Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes
Bande garance et « billet bleu », l’interview de Madame Danièle Burnel
Bande garance et « billet bleu »
Interview de Madame Danièle Burnel
à l’occasion de la publication de son récit consacré à Henry Gréville intitulé
« Buvards et “Bas-bleus” »
Nous tenons tout d’abord à vous remercier, Madame Burnel, d’avoir accepté de nous accorder cette interview. Nous devons avouer que c’est avec une réelle curiosité que nous avons abordé la lecture de votre récit. D’emblée le lien entre le combat pour l’émancipation féminine au 19e siècle d’Henry Gréville (en réalité Alice Marie Céleste Fleury) et l’institution douanière pouvait paraître ténu. Et pourtant…
AHAD – La douane littéraire :
« Au-delà de ces mesquineries et de l’implacable machine éditoriale, le cercle littéraire parisien offre également d’autres oppositions, à moi et à toutes les autres, mes sœurs de plume » (p. 82) :
Figure humaine campée face aux préjugés contre lesquels Henry Gréville dut se battre toute sa vie, « l’officier des douanes Alain-Jean-Dominique-Jacques Des Monniers » délivre « un visa à la parole » d’Henry Gréville, selon la belle formule de Florian Rodari, fondateur des éditions « La Dogana » (« la douane » en italien), en recueillant l’accord de la romancière de prononcer la conférence au cœur de votre récit « sur un billet bleu joliment calligraphié ». Pour quelles raisons avoir choisi un gabelou comme admiratif organisateur et narrateur fictif de cette conférence imaginaire ?
Danièle Burnel :
Nul besoin de chercher plusieurs raisons à ce choix. Le récit « Henry Gréville Buvards-et-Bas-bleus » s’appuie, en effet, sur le pilier autobiographique, ce qui apparaît nettement dans le choix du personnage-narrateur : il s’agit de mon époux, l’Agent des Douanes, Alain Burnel.
Ce dernier, familialement imprégné de culture humaniste (Beaux-Arts et Sport), de par sa personnalité et sa posture dans le milieu corporatif est, à l’évidence le « double » du personnage. Même si, dans la réalité de son vécu professionnel, il n’a jamais organisé de conférence, n’a été « Passeur de mots », il a été à Cherbourg, au titre de son Administration, un organisateur socio-culturel assidu et dévoué (après-midis récréatives, dansantes à l’occasion des fêtes carillonnées ou accueil des équipes Outre-Manche, Irlande notamment). Quant aux prénoms du héros, il s’agit bien de ceux de mon époux, légalement déclinés devant l’officier de l’Etat Civil. Le patronyme préfigure le nom d’un hameau du Val-de-Saire (Manche) où il aimait séjourner.
AHAD – La douane littéraire :
« Cotentin de mon enfance : entre terre et mer, ma poétique frontière » (p. 22) :
Dans les romans d’Henry Gréville comme dans votre récit, la douane fait en quelque sorte partie du paysage, se fondant dans la faune et la flore du cap de la Hague. Le sous-brigadier Chamulot est malicieusement comparé par « Bonne-Marie » à un « bel oiseau de vert vêtu ! », tandis que Henry Gréville apparaît sous votre plume « presqu’aussi sauvage que nos grands oiseaux blancs », ces goélands auxquels les douaniers, sous le surnom de « gabians », ont souvent été associés. L’ancien corps de garde de douaniers dans « Suzanne Normis » à l’instar de la « bijude » de votre récit font figure de « perchoir fantastique ». Dans la belle communion « au rythme du ressac » entre vos deux protagonistes, quel rôle tient ce tiers personnage du « Cotentin » ?
Danièle Burnel :
Les oiseaux pour royaume.
De même que l’Agent des douanes passe de longues heures à surveiller la mer et interroger le ciel, l’environnement maritime devient pour Alice, l’enfant du pays, une source offerte à la méditation et l’oiseau, merveilleux médiateur entre terre et mer, le lien premier entre l’Homme et la Nature. Il lui permet de développer sa sensibilité et son inspiration. Tel, ce passage de « Aurore » 1880 (Un peu de ma vie) :
« Les grandes mouettes blanches ont aussi leurs ailes teintées de pourpre, elles planent au-dessus des vagues ourlées d’incarnat et plongent pour reprendre leur vol. L’eau jaillit en cristal rosé sous le choc de leurs grands coups d’ailes. Cris d’oiseaux, bruit de lames, c’est le triomphe de la vie et du jour flamboyant dans les cieux ».
Dans un ressenti presque baroque, les éléments confinent à la poésie et au sentiment du Beau.
« Des glaneuses »
Jean-François Millet, 1857
Musée d’Orsay, Paris
Source : Wikipédia
AHAD – La douane littéraire :
« Mon père fréquente à Cherbourg de savantes personnes et au gré de ses rencontres, je découvre le dessin de notre ami Millet, les Beaux-Arts de Duvelleroy, et déjà les sciences d’Emmanuel Liais, notre hôte. » (p. 18)
A l’image des trois figures féminines du célèbre tableau de Jean-François Millet, vous magnifiez le « Cotentin de [votre] enfance », en « glanant » « de-ci, de-là » ses « broussailles rousses » et son dialecte « Hague langage », en ajoutant ça et là des touches de « gâbllous » aux œuvres de Jean-François Millet et d’Emile Dorrée « sur les hauteurs du Castel Vandon » et les pentes des « falaises de Gréville ». Si votre récit est dépourvu de personnage de peintre comparable au « Louis Morin » de « Bonne-Marie », votre style profondément pictural le remplace avantageusement. Quelle influence ont eu ces tableaux sur votre « Verbe » au Cotentin ?
Danièle Burnel :
La démarche patrimoniale fut déterminante.
Les trois artistes sont cherbourgeois : Jean-François Millet, peintre renommé, Jean-Pierre Duvelleroy, gantier et éventailliste réputé rue de la Paix à Paris et Alice dont les succès littéraires vont devenir éclatants à partir de 1874.
Jean- François Millet est l’ami de la famille. Au hameau Gruchy, près de Gréville-Hague, sa maison jouxte celle du père d’Alice ; ainsi, lorsque cette dernière rentrera de Russie en 1872, il lui confiera chaque été sa demeure, joli geste pour un parrain de baptême.
Duvelleroy quant à lui, sera le témoin du mariage d’Alice et d’Emile à la mairie du 9ème arrondissement de Paris, le 1er mars 1873.
Au-delà de ces liens personnels, m’appuyer sur leurs œuvres était pour moi un moyen solide de ne pas trahir la vérité. A travers dessins, peinture et écriture, une réelle similitude artistique que l’on retrouve dans les thèmes et supports abordés.
La Nature particulièrement présente autour du monde rural, bien qu’à cet égard, on ne puisse parler pour Henry Gréville, de Normandisme, des paysages et autres décors végétaux. (JF Millet : plume et encre brune paysage animé de moutons, HG : La bergerie –Un peu de ma vie, Duvelleroy : branches et fleurs en en-tête des courriers adressés à jean Fleury à St Pétersbourg)
La technique d’écriture : même connivence, même langage esthétique qui, dans sa simplicité magnifie la réalité. Pas d’emphase, pas de débordements, du concret, un trait fin et délicat ou une économie de mots. Plonger dans les lignes de l’une, c’est faire émerger les toiles de l’autre.
Le message artistique : pour tous deux, JF Millet et H Gréville, un art engagé à partir de créations qui abordent dans leur ensemble, une phase morale et sociétale.
« Le rocher du Castel Vendon »
Jean-François Millet, 1848
Musée Thomas Henry, Cherbourg
Source : Wikipédia
AHAD – La douane littéraire :
« Sciemment j’installe une frontière poreuse entre vie et récit » (p. 82)
On devine, à la passion avec laquelle vous avez composé votre ouvrage, une discrète mise en abyme de votre propre histoire, dans ces relations empreintes de courtoisie qui se nouent entre vos deux personnages, la romancière romancée et l’officier des douanes Des Monniers, aussi prévenant que le sous-brigadier Chamulot de « Bonne-Marie » était fanfaron. Accepteriez-vous d’évoquer cet aspect plus personnel de votre rapport à l’administration des douanes ?
Danièle Burnel :
C’est vrai, l’auteure ou l’héroïne, à propos des affaires douanières ont toujours résolument respecté la « frontière » ; en confidentialité et respect, seules les destinations journalières ou lieux d’enquêtes étaient sus de la cellule familiale ». Aujourd’hui, cap vers La Hague ». Nuls commune ou lieu-dit n’étaient étrangers au douanier Burnel qui avait une connaissance immédiate du terrain, du terroir. Au cours des promenades dominicales, ses fils et moi-même en recueillions le fruit humain. Dans son roman « Péril », Henry Gréville ainsi que ses personnages marchent, eux aussi, comme nous l’avons souvent fait, au bord de la falaise. Les uns comme les autres avions-nous conscience de frôler une cache ? Le douanier lui, connaît l’histoire mais se doit d’être « taiseux ».
Ô sublime chemin des douaniers.
AHAD – La douane littéraire :
« Dans un éclair de pensée terriblement ardent, il devina l’intérêt que cette conférence avait engendré au sein de l’assistance et il se plut à imaginer pour elle, l’oubliée de la falaise un hommage éternel. » (p. 92)
Vous faîtes du douanier Des Monniers le porte-parole de votre démarche de réhabilitation d’Henry Gréville, lui qui se plaît à imaginer « pour elle, l’oubliée de la falaise, un hommage éternel ». Franchissant à nouveau cette « frontière poreuse entre vie et récit », vous avez donné corps à la conférence imaginaire au cœur de votre ouvrage le 30 mars 2022 à Valognes. Consentiriez-vous à nous en faire le récit ?
Danièle Burnel :
Un article de La Presse de la Manche au titre provocateur : « C’est donc une femme, cet homme-là ! » (Barbey d’Aurevilly-Des œuvres et des hommes –ch XXIII) fut le déclencheur de mon écriture. Il y avait désormais pour moi, un « cas Gréville ».
Au nom des écrivaines stigmatisées de passéisme et reléguées au rang de littérature minoritaire, il me fallait relever le défi. Je choisissais de la réhabiliter sur le plan sociétal autour de son « Traité d’Instruction morale et civique à l’attention des Jeunes filles » (1882) ; ce fut mon récit « Henry Gréville Buvards et Bas-bleus ».
Au cours de ma conférence, et au-delà des nécessaires éléments biographiques, j’apporte à partir d’outils iconographiques et textuels, un éclairage complémentaire sur la posture de l’écrivaine dans son époque et sur une possible réhabilitation pour le lecteur contemporain. Dans quel prisme de lecture, ce dernier peut-il se situer : distanciation ou proximité ?
Conclure en tentant de définir le personnage : Henry Gréville, une aînée oubliée, au demeurant une parole littéraire inspirante et inspirée.
AHAD – La douane littéraire :
« Des propos aimables et convenus s’échangeaient sur le quai de la gare ferroviaire lorsque, la romancière taraudée par une lointaine curiosité s’enhardit et adressa à son hôte une ultime requête. N’avait-elle pas dans les dernières pages de « Suzanne Normis » évoqué en savoureuses répliques faits de douane, de contrebande et… la légendaire cache à Picot ? Pour s’offrir bas blancs, « bon et beau taffetas », les dames de la côte contournaient-elles encore la loi ? » (p. 91)
Le douanier, quoique amateur de belles lettres, n’en demeure pas moins chasseur de belles affaires, célébrant les « bas-bleus » tout en surveillant les « bas blancs ». Vous aiguisez notre curiosité avec cette contrebande « au féminin » : dernière question d’usage, qu’avez-vous à déclarer à ce sujet ?
Danièle Burnel :
A propos de la contrebande au féminin :
De Wikipédia aux colloques régionaux (Etre Femme en Normandie), en passant par les revues locales savantes (le Viquet pour le Nord-Cotentin) voire les feuilles professionnelles, la pertinence « Femmes, fraude, France reste quasi… sans réponse » ; c’est souligner la place de cette dernière dans l’espace social du XIXème siècle ; mais, il y a là, matière à un autre débat.
Sans mot, sur la côte, on ramasse les ballots. Le silence des grèves apporte cependant quelques réponses. La « Haguaise », l’épouse du fraudeur, du naufrageur sait mais se tait. En conséquence, pas de trace écrite en littérature, seules les minutes de notes ou rapports des préposés de l’Administration concernée révéleront peut-être aux postes de Granville ou Carteret quelques méfaits de négociantes en textiles ou peaux… Dans sa maison, en revanche, la femme connaît « la cache à tabac », pot de terre flanqué sur la paroi âtrière, masqué par les montants d’un lit à rideaux. Mais, nous parlons dans ce cas, de consommation domestique du produit fraudé et le douanier le sait.
Nous laisserons donc, en d’autres lieux, à la séduisante cigarillière, le soin d’offrir au douanier-planton sa douce chanson :
Une bien jolie frontière !
Danièle Burnel
AHAD – La douane littéraire
Madame Burnel, nous ne doutons pas que nos lecteurs désireront en savoir davantage et ne résisteront pas à l’envie de découvrir votre ouvrage en suivant le sentier côtier emprunté par Des Monniers, ce « Gentleman douanier » que vous mettez en scène.
Toute l’équipe de la douane littéraire vous souhaite la meilleure audience en rappelant que pour se procurer votre ouvrage il suffit de cliquer ici.