Guillaume Apollinaire, Souvenir du Douanier, 1914 (23/50)

Mis en ligne le 30 octobre 2025

On doit à l’amitié de Guillaume Apollinaire pour le peintre Henri Rousseau et au surnom de « Douanier » popularisé par Alfred Jarry, alors que l’intéressé gagnait sa vie comme commis à l’octroi municipal de Paris, l’écriture par l’inventeur du surréalisme et des calligrammes de quatre poèmes évoquant la douane, pour le plus grand profit de la présente anthologie et de l’imaginaire de la Gabelle.

 

Souvenir du Douanier, 1914*

 

Un tout petit oiseau
Sur l’épaule d’un ange
Ils chantent la louange
Du gentil Rousseau

 

Les mouvements du monde
Les souvenirs s’en vont
Comme un bateau sur l’onde
Et les regrets au fond

 

Gentil Rousseau

Tu es cet ange

Et cet oiseau

De ta louange

 

Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble
Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent
Tu as raison elle est belle
Mais je n’ai pas le droit de l’aimer
Il faut que je reste ici
Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles
Il faudra que je te montre ça

 

La belle Américaine
Qui rend les hommes fous
Dans deux ou trois semaines
Partira pour Corfou

 

Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

 

Des plaies sur les jambes
Tu m’as montré ces trous sanglants
Quand nous prenions un quinquina
Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté
Un matin doux de verduresse

 

Les matelots l’attendent
Et fixent l’horizon
Où mi-corps hors de l’onde
Bayent tous les poissons

Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

 

Les tessons de ta voix que l’amour a brisée
Nègres mélodieux Et je t’avais grisée

 

La belle Américaine
Qui rend les hommes fous
Dans deux ou trois semaines
Partira pour Corfou

 

Tu traverses Paris à pied très lentement
La brise au voile mauve Êtes-vous là maman

 

Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

On dit qu’elle était belle
Près du Mississippi
Mais que la rend plus belle
La mode de Paris

Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

 

Il grava sur un banc près la porte Dauphine
Les deux noms adorés Clémence et Joséphine

 

Et deux rosiers grimpaient le long de son âme
Un merveilleux trio
Il sourit sur le Pavé des Gardes à la jument pisseuse
Il dirige un orchestre d’enfants
Mademoiselle Madeleine
Ah ! Mademoiselle Madeleine

 

Ah !
Il y a d’autres filles
Dans l’arrondissement
De douces de gentilles
Et qui n’ont pas d’amants

Je tourne vire
Phare affolé
Mon beau navire
S’en est allé

 


*Source : Les Soirées de Paris, n°23, 15 avril 1914.