au monde l’école des douanes n’aurait manqué çà ! (Doc 18)
J’aurais pu vous conter les fêtes de fin d’année accompagnées de danses folkloriques mixtes ou se sont nouées quelques amourettes de premières jeunesse, les homériques préparations au brevet sportif, avec saut en hauteur mesuré à la grande règle en bois tandis que l’élastique était tendu par deux élèves si possible par la même taille, le jet de l’éponge dans la direction du bavard lorsque le maître était énervé par ce dernier, ou encore le temps consacré aux visites et au suivi de l’un d’entre nous victime en classe d’un grave accident de santé, mais mon propos touche à sa fin, car même si j’en éprouve une certaine frustration, j’aurais tant encore à dire, je respecte la règle du jeu, comme me l’a si bien appris mon maître d’école. Il aura marqué ma vie, me donnant, par son exemple, la vocation d’Instituteur, que je devins après être passé comme lui, par l’Ecole normale de Rouen. Je ne manquais jamais, lors des sorties mensuelles, d’aller le saluer. Quand je pris mon premier poste, en classe de fin d’études, j’eus l’impression de suivre le destin qu’il m’avait en partie, inconsciemment tracé. J’ai eu maintes occasions de le retrouver dans l’exercice de mon métier et chaque fois, le passé revenait. Il me disait inlassablement, lorsque je lui confiais un petit découragement, une déception professionnelle : « Mon petit, ne te décourage pas, vois-tu, il faut toujours croire en l’homme ». Il y a toujours cru, lui Henri DEFAYE, inoubliable Instituteur de la République, disparu en 1999 dans sa 74ème année
Pierre LESCOUARCH
Ancien élève de l’école des douanes
Par Pierre Lescouarch et Serge Lemaitre
Notes et références
(1) Cour constituée d’une parcelle de terrain de 1142 m2 cédée à la ville en 2001 pour la somme de 8842,04€
(2) selon le rapporteur de la Commission M Frissard nommé par le Conseil Municipal
(3) Charles Brunet Debaines, architecte de la ville du Havre en a conçu les plans. (Doc 3)
(4) Deux sœurs supplémentaires seront rapidement recrutées pour faire face à l’augmentation des enfants scolarisés.
(5) Le coût financier est loin d’être négligeable et représente près du tiers des recettes attendues des futurs loyers de la caserne des 477 agents attendus.(estimation avril 1847)
(6) Ecole de garçons, sous la direction des Frères de la doctrine chrétienne
(7) En 1855 selon l’inspection des écoles le Havre dispose de 5 salles d’asile : 4 publiques dont 2 à Graville (500 élèves), 1 à St François (300 élèves) et 1à Notre Dame (250 élèves) et une seule école privée, celle de la douane. (100 élèves).
(8) journal du Havre du 28 août 1850.
(9) 1er Directeur depuis ka création de la Direction du Havre en 1849.
(10) En 1881, les salles d’asile s’intègrent à l’enseigne primaire et deviennent des écoles maternelles.
(11) Félix Faure deviendra Président de la république en 1895 et n’oubliera pas la famille douanière. Il accueillera régulièrement la musique de la douane dans sa villa « Félix Faure ». Lors de sa visite officielle au Havre en avril 1895 il visitera la caserne des douanes et y retrouvera à cette occasion les enfants des écoles placés sous le pavillon central.
Bibliographie
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Directeurs et directions des douanes 1791 – 1945 de Michel Boyer et Nelly Coudier, AHAD
-
Les directeurs généraux des douanes 1801 – 1939 de Jean Bordas, CHEF
-
L’administration des douanes sous la Restauration (1815 – 1848) de Jean Clinquart
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Histoire de l’enseignement primaire du Havre de Garsault, 1889
-
Le quartier Ste Marie du Havre de l’abbé Ad. Maurice, 1929
-
La laïcisation de l’enseignement primaire au Havre (1868 – 1882). Recueil e l’association des amis du vieux Havre, N°48, 1989
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Cahiers du patrimoine, Le Havre. Editions du Patrimoine, Claire Etienne Steiner, 2005
-
La masse des brigades des douanes de A. Foure, 1931
Cahiers d’histoire des douanes françaises
N° 38 – 2008