Charles De Massas, Le Commis-poète ou Mes adieux aux douanes, 1829 (2/59)
« Douanier, philhellène, bonapartiste » (Michel Dürr), Charles Fleury Édouard Guironnet de Massas (1798-1865) résumait ainsi sa vie dans sa profession de foi aux électeurs de Paris en 1848 :
« Placé à vingt ans dans les douanes, je leur donnai mes jours ; mes loisirs, je les consacrai aux lettres. En 1825, quelques poésies sur la Grèce me signalèrent à l’attention publique. La cause des Grecs était alors celle de la liberté. En 1826, M. de Lamartine adressa à Casimir Delavigne une épître sur la liberté. Il la voyait encore au milieu des ombres de 1793. Comme Casimir Delavigne, je répondis à cette épître. Comme les siens, mes vers présentèrent la liberté telle que M. de Lamartine la conçoit et la sert aujourd’hui. En 1827, un ouvrage plus important sortit de ma plume. J’avais vu l’Empereur revenir de l’île d’Elbe. Ce souvenir me dicta le poème des Cent-Jours et Sainte-Hélène, poème qui depuis a été réimprimé sous le titre des Derniers jours de l’Empire. Cet ouvrage m’ouvrit les portes de l’académie de Lyon. De 1828 à 1829, plusieurs satires politiques, écrites et publiées par moi, me donnèrent dans les rangs de la littérature opposante, une place plus nette et plus avancée. MM. Méry et Barthélemy m’y rencontrèrent parmi leurs émules. Par suite de ces publications, je crus devoir me séparer des douanes. La révolution de 1830 me trompa comme elle trompa toute la France. […] Je n’ai jamais compté au nombre des habiles. La seule position que j’aie véritablement ambitionnée, c’est celle de représentant du peuple. Entre elle et moi, le maintien de l’inique et immorale institution du cens électoral maintenait une infranchissable barrière. Je fus heureux de rentrer dans les douanes. En 1832, cette administration me nomma vérificateur au Havre. Cet emploi était laborieux ; je ne pus cependant renoncer à mes goûts d’écrivain. Je devins publiciste, et, sous le titre d’Archives du Havre, fondai une revue mensuelle où une foule de questions commerciales, d’économie politique, de politique même furent traitées… Une grande cause d’intérêt public m’avait surtout occupé : c’était celle de l’agrandissement et de la défense du port du Havre. En 1838, une pétition rédigée par moi sur ce sujet, fut couverte de plus de 1500 signatures, et je fus choisi pour la présenter au chef du gouvernement d’alors… » (Adolphe Rochas).
Comme le précise Michel Dürr dans le « Dictionnaire historique des académiciens de Lyon », « la carrière douanière de Massas le conduit à Lyon, puis à Nantes fin 1827, au Havre et enfin à Paris. Il s’essaye au théâtre en 1845 avec Ivanhoé. En 1848, il n’est pas élu et se signale par une propagande assez active en faveur de Louis-Napoléon. On a de lui en 1848 un prospectus pour un Journal du 5e arrondissement. Retraité des douanes, il publie des ouvrages d’halieutique, édite et rédige en grande partie pendant un an le journal « La Campagne », et dépose le 26 février 1852 un brevet pour des cannes à pêche rubanées pour les renforcer. ». Ses « adieux aux douanes » en 1829 furent en réalité un « au revoir ».
Le Commis-poète ou Mes adieux aux douanes, 1829
O vous qui, maudissant du sort
Et la constance et la malice,
Du Nord au Sud, du Sud au Nord,
Criez en chœur à l’injustice ;
Vous les plus humbles desservans
De la machine douanière,
Vous qui, perdus dans la carrière,
Sur des ruisseaux de passavans,
Ne voguez, hélas ! qu’en arrière ;
Vous dont j’ai connu les tourmens
Et dont je quitte la bannière,
Pour un moment, ô mes amis !
Malgré le zèle qui vous presse,
Des ballots à vos soins commis
Oubliez le nombre et l’espèce ;
Et repoussant loin de vos yeux
Plumes, papiers, kilos et grammes,
Laissez passer jusqu’à vos âmes
Et mes récits et mes adieux.
Ainsi que vous, graves confrères,
Pauvre, et pourtant laborieux,
J’espérai des destins contraires,
Rester un jour victorieux ;
Et durant six longues années,
Lourdes, lentes, peu fortunées,
On me vit, Bellemain nouveau,
Chaque matin, à la même heure,
Pour me rendre au même bureau,
Sortir de la même demeure ;
Venir chercher au même lieu
De travaux le même partage,
Le même prix d’un même ouvrage,
Le même monceau rouge et bleu
De registres pour même usage,
Pendant l’été le même ombrage,
Pendant l’hiver le même feu.
Vains efforts dans le coin paisible
D’où ma voix accusait les Dieux
Tel qu’un prélat séditieux
Je reposai inamovible
Le temps passait et dans mon cœur
M’abreuvant toujours d’espérance
En fuyant, me laissait toujours
Dupe de ma persévérance
Je gémissais… un noir dépit
M’arrachait maint propos damnable
Je me vouais au ciel, au diable
Le diable seul me répondit
Le perfide, dans quel beau rêve
Il sut endormir mes chagrins
Par quel discours, touchants, divins,
Il me tenta ! Je fis comme Eve
Je fus coupable d’un pêché
Pour un commis bien redoutable
Pêché que l’âne de la fable,
Au roi des forêts eût caché
Comme un méfait par trop pendable
Qui tout à coup de mes travaux,
Interrompant le cours austère
J’osai d’une rime légère,
Souiller mes graves in-quartos
Puis à la brise passagère,
Qui balayait nos entrepôts
Livrer les immenses lambeaux
De ces savantes circulaires
Des droits anciens, des droits nouveaux
Amples et lourds vocabulaires
Si du moins le fâcheux démon
Qui trompait ainsi ma jeunesse,
De maint auteur de grand renom,
M’eût donné l’utile souplesse !
Si j’avais dit : « Beau douanier
Que le ciel mit en haut parage,
Jeune ou vieux, libertin ou sage,
Jette un regard sur le dernier
Des serviteurs à ton usage.
Alléluia ! Sujet soumis,
Je t’offre tout, jusqu’à mes rimes ;
J’ai de l’encens pour tes amis
Et des sifflets pour tes victimes ; »
Si dans la douce liberté,
Ne voyant plus qu’une chimère,
Effrontément j’avais quitté
Ce sentier de la vérité,
Qui ne conduit qu’à la misère ;
Si des grands du jour j’eus vanté
Et la sagesse et la prudence,
Leurs lois d’amour et d’équité
Devant leurs glaives, leur bonté ;
Sur des cadavres, leur clémence ;
Alors on m’aurait pardonné,
Ma plainte n’eût pas été vaine,
Et quelqu’étoile ultramontaine,
De rayons d’or m’eût couronné.
Mais quand au moderne Parnasse,
Me conduisit un noble espoir,
Mes yeux séduits voulaient y voir
D’autres héros que ceux d’Ignace.
Un vaste et sublime tableau
Se déroulait dans ma mémoire ;
C’était la fantastique histoire
Qui m’éblouit dès mon berceau
C’était ce tourbillon de gloire
Ces splendeurs, ces bruits de victoire
Que vit s’éteindre Waterloo
O souvenirs de mon jeune âge !
Jours d’héroïsme et de malheur !
Jours dont un siècle de bonheur
Ne saurait éclipser l’image !
C’est pour vous que ma jeune ardeur
D’Homère implorait le langage,
Je l’implorais ! ce fut en vain
Qu’alors frappé d’un noir présage
Je sentis une froide main
Qui, m’arrêtant sur mon passage
Sous un laurier de pleurs couvert
Et tout jonché d’affreux décombres
Devant moi fit surgir les ombres
De Malfilâtre et de Gilbert ;
Des cris d’honneur, d’indépendance
Résonnaient au loin… J’écoutai !
On répétait le nom de France,
J’oubliai tout et je chantai
Je chantai ! Funeste délire !
O mes amis ! Comment vous dire
L’épouvante des hauts patrons,
Devant qui frémissait ma lyre,
Quand, dans mes vers, ils purent lire
Ces noms, ces redoutables noms
Île d’Elbe, retour, empire !
Un soupir de mon receveur
Fit tressaillir sa riche caisse ;
Je vis descendre une ombre épaisse,
Sur le front de mon inspecteur,
Et crus entendre dans Lutèce,
Une parole vengeresse
Échapper au grand directeur,
Quel fut, amis, ce mot magique ?
Je ne sais… je sais seulement
Qu’à ma table bureaucratique
On m’enchaîna plus fortement,
Et qu’après sage remontrance,
Labeurs choisis, pieux sermons,
Je vis ma dernière espérance
Marcher, hélas ! comme la France,
Comme le siècle, à reculons.
De la couronne du martyre,
Mes amis, point ne suis jaloux.
Je l’abandonne sans courroux,
Et de vos rangs je me retire.
Adieu donc ! puissent mes revers
Et ma volontaire disgrâce
Vous inspirer l’horreur des vers,
Et l’amour du divin Ignace !
N’imitez pas ma folle audace ;
Soyez soumis, discrets, constants,
Travaillez, que tien de ne vous lasse,
Et, commis dès votre printemps,
Vous pourrez bien, à soixante ans…
Être encore à la même place.
