Nicolas Bouvier, La dernière douane (Le dehors et le dedans), 1983 (37/50)

Mis en ligne le 30 octobre 2025

Légende des écrivains voyageurs, coureur de frontières, contrebandier des mots et des images, Nicolas Bouvier ne pouvait pas échapper à la douane.

 

C’est d’abord une douane physique, littérale, “la plus aimable sur [s]on chemin” qu’il croise dès l’entame de son “Voyage en Finlande” dont il rendit compte dans “La Tribune de Genève” des 16 et 17 octobre 1948, et qui clôt son odyssée dans “L’usage du monde” (1963) à la frontière afghane, au Khyber Pass. C’est également “le douanier” éponyme du chapitre 2 qui garde le seuil de son voyage intérieur à Ceylan dans “Le poisson-scorpion” (1982).

 

Cette douane poursuit sa mue métaphorique, voire métaphysique, pour exprimer l’insuffisance des mots, la mort littéraire et littérale sous la forme d’ “une douane du silence” évoquée dans “L’échappée belle” (1996), dans laquelle “les douaniers sont encore des mots. Ils s’appellent “ineffable”, ou “indicible”, “inexprimable” […] Qui s’approche de cette douane y risque sa raison, son langage se désincarne, blanchit, s’ossifie, comme un drap d’hôpital ou un squelette. Si cette douane est franchie, tout bascule, dans le blanc : il n’y a plus de texte, il n’y a plus de noms”. Ces réflexions énoncées dans le chapitre intitulé “Voyage, écriture, altérité” font écho aux vers du poème intitulé “La dernière douane”, “dans l’oubli des noms et des souvenirs” rédigé en 1983 que nous reproduisons ici. Comme le rappelle Marlyse Pietri, Nicolas Bouvier avait tenu à ce que ce poème ferme le recueil intitulé “Le Dehors et le Dedans”, malgré l’ajout ultérieur de nouveaux poèmes, jusqu’à la dernière édition parue en janvier 1998, un mois avant sa mort.

 

Ces expressions imagées, “dernière douane” et “douane du silence”, seront fondues dans sa préface au recueil “Douleur” de Vladimir Holan en 1994 : “Avant cette dernière douane du silence où tout conduit, il faut des couleurs, des odeurs de vin nouveau, des lampions, des cambrures de femmes, des arrache-cœurs à n’en plus finir”. Face à cette “dernière douane dont nous ne savons ni le lieu ni l’heure et dont les coutumes et tarifs me sont totalement inconnus”, qu’il évoquait dans “Le Hibou et la Baleine” (1993), Nicolas Bouvier opposait l’arme du rire comme l’exprime le titre du chapitre “A rire et à mourir” : “Elle craint le rire qui nous permet de lui survivre et qui, lui, ne la craint pas”.

 

La dernière douane (Le dehors et le dedans), 1983*

 

Depuis que le silence
n’est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d’avouer
qu’elle ne nous conduit qu’au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut

 

Dans l’oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et Celle qu’on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l’horloge
et les deux battements du sang

 

Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le cœur se brise

 

 

Genève, avril 1983

 


*Source : Poème tiré de Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, 1982/1998, © éditions Zoé, 2022

Tous nos remerciements aux ayants droit de Nicolas Bouvier et aux éditions Zoé de nous avoir aimablement autorisé à reproduire ce poème.