Guillaume Apollinaire, Souvenir du Douanier, 1914 (23/50)
On doit à l’amitié de Guillaume Apollinaire pour le peintre Henri Rousseau et au surnom de « Douanier » popularisé par Alfred Jarry, alors que l’intéressé gagnait sa vie comme commis à l’octroi municipal de Paris, l’écriture par l’inventeur du surréalisme et des calligrammes de quatre poèmes évoquant la douane, pour le plus grand profit de la présente anthologie et de l’imaginaire de la Gabelle.
Souvenir du Douanier, 1914*
Un tout petit oiseau
Sur l’épaule d’un ange
Ils chantent la louange
Du gentil Rousseau
             Les mouvements du monde
Les souvenirs s’en vont
Comme un bateau sur l’onde
Et les regrets au fond
                   Gentil Rousseau
Tu es cet ange
Et cet oiseau de ta louange
Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble
Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent
Tu as raison elle est belle
Mais je n’ai pas le droit de l’aimer
Il faut que je reste ici
Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles
Il faudra que je te montre ça
  La belle Américaine
Qui rend les hommes fous
Dans deux ou trois semaines
Partira pour Corfou
                 Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé
Des plaies sur les jambes
Tu m’as montré ces trous sanglants
Quand nous prenions un quinquina
Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté
Un matin doux de verduresse
           Les matelots l’attendent
Et fixent l’horizon
Où mi-corps hors de l’onde
Bayent tous les poissons
                       Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé
Les tessons de ta voix que l’amour a brisée
Nègres mélodieux Et je t’avais grisée
  La belle Américaine
Qui rend les hommes fous
Dans deux ou trois semaines
Partira pour Corfou
Tu traverses Paris à pied très lentement
La brise au voile mauve Êtes-vous là maman
         Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé
On dit qu’elle était belle
Près du Mississippi
Mais que la rend plus belle
La mode de Paris
         Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé
Il grava sur un banc près la porte Dauphine
Les deux noms adorés Clémence et Joséphine
Et deux rosiers grimpaient le long de son âme
Un merveilleux trio
Il sourit sur le Pavé des Gardes à la jument pisseuse
Il dirige un orchestre d’enfants
Mademoiselle Madeleine
Ah ! Mademoiselle Madeleine
Ah !
Il y a d’autres filles
Dans l’arrondissement
De douces de gentilles
Et qui n’ont pas d’amants
                   Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

*Source : Les Soirées de Paris, n°23, 15 avril 1914.